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Full text of "Revue des deux mondes"

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Range 
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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 

L*  ANNÉE.  -  TROISIÈME  PÉRIODE 

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TOMB  IL.  *  1*'  JUILLET  1880.  i 

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^ABIS.  ~  ftapr.  /.  CLAYE.  -«  A.Quaxtxx  et  9,  ne  fttliit««ii«tft. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


L*  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOME    QUAEANTIÈME 


PARIS 

BUREAU   DB  LA  REYUE  DES  DEUX  MONDES 

KVI  BOlÂFÂtTIt  17 

1880 

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PRESERVATION  u'^'V 

REPLACEMENT  \3^0\'^ 

REVIEW  Sll'^U'^ 


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OAiJlMIK'MV 


LE 


MENSONGE   DE   SABINE 


PRBMIÈRB    PARTIR 


I. 

fc  ...  Quant  aux  avantages  que  pourrait  retirer  l'agriculture  d'un 
semblable  système...  » 

Une  quinte  de  toux  interrompit  Sabine.  Elle  voulut  reprendre  sa 
lecture.  L'acre  fumée  de  pipe  qui  lui  serrait  la  gorge  fit  monter  h 
ses  yeux  un  nuage  de  larmes  à  travers  lequel  elle  eut  peine  à 
distinguer  les  mots.  Elle  voulut  vaincre  ce  malaise  et  reprit  en  bal- 
butiant : 

«  ...  Quant  aux  avantages...  » 

—  Tu  rabâches!  grommela  M.  de  la  Rullière.  Tu  sais  que  j'ai 
cela  en  horreur.  Tu  le  fais  uniquement  pour  m'agacer.  Continue. 

La  voix  imperturbable  de  Sabine  reprit  sa  monotone  lectvre. 
Elle  ne  tarda  pas  à  être  interrompue  par  le  hurlement  d'un  chien. 
Il  s'était  tranquillement  endormi  devant  le  feu  dans  la  calme  béa- 
titude du  bien-être  et  rêvait  probablemenjt  d'un  monde  meilleur  où 
les  chiens  n'appartiennent  qu'à  des  maîtres  compatissans  et  tou- 
jours de  belle  humeur,  lorsqu'un  vigoureux  coup  de  pied  le  rap- 
pela aux  dures  réalités  de  l'existence.  D'un  bond  il  s*élança  à  l'autre 
bout  du  salon^  se  blottit  sous  un  meuble,  la  queue  entre  les  jambes, 
implorant  son  maître  d'un  regard  suppliant. 

—  Maudit  animal  I  gronda  M.  de  la  Rullière.  Dire  que  je  n'ai 
jamais  pu  lui  apprendre  à  dormir  sans  ronfler  I 

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9  BETini  'DES  UEUX  IBERfUEB* 

II  s'arma  de  sa  cravache,  qui  n'était  jamais  bien  loin  de  sa  main, 
et  se  disposa  à  punir  le  coupable  innocent. 

—  Pas  devant  moi,  mon  père  I  dit  Sabine. 

Elle  se  leva  et  alla  ouvrir  la  porte.  Le  pauvre  animal,  affolé  de 
terreur,  s'esquiva  lestement. 

La  porte  ouverte  livra  passage  à  «ne  bouffée  de  vent  d'automne. 
Il  pleuvait  à  verse  ce  soir-là,  les  rafales  fouettaient  les  vitres,  la 
bise  s'engouffrait  en  sifflant  dans  les  carrid(n*s  du  château  et  ren- 
voyait dans  le  salon  la  fumée,  qui  r ofmait  de  s'échapper  par  son 
Issue.  Ce  nuage  jaunâtre,  joint  à  l'odeur  nauséabonde  de  la  pipe 
que  fumait  M.  de  la  Rulliëre,  rendait  l'air  à  peu  près  irrespirable 
pour  une  femme.  Sabine  parut  ne  pas  s'en  apercevoir.  Elle  revint 
tranquillement  reprendre  sa  place  au  coin  du  foyer,  arrangea  soi- 
gneusement autour  d'elle  les  plis  de  sa  robe  de  soie,  lissa  les  ban- 
deaux de  ses  beaux  cheveux  noirs  et  reprit  la  lecture  de  la  Revue 
agricole  à  l'endroit  où  elle  avait  été  interrompue. 

M.  de  la  Rullière,  n'ayant  plus  sous  la  main  de  victime  sur  qui 
passer  sa  mauvaise  humeur,  s'en  prit  au  feu  et  se  mit  à  tisonner 
avec  rage.  Il  le  fit  si  bruyamment  que  Sabine  crut  pouvoir  profiter 
de  ce  vacarme  pour  se  donner  un  moment  de  répit. 

M.  de  la  Rullière  se  retourna  vivement  vers  elle,  la  figure  con- 
gestionnée par  l'ardeur  du  feu,  les  prunelles  injectées  de  sang. 

—  Qu'y  a-t-il  encore?  cria-t-il.  J'écoute,  va  toujours! 
Elle  regarda  la  pendule. 

—  Neuf  heures  I  Dans  une  heure  ou  à  peu  près,  il  dormira,  et  je 
serai  libre,  pensa-i-elle.  —  Et  elle  reprit  bravement  sa  lecture. 

De  temps  en  temps,  sans  s'arrôter,  elle  levait  les  yeux  par-dessus 
sa  brochure  pour  s'assurer  qu«  «on  père  ne  formait  pas  encore. 
Quand  elle  vit  sa  courte  pipe,  —  une  vraie  pipe  de  laboureur,  — 
s'échapper  de  ses  dr^igts,  sa  tête  pencher  en  avant,  et  son  menton 
se  perdre  dans  les  plis  de  ea  cravate,  elle  baissa  graduellement  la 
Toix.  Un  silence  trop  brusque  eût  risqué  de  le  réveiller. 

Puis  elle  se  tut,  et  les  lugubres  gémûssemens  du  vent  et  de  la 
pluie  troublèrent  seuls  le  silence.  Toutes  les  sondées  se  passaient 
de  même  au  cfaiteau  de  k  Rullière,  «t  cependant,  «grftce  à  cette 
heure  de  recueillement,.  la  seule  qu'elle  se  fiït  réservée  dans  toute 
la  journée,  Sabine  ne  B*y  trouvait  pas  malheureuae.  C'était  l'heure, 
en  effet,  où  elle  évt)quait  les  souvenirs  du  passé,  donnant  libre 
cours  à  son  imagination  qufi  lui  faisait  espérer  un  avenir  de  félicité, 
exhumant  un  à  un  tous  «es  rêves  d'amour  et  de  bonheur,  réjouissant 
et  illuminant  sa  vie  terne  et  monotone  &  la  lueur  de  ces  astres  de 
feu.  C'était  une  fenêitre  qu'elle  ouvrait  sur  le  ciel  constellé  d'é- 
toiles brillantes.  Puis,  quand  eile  s'apercevait  que  son  père  allait  se 


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LE  MENSONGE  DE  SABINE.  7 

réveiller,  elle  refermait  cette  feûêetre  mystérifflise^  refoulait  tout  au 
fond  de  son  cœur  les.  apparitions  radieuses  qu'elle  avait  évoquées, 
priait  doucement  congé  de  ses  rèvea  cliéris  comme  une  mère  se 
sépare  à  regret  de  l'enfant  qui  va  s'enàormiK,  et  rentrait  dans  l'ob- 
scurité  de  sa  vde  réelle. 

Elle  reprenait  sa  lecture  tout  doucement^  à  demi-voiit.  Et  M.  de 
la  RuUiëre,  trouvant  que  la  phrase  qu'il  entendait  à  son  réveil  s'en- 
chaînait admirablement  avec  celle  qni  l'avait  accompagné  au  pays 
des  songes,  demeurait  persuadé  qa'il  n'avait  jamais  dormi.  H  eût 
regardé  comme  une  faibdiesse  incUgne  de  lui  de  céder  k  la  fatigue 
d'une  journée  de  courses  à  travers  champs^  Douze  heures  de  marche 
dans  les  terres  labourées,  une  nuit  passée  à  la  belle  étoile  pour 
surprendre  un  braeonnier,  une  chevauchée  de  trente  kilomètres  à 
jeun,  rien  ne  pouvait  excuser  à  ses  yeux  la  lâcheté  qa'il  aurait 
trouvée  à  s'avouer  fatigué.  Aussi  Sabine,  qui  connaissait  bien  toutes 
ses  faiblesses»  et  s'en  servait  au  besoin,  ne  lui  laissait-elle  jamais 
soupçonner  qu'elte  eû4  surpris  le  secret  de  cette  sieste  qu'il  faisait 
chaque  soir  au  coin  de  son  feu.  C'eût  été  s'enlever  inévitablement 
cette  heure  de  liberté  et  de  calme,  luxe  rare  pour  elle.. 

Sabine  n'était  pae  rêveuse  de  sa  nature.  D'ailleurs  eUe>  avait 
atteint  un  âge  oà^  le  cœur  féminin,  s'il  n'aipas  rencontré  lai  satis*- 
faction  de  ses  plus  légitimes  aspirations,  ne  peut  plus  gui^re  s'a- 
bandonner aux  rêverie»  9ans^  échouer  sur  Técifteil  des  sentimenta- 
lités, dernier  refuge  de9  ingénues^à  cheveux  gris.  Ekle  avait  trente 
ane;  elle  ne  s'était  pas  mariée,  mais  n'avait  jamais  senti  un  seul 
coin  vide  dans  son  cœur  ou  dans  sa  vie^  Il  n'y  avait  en  elle  rien  de 
superficiel,  tous  ses  a^chenens- étaient  profonds^  ses  convictions 
inébranlables^  Bile  avait  horreur  du  vague,  du  creux^  et  se  défiait 
de  tout  sentiment  qiui  ne  peut  pas  dairement  se  définir.. Mais- elle 
avait  surtout  horreur  du  meneoQge  sou»  toutes  ses  formes  et  se 
révoltait  contre  teut^  ce  qui  lui  paraissait  faux  ou  factice.  Sévère 
pour  elle-même,  elle  se  croyait  en  droit  de  l'être  aussi  envers  ka 
autres,  mais  il  n'était  pas  faute  qu'elle  ne  consenttt  à  oublier  en 
face  d'un  sinoère'  aveu.  La  duplicité  seule  la  trouvaii  infWxiblB.  Et 
cependant  elle  avait  dû  passer  sa  vie  à  taire  ses  sentimene.  les  plus 
profonds,  elle  qui  n'avait  jamais  pu  oampnendre  la  dissimulation. 
Elle  avait  si  bien  pris  l'habituée  de  se  dégainer  qu'un  diplomate 
lui  aurait  envié  le  cidme  apparent  avec  lequel  elle  remportait  ses 
victoires  ou  subissait  ses  défaites  dans  s»  lutte  joumaUère  avec  l'au- 
torité de  son  père.  BUe  nedémandait  pas  valon tiers  coaseilet  aimait 
assez  à  résoudre  par  son  seul  raisonnemeat  les  pfeblèmes- qu'eUe 
rencontrait  sur  sa  route.  Quand  elle  avait  formé  un  projet,  aucune 
difficulté  ne  pouvait  plus  l'arrêter,  elle  marchait  droit  au  but,  met- 


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s  EËYHS  DES   DEUX  MONDES. 

tant  en  action  tou^e  Tarmée  de  petits  moyens  qu'elle  avait  dispo- 
sée à  ravance  et  se  servant  hardiment  des  faiblesses  et  des  travers 
de  son  père  pour  lutter  contre  lui.  Mais  quand  elle  avait  remporté 
la  victoire,  elle  avait  la  générosité  de  n'en  rien  laisser  voir,  de 
sorte  que  son  père,  qu'elle  conduisait  à  force  d'opiniâtre  énergie, 
avait  l'illusion  de  se  croire  maître  absolu  chez  lui. 

C'était  un  caractère  très  viril  logé  Jans  un  cœur  féminin.  Bonne 
et  secourable  à  toutes  les  misères,  elle  ne  ménageait  pas  les  ré- 
primandes et  tançait  vertement  les  coupables*  M.  de  la  Rulliëre  lui- 
même  n'exprimait  pas  plus  énergiquement  son  mécontentement. 
Gomme  Sabine  savait  toujours  au  juste  ce  qu'elle  voulait  ou  ne  vou- 
lait pas,  elle  l'énonçait  carrément  avec  une  franchise  qui  choquait 
souvent  au  premier  abord.  Elle  aimait  à  dire  aux  gens  l'opinion 
qu'elle  avait  d'eux  et  ne  leur  ménageait  pas  les  dures  vérités. 
Avec  un  tel  caractère,  il  était  naturel  qu'elle  se  fît  estimer  plu- 
tôt qu'aimer.  On  la  servait  par  respect  plutôt  que  par  affection, 
mais  on  la  servait  bien,  et  elle  n'en  demandait  pas  davantage.  Et 
pmis,  comme  tous  les  ordres  qu'elle  donnait  étaient  dictés  par  le 
bon  sens  et  la  logique,  on  lui  obéissait  plus  volontiers  qu'à  son 
père,  dont  les  exigences  extrêmes  et  contradictoires  ne  prenaient 
une  forme  raisonnable  qu'en  passant  par  la  bouche  de  Sabine.  Il 
avait  fini  par  le  reconnaître  tacitement,  de  sorte  qu'à  la  longue 
Sabine  était  devenue  la  véritable  autorité  du  château.  M.  de  la  Rul- 
lière  eût  jeté  feu  et  flamme  si  on  se  fût  avisé  de  lui  dire  que  cha- 
cun de  ses  actes  était  contrôlé  par  sa  ûlle.  Fort  heureusement  pour 
Sabine,  il  ne  se  trouvait  là  personne  pour  le  lui  faire  observer.  Les 
emportemens  mêmes  de  son  père  lui  fournissaient  une  arme  contre 
lui,  car  elle  restait  invariablement  maîtiesse  d'elle-même  en  face  de 
ses  colères,  et  l'expérience  a  cent  fois  démontré  qu'entre  deux  per- 
sonnes d'avis  différent,  celle  qui  s'emporte  finit  toujours  par  avoir 
tort,  quand  bien  même  elle  aurait  eu  raison  au  début  de  la  dis- 
cussion. 

Or  M.  de  la  Rullière  était  toujours  en  colère.  C'était  son  état 
normal,  son  tempérament.  Il  ne  cherchait  pas  plus  à  vaincre  cette 
infirmité  qu'il  ne  songeait  à  changer  la  couleur  de  ses  yeux.  Depuis 
qu'il  avait  atteint  l'âge  de  raison,  il  n'avait  certainement  pas  fait 
un  seul  effort  pour  remédier  à  cette  humeur  violente.  Bien  entendu, 
elle  n'avaii  fait  que  croître  et  enlaidir  avec  les  années.  Ses  traits 
eux-mêmes  en  portaient  l'empreinte. 

C'était  un  rude  vieillard,  solidement  charpenté,  haut  de  taille, 
le  nez  crochu,  les  cheveux  gris  de  fer  et  coupés  ras,  la  moustache 
hérissée,  les  sourciU  en  broussaille.  A  force  de  les  rapprocher,  ils 
avaient  fini  par  se  rejoindre.  On  sentait  que  l'ossature  de  son  crâne 


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LE  MENSONGE   DE   SABINE.  f 

carré  devait  être  dure  comme  le  silex.  Il  était  universelIemeRt 
délesté  à  dix  lieues  à  la  ronde;  les  petits  enfans  du  village  ne  man- 
quaient pas  de  se  sauver  du  plus  loin  qu*ils  l'apercevaient. 

Fils  d'un  père  frivole  et  léger  qui  s'était  aux  trois  quarts  ruiné 
le  plus  galamment  du  monde,  il  avait  retourné  le  proverbe.  FHs 
avare  devait  succéder  à  ce  père  prodigue.  Quand  la  mort  eut  glacé 
cette  élégante  main  de  gentilhomme  entre  les  doigts  de  laquelle 
l'or  s'écoulait  comme  de  l'eau,  il  saisit  dans  sa  poigne  d'acier  les 
débris  du  patrimoine  paternel,  bien  décidé  à  se  reconstituer  une 
fortune.  Seulement,  ce  qu'il  ambitionnait  de  posséder  n'était  pas  de 
l'argent,  mais  de  la  terre.  H  voulait  être  riche,  non  pour  jouir,  étant 
plus  simple  dans  ses  goûts  que  le  dernier  de  ses  paysans  et  dînant 
d'un  morceau  de  pain  bis  arrosé  d'un  verre  de  piquette,  non  pour 
capitaliser,  il  se  méfiait  de  toute  spéculation,  mais  uniquement 
pour  arrondir  son  domaine.  Il  aimait  la  terre  comme  un  paysan  de 
race.  II  ne  connaissait  pas  de  bonheur  supérieur  à  celui  d'acquérir 
à  vil  prix  un  bout  de  champ,  un  coin  de  prairie.  S'il  lui  fallait  pour 
cela  profiter  de  la  détresse  de  quelque  pauvre  hère,  qu'il  envoyait 
mourir  de  faim  ailleurs,  ou  déloger  quelque  malheureux  fermier  inca- 
pable de  payer  ses  arrérages,  il  n'y  regardait  guère.  Les  jours  où 
il  avait  pu  accomplir  une  belle  expédition  de  ce  genre,  il  se  sen- 
tait aussi  heureux  que  Titus  au  soir  d'une  bonne  action.  Ce  n'était 
pas  non  plus  l'ambition  qui  le  poussait,  c'était  simplement  cette  con- 
voitise de  )a  terre,  cette  soif  de  la  sentir  à  soi,  analogue  à  celle 
qui  pousse  l'avare  à  empiler  les  pièces  d'or.  Il  se  souciait  peu  de 
l'opinion  publique.  Avoir  de  l'influence  dans  9on  pays,  compter  pour 
quelqu'un  ou  quelque  chose  lui  importait  peu.  Un  jour  on  lui  sug- 
géra ridée  de  se  porter  candidat  à  la  députation.  Il  refusa  net.  A 
quoi  cela  lui  servirait-il  7  11  irait  à  Paris  discuter  les  intérêts  des 
autres,  et  pendant  ce  temps  qui  surveillerait  les  siens?  Qui  aurait 
l'œil  ouvert  sur  toutes  les  occasions  d'acquérir  un  lopin  de  terre  ? 
Qui  suivrait  sans  relâche  toutes  les  phases  de  ses  interminables 
procès?  Qui  surveillerait  ses  pressoirs,  ses  greniers  à  foin,  et  pèse- 
rait la  laine  de  ses  tnoutons  ?  —  Dans  ce  temps-là,  il  n'avait  pas 
encore  fait  de  Sabine  son  factotum  et  n'avait  pas  la  moindre  con- 
fiance dans  le  régisseur  qu'il  lui  avait  fallu  s'adjoindre. 

Avec  un  semblable  caractère,  il  pouvait  difficilement  se  faire 
aimer;  aussi  n'y  songea-t-il  jamais,  pas  plus  qu'à  aimer  lui-même. 
Il  avait  bien  le  temps  vraiment!  Il  se  maria  tard,  ayant  très  long- 
temps reculé  devant  la  dépense  et  l'embarras  que  lui  occasionne^ 
rait  la  présence  d'une  femme  à  la  Rullière.  Dn  jour  pourtant  il 
s'était  dit  qu'il  lui  fjiudrait  un  fils  pour  l'aider  dans  sa  rude 
besogne  quand  il  se  ferait  vieux,  un  Albin  de  la  Rullière  qui  l«i 


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10  MmSE  DBS  MUX  VONDIS. 

succéderait  et"qu'il  élèverait  k  sa  guise  pour  en  faire  de  son  vitant 
une  sorte  d'intendant.  La  iProvîdence  ne  poarait  manquer  de  ise 
conformer  à  ses  projet^ettui  eny^rait  certainemient  ce  fils  dont  la 
mère  ne  lui  apparaissait  que  comme  un  aocessoire  malheureuse- 
ment  indispensable,  un  inévitable  désagrément.  Quand^  après  a\w 
bien  pesé  le  pour  elle  contre,  il  fut  décidé  à  ^  donner  un  héritier, 
il  annonça  son  intention  de  m  marier.  Il  n'eut  que  l'embarras  du 
choix.  Depuis  vingt  ans,  il  était  le  point  de  mire  de  toutes  les  mères 
du  département.  On  le  sarvait  très  riche,  rangé  à  Texcès,  n'ayant 
de  sa  vie  commis  l'ombre  d'une  peccadille,  et  l'on  n'hésitait  pas  à 
prédire  que  le  mariage  adoucirait  son  humeur  farouche.  Loi,  après 
avoir  dûment  constaté  que  le  voisinage  n'offrait  aucun  domaine 
qu'il  fût  possible  ou  avantageux  d'annexer  au  sien,  se  décida  en 
faveur  de  la  plus  forte  dot.  Ce  fut  le  seul  mobile  qui  détermina  son 
choix. 

Mais  il  se  trouva  précisément  que  celle  qui  portait  celte  grosse 
dot  dans  le  creux  de  sa  petite  main  était  une  <^hansiante  jeune  fille 
de  dix-huit  ans,  —  il  en  avait  quarante,  —  blonde  comme  l'aurore, 
fraîche  et  rose  comme  elle,  avec  des  yeux  pâles  où  les  larmes  et  le 
sourire  se  confondaient,  nature  douce  et  sans  énergie,  cœur  de  cire 
où  chaque  émotion  creusait  une  empreinte  douloureuse  et  pro- 
fonde. Cn  tel  caractère  devait  inévitablement  i&'anéantir  sous  la 
pression  de  ce  joug  de  fer.  Albin  de  la  RuUière  crut  bien  s'aperce- 
voir qu'elle  était  un  peu  trop  jeune  et  trop  jolie  pour  lui  ;  il  hésita 
un  moment,  puis  se  rassura  en  se  disant  qu'elle  était  après  tout 
très  docile.  Il  se  ferait  <>béir  ;  le  reste  l'inquiétait  peu.  11  sut  dès  le 
premier  jour  lai  inspirer  une  terreur  telle  que  la  pauvre  enfant  ne 
se  permit  même  jamais  d'avoir  une  opinion  différente  de  la  sienne. 
Elle  se  replia  sur  elle-même,  dévorant  en  sileace  des  larmes  qu'il  lui 
reprochait  comme  un  crime,  s' enfermant  dans  une  sorte  de  mutisme 
désespéré,  continuant  à  végéter  d'une  vie  purement  physique  dans 
l'ombre  grise  de  ce  grand  château  et  la  monotonie  de  celte  exis- 
tence de  gentilhomme  campagnard  où  l'on  ne  conn&issait  d'autre 
plaisir  que  quelques  bruyantes  réunions  de  chasseurs  dont  elle  était 
invariablenaent  exclue,  fille  pleura  beaucoup  à  la  naissance  de  sa 
fille  Sabine,  parce  que  M.  de  h,  Rullière  ne  lui  dissimula  p«s  son 
mécontentement.  11  la  rendit  responsable  de  cette  déception  et  ne 
lui  ménagea  pas  les  reproches.  Mais  ce  fut  bien  pis  encore  lors- 
qu'après  quatorze  années  de  stériles  remets  et  tfanrères  répri- 
mandes, un  second  petit  être  vint  frapper  à  la  porte  de  cette  vie 
qui  avait  paru  si  peu  enviable  k  la  pauvre  mère. 

Quand  on  lui  annonça  qu'elle  avait  donné  le  jour  à  une  fille,  elle 
sentit  qu'elle  n*avait  plus  m  larmes  à  répandre,  ni  force  pour  &tq>- 


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LE  MEmONGE  B£  SâBMEé  1{ 

porter  cette  nouvelle  déception.  Elle  comprit  qu'elle  mourait,  et  il 
ne  lui  resta  plos  qu'un  regret  :  ccâuî  de  ne  pouvoir  emporter  avec 
eUe  dftus  Tautre  monde  cette  petite  eréature  que  son  p^  avait 
accueillie  dans  oeluiM^î  par  une  malédiction.  Qui  donc  la  d^endrait, 
la  pret^erait  eontre  sa  malveîMancef  se  demandart-eUe  dans  les 
denrière»  terreurs  de  l'agonie. 

Sd[)tne,  qui^  avait  alors  quatorze  ans',  ne  détachait  pas  son  regard 
du  visage  déjà  déeomposé  de  la^  mourante.  Ses^ grands  yeux  noirs 
semblaient  lire  toute  sa  pensée.  Sd>ine  n*étaît  ni  caressante  ni 
expansive;  Elle  ressemblait  trop  à  son  père  ;  mais,  s*ii  s'exprimait 
mal,  le^  cœur  de-  Sabine  n'en  était  qtte  plus  profond.  €e  qui  lui 
man€[uait  peut-ètrei  de  tendresse  se  compensait  en  énergie.  Elle 
n'avait  jamais  prodigué  les  caresses  à  sa  mère;  mais  à  ce  suprême 
moment  elle  se  pencha  vers  eHe  et,  entourant  de  ses  deux  bras  ht 
frêle  créature  qui  reposait  sur  son  seîff  : 

—  Soyez  sans  inquiétude,  mantan,  dlt-elIe.  Son  bonlteur  me  sera 
toujours  pîus  cher  que  le  mieu;  je  vous  le  prometsr. 

Car  édarr  de  tendresse  et  de  reconnaissance  illumina  le  visage  de 
la  mourante  ;  puis  elle  ferma  k  tout  jamais  ses  pauvres  yeur  qui 
avaient  tant  pleuré. 

A  dater  de  ce  jour,  Sabine  n'eut  plus  qu'un  souci,  une  préoccu- 
pation, sa  petite  sœur. 

Bne  vieiHe  fiMe  du  voisinagp,  M"*  Florimonde  des  AlTaîs,  voulut 
être  marraine  de  la  petite  orpheline.  Elfe  connaissait  parhitiafment 
les  angoisses  qui  avaient  assombri  la  triste  vie  qpri  venait  de  s'é- 
tdndre,  et  prévoyant  pour  sa  filleule  une  non  moins  triste  enfance, 
elle  offrit  cbu-itafolement  de  se  charger  d'elle.  M.  de  ht  Rulïïëre 
accepta  avec  empressement.  Ge  fut  alors  que  Sabine,  d'enfant 
qu'elle  était,  se  fit  brusquement  femme.  O^ant  puur  la  première 
fois  résister  en  face  à  son  père,  elle  déclara  hardiment  qu'elle  ne 
consentirait  jamais  à  confier  sa  petite  sœur  à  qui  que  ce  fttt,  se 
réservant  tout  le  soin  de  son  édipcation  et  prenant  sur  elle  toutes 
les  responsabilités  de  cette  tâche. 

M^**  Florimonde  n'insista  pasr,  comprenant  que  cette  enfant  serait 
le  but  et  rîntérôt  de  la  jeunesse  dé  Sabine»  dont  le  cœur,  sans 
cette  affection,  risquait  peut-être  de  se  dessécher  dans  cette  atmo- 
sphère de  contrainte  et  d'égoïsme. 

,  Quant  à  M.  de  la  Rulliëre,  il  r^arda  sa  filie  avec  une  stupéfac- 
tion telle  qu'il  en  perditlittéralement  la  parofë.  Sabine  compritbie  n 
qu'elle  avait  commis^  quelque  chose  d^e  monstrueux;  mais  elfe  n'en 
fut  nullement  décontenancée  et  conserva  un  tef  aplomb  que  H .  de 
la  Runière  sentit  que,  pour  la  première  fins  de.  sa  vie,  S  all'aic  ren- 
contrer de  l'opposition  sousr  son  propre  toit. 


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12  B£YU£  DEB  DEUX  MONDES. 

Comprenant  tout  le  poids  de  la  responsabilité  qu'elle  avait  assu- 
mée, Sabine  n'eut  pour  ainsi  dii*e  pas  de  jeunesse.  Dans  le  morne 
silence  de  la  Rullière,  entre  les  emportemens  de  brutale  colère  de 
son  père,  alternant  avec  des  accès  de  farouche  bouderie,  et  la  lente 
agonie  morale, de  sa  mère,  elle  avait  mûri  de  bonne  heure.  Tout 
son  respect  pour  sa  mère  n'avait  pu  l'aveugler  sur  ses  torts  :  aux 
yeux  de  l'énergique  Sabine,  sa  soumission  passive  en  était  un.  Elle 
avait  beaucoup  réfléchi.  Ce  n'était  pas  une  nature  d'élan  ou  d'im- 
pulsion. Quand  le  moment  d'agir  fut  venu,  elle  se  trouva  prête. 
Elle  résolut  de  ne  pas  être  comptée  pour  rien  dans  la  maison 
comme  l'avait  été  sa  mère.  Elle  se  dit  que  le  seul  moyen  d'établir 
son  autorité  était  de  se  rendre  nécessaire,  indispensable  même. 

Il  se  trouva  que  le  ciel,  en  refusant  à  M.  de  la  Rullière  le  fils  sur 
lequel  il  avait  si  bien  compté,  semblait  avoir  voulu  le  dédommager 
de  cette  déception  en  douant  sa  fille  aînée  de  toutes  les  aptitudes 
qu'il  s'était  flatté  de  rencontrer  chez  un  fils.  De  son  vivant,  M '*'  de 
la  Rullière  s'était  chargée  de  l'instruction  de  Sabine  et  n'avait 
jamais  trouvé  en  elle  qu'une  élève  des  plus  médiocres.  L'esprit 
de  l'enfant  restait  rebelle  à  toutes  ces  instructions  de  l'éducation 
féminine  qui  étaient  précisément  celles  que  sa  mère  s'efforçait  de 
lui  inculquer.  Quand  elle  se  vit  livrée  à  elle-même,  —  M.  de  la  Rul- 
lière estimant  que  les  femmes  en  savent  toujours  trop  et  n'ayant 
jamais  songé  à  faire  compléter  son  éducation,  —  Sabine  s'instruisit 
à  sa  façon,  n'approfondissant  que  les  choses  pour  lesquelles  elle  se 
sentait  une  aptitude  réelle.  Il  en  résulta  l'instruction  la  plus  inso- 
lite pour  une  femme.  À  force  de  feuilleter  les  livres  de  son  père, 
qui  tous  traitaient  invariablement  d'agriculture,  de  droit  rural  et 
autres  questions  analogues,  à  force  d'interroger  à  droite  et  à  gauche 
les  fermiers  et  les  paysans ,  elle  finit  par  ne  plus  ignorer  grand'- 
chose  en  fait  d'administration  rurale.  Joignant  à  cette  instruction 
une  lucidité  d'esprit  merveilleuse  et  cetie  calme  possession  d'elle- 
môme  que  n'avait  jamais  eue  son  père,  elle  finit  par  être  beaucoup 
plus  au  courant  que  lui  de  tous  les  détails  du  domaine. 

Elle  le  surprit  fort  en  venant  un  jour  lui  offrir  de  tenir  ses  écri- 
tures. Il  crut  d'abord  qu'elle  se  moquait  de  lui  et  faillit  s'empor- 
ter. Puis  il  se  ravisa.  Tout  récemment  il  avait  remarqué  la  netteté 
prodigieuse  avec  laquelle  elle  avait  exposé  à  un  de  leurs  voisins 
toutes  les  phases  d'un  procès.  Et  puis  la  résistance  que  lui  oppo- 
sait souvent  Sabine,  l'énergie  avec  laquelle  elle  savait  lui  tenir 
tête,  lui  avaient  inspiré  une  certaine  estime  pour  sa  fille  aînée  :  le 
cœur  humain  est  ainsi  fait.  11  se  dit  donc  que,  puisque  le  sort  avait 
eu  l'impardonnable  taquinerie  de  lui  refuser  un  fils,  il  y  avait  peut- 
ôtre  quelque  chose  de  plaisant  dans  cette  idée  de  substituer  sa 


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LE  MENSONGE  DE  SABINE.  IS 

fille  aînée  à  ce  fils  qui  n'avait  jamais  voulu  naître.  Il  lui  sembla 
que  ce  serait  narguer  le  hasard.  Cette  idée  lui  plut,  et  il  accepta 
les  oi&es  de  service  de  Sabine.  Seulement,  comme  il  avait  surtout 
rêvé  un  fils  pour  faire  de  lui  une  sorte  d'intendant,  ce  fut  à  ce  poste 
d'honneur  qu'il  éleva  Sabine.  Elle  avait  seize  ans  quand  elle  com- 
mença de  se  livrer  à  ces  dures  et  prosaïques  occupations  qui  rem- 
placèrent pour  elle  les  heures  de  joyeuse  insouciance  de  la  jeunesse. 

Quant  à  sa  seconde  fille,  H.  de  la  Rullière  avait  presque  fini 
par  oublier  son  existence,  tant  Sabine  mettait  de  soins  à  soustraire 
l'enfant  aux  regards  de  son  père. 

Elle  grandissait  cependant.  Quand  elle  eut  sept  ans,  Sabine  fut 
prise  d'un  scrupule.  Se  rendant  parfaitement  compte  des  lacunes 
de  sa  propre  éducation,  elle  comprit  qu'elle  n'était  pas  en  état  de 
diriger  celle  de  sa  sœur.  D'ailleurs  elle  n'avait  que  bien  peu  de 
temps  à  lui  consacrer,  et  la  petite  fille,  toujours  reléguée  avec  les 
domestiques,  s'enfuyant  comme  un  coupable  dès  qu'elle  apercevait 
son  père,  sans  jouets,  sans  compagnie  d'enfans  de  son  âge,  aurait 
bien  eu  la  plus  triste  enfance  qui  se  pût  imagii^er,  si  elle  n'eût 
trouvé  cette  source  intarissable  d'amusemens  qu'ofire  la  campagne 
à  nos  premières  années. 

II. 

Elle  avait  grandi  au  milieu  des  poules  et  des  lapins  sans  prendre 
cette  apparence  de  robuste  santé  que  donne  l'air  des  champs. 
C'était  une  mignonne  créature  au  teint  transparent,  aux  cheveux 
d'un  blond  ardent  qui  se  répandaient  comme  un  flot  d'or  sur  ses 
épaules  délicates.  Elle  ressemblait  à  sa  mère,  mais  avec  une  plus 
grande  mobilité  d'expression  dans  les  contours  de  sa  bouche  rosée 
et  plus  de  profondeur  dans  le  regard  de  ses  grands  yeux  gris.  Sabine 
vit  bien  que  cette  enfant  n'avait  ni  son  indomptable  énergie  ni  sa 
santé  de  fer  et  ne  lui  ressemblait  en  rien.  Ce  ne  serait  jamais  une 
campagnarde  comme  elle,  et  elle  ne  tarda  pas  à  décider  que  la  plus 
grande  preuve  de  tendresse  qu'elle  pût  lui  donner  serait  de  l'éloi- 
gner au  plus  tôt  de  la  maison  paternelle. 

Un  soir,  pendant  que  M.  de  la  RuUiëre  humait  son  café  au  coin 
du  feu,  seul  moment  de  bien-être  qu'il  s'accordât  dans  toute  la 
journée,  Sabine  lui  dit  à  brûle-pourpoint  ;^^ 

—  Je  vais  partir  pour  Paris. 

Sérieusement,  M.  de  la  Rullière  crut  qu'elle  devenait  folle. 

—  Je  crois  même  que  j'emmènerai  la  petite  Flore  avec  moi,  con- 
tinua tranquillement  Sabine. 

M.  de  la  Rullière  vit  que  le  moment  de  s'emporter  était  arrivé. 


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14  lEirUS.  KS^  DBCXr  MOfOCfit 

SaiDÎne  laissa  pttssor  la  bouri:a9(|iflfi,  après  quoi  eUe  fit  une  seconde 
tasse  et  café  pour  resnplaoer  cette  cpM  M.  de  la  BuUîère  avait  ren- 
versée dans  sa  stupéActioiL 

—  Je  vois  fue  vatre  mémoire  est  moins  bonne  que  la  mienne» 
dltrelle  ensuite  airec  le  ploa^gmnâ  cahne. 

— Akl  çà,  eaaiiraa-tu  bientôl  fim  aivec  cette  mystification?  cela 
M.  delà  Rullière  exaspéiré. 

—  Mais  il  n'y  a  pas  la  moindœ  mystificaitien  de  ma  part.  Je  parle 
au  contraire  très  sérieu&emsnL  ¥ottS  avez  sans  doute  oublié  qu'au 
moment  de  la  mort  de  ma  pauvre  maman,  sa  sqnit,  ma  tante  d'Essé, 
a  offert  de  nous*  prendjie;  chez  elle  7 

—  Qh  I  s'fl  ne  s'agît  que^  de  cela,  sieaaa  Hr  de  la  RuUiëre»  je  te 
censeiUe  d'accepter  1  Tu  crois  bonAenient  qpie  jevaie  te  laisser  ppo- 
fitser  de  cette  invîÊatilim».  vieille  déjà  de  sept  années,  à  laquelle  je 
n'ai  pas  méane  daigné  répondre^  vu  ^'elle  était  cédigée  e»  termes 
d'une  compassion  doucereuse,  choisis  pour  ma  £aire  comprendre, 
—  ma  parole  d'honneur  t  —  que  l'oin  oborehait  à  délivrer  mes  deux» 
malheureuses  filles  du  despotisme  tyrannique  d'un  père  barbare.». 
Voilà  (pn  t'aoïtorise,  n'est^œ  pas»,  h  tflnd>er  comme  une  avalanche 
dans  les  bras  de  cette  Parisienne  et  à  mettre  ta  petite  sœur  sous  sa 
maternelle  protection?  Car  c'est  là  que  tu  voulais  en  venir,  je  sup- 
pose. Il  valait  donc  bien  mieux  accepter  tout  de  suite  la  proposi- 
tion de  cette  vieille  folle  de  Florimonde  ^t  ne  pas  te  rebiffer  comme 
un  jeune  coq  contce  cette  offre,  qui  était  au  nésumé  fort  sensée. 

—  L'invitation  de  M°^  (f  Essé  n'estvieiU&que  d'um  jnuc,  dit  Sabine 
tai^urs  calme..  J'ai  reçu  ce  malin  una  lettre  d'elle  en  réponse  à. 
cdlequejelui  avais  écrite. 

—  Ta  a^ats  osé  lui  écrire  sans  mon  antorisaHien?  cria  M.  de  la 
Rnlliëre.  Ah  l  par  exempte,  voilà,  qui  est  trop  fort  1 

—  W^""  d'£s8é  est  la  s«ur  de  ma  mèrev...dk;  Sabine.. 

^—  Parbleu  l  je  ne  le  saia  que  trop  I  etcfestprédsémùenit  une  des 
raisons  qui  font  que  tu  n'iras  pins  chez:  eUfo 
-<*  Et  elle  n'a  pas  d'enfans?.*.  continua  Sabme  sur  le  même  ton. 

—  Eh  bien^  fit  M.  de  la  Ratltëre  sans  coisprendre  ot  elle  vou* 
lait  en  venir. 

Sabine  hésita.^  IL  hn  répugnait  de  metMre^  en  a^ant  un  ombile 
d'intérêt  qui  n'avait  aucune  influence  sur  elle^  mais  qu'eafia  elle 
savait  être  tout-puissant  sur' son  père. 

—  Et  pas  d'héritiers  directs?.,  acheva^rdle  très  basr et  comme 
à  regret. 

Ml.  de  la  BulKëre  s'arrêta^  firappé  d'une  idée  neuv)dle*  Dans  son 
ressentiment  contre  M*"*  d'Essé,  dont  l'interventina  lui  avait  paru 
blessante,  il  n'amt  jamais  vu  eaeUe  qu'une  alBéa  de.  sa  femme, 


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s'euftendant  mec  elle  pour  le  (firvstarer  dans  ses  etpértnces^et  bctirer 
son  autorité.  Voilà  que  teiit  d'un  toup  Sabine  déooawâit  <en  «efle 
une  tante  à  héritage  I 

iOn  sourire  tde  Mlisfaction,  qui  i^sseinUastii  s*y  méprendre  à  «ne 
grimaœ,  détendit  les  lèvres  minces  de  iL  de  k  Aullière. 

—  9raT0,  ma  iliel  dit-îl  en  saluant  ironiquement  Sabine*  A  mer- 
iieiliel  le  te  lus  bies  mes  compliment,  tu  es  encore  pkis  habile 
'que  je  ne  le  croyais.  Âfa  I  SaUiie  I  quel  dommage  que  tu  ne  sois 
qu'une  femme!  J'ai  idée  que,  situafais  été  ungarçoa,  à  nous  deux 
nous  aurions  faiit  de  ^andes  choses.  )iMis  aurions  fini  par  acheter 
tout  le  département.  Tu  partiras,  ma  fille,  tu  partiras  I  Et  tette 
lt"*d'E86é,  quelle  fortnne  peut-elle  avoir  T 

Mis  en  belle  humeur  par  la  perspective  d'un  riche  héritage,  qui 
lui  passerait  certainement  par  les  mams,  car  il  se  considérait 
comme  immortel  ou  peu  s'en  âullait,  M.  de  la  ihiUiëre  se  'pemiil 
en  spéculations.  Puis  il  daigna  doener  à  Sabine  des  ccttseils  sur  ia 
manière  dont  devait  s'efieotuer  son  voj^e;  il  négligea  même  4e 
trouver  exagérée  la  somme  qu'elle  réclama  de  lui. 

Sabine  partit  donc  pour  Paris  seule  avec  sa  petite  sœur  et  une 
vieille  servante.  L'idée  ne  vint  pas  à  M.  de  la  fiultiëre  qu'il  serait 
peut-être  plus  convenable  d'accompagner  ses  fi>14es,  et  Sabine  «e 
gar4a  Uen  de  la  lui  suggérer. 

Sabine  avat<t  alors  vingt  ans,  iElle  était  daos  tout  l'éclat  de  sa 
fraîche  et  robuste  beauté.  Droite  >ceinme  im  peuplier,  perlant  hMt 
son  front  csuronné  d'«p«flens  cheveux  noirs,  aspirant  largement 
l'air  et  la  vie,  elle  «mi  dans  toute  sa  personne  une  allure  de  santé 
et  de  verdeur  qui  Aâsait  ^nger  à  la  campagne  et  i  l'air  libre.  C'é- 
tait une  belle  fleur  des  champs,  same  et  colorée,  qui  contrastait 
fortement  mvec  l'apparence  déÛcate  et  poétique  de  sa  pethe  soonr. 
Cette  jeune  plaate  forte  et  pleine  de  sève  avait  tfuekfue  chose  ée 
rassurant*  On  sentait  4]u'elle>était  parfaitement  en  état  de  protéger 
et  tle  soutenir  la  feêie  existence  t[ui  demandait  son  appui  et  ses 
soins.  Les  grands  yeax  noirs  ide  Sabine  brillaient  d'un  feu  contemi  ; 
son  regaid  plein  de  xésolution  et  d'énergie  la  faisait  parattre  p^hfs 
âgée  que  ses  vingt  ans,  ^et  quand  le  sourire  n'entr'ouvrait  p«3  sie^ 
lèvres  rouges  comme  la  grenade  enâeur  pour  késser  voir  ses  denvs 
Jouissantes,  i'espression  en  ^tait  trop  sévère  pour  une  bouche 
fiéminine. 

Elle  arrivait  à  Paris  wec  toute  f  ingénuité  de  son  ignorance  ^ 
provinciale.  Tout  était  nouveau  pour  elle,  tout  devait  l'iatéresser. 
Mais,  oomme  elle  savait  an  jusUe  ce  qu'elle  voulait  y  frire,  eHe  tte 
se  laissa  pas  un  mement  distraire  du  bat  ^  1^  avait  amenée. 
£Ue  ressemiflaît  à  son  père  en  ce  qu'elle  calculait  amsi  bien  t|ut3 


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16  RETUE  DE3  DEUX  MONDES. 

lui,  mais  elle  différait  essentiellement  de  lui,  en  ce  que  le  but  de 
ses  calculs  n'était  jamais  l'intérêt  personnel. 

Elle  s'était  dit  que  M*"*  d'Essé  serait  peut-être  disposée  à  s'at^ 
tacher  à  la  petite  orpheline.  A  Paris,  Flore  trouverait  tous  les  avan- 
tages d'éducation  qu'elle  ne  pourrait  jamais  lui  procurer  à  la  Rul- 
liëre.  Elle  se  savait  ignorante,  elle  sentait  qu'elle  n'avait  pas  eu  de 
jeunesse  :  elle  rêvait  d'en  faire  une  heureuse  et  gaie  à  son  enfant 
et  de  la  yoir  instruite  de  toutes  ces  choses  qu'on  ne  lui  avait  jamais 
enseignées.  Mais  avant  de  se  séparer  de  sa  fille  d'adoption,  avant  de 
la  confier  à  d'autres  mains,  elle  voulait  s'assurer  par  elle-même 
qu'elle  agissait  pour  son  plus  grand  bien.  Elle  avait  donc  résolu  de 
ne  pas  laisser  soupçonner  ses  projets  &  sa  tante  avant  de  la  con- 
naître parfaitement* 

M"*  d'Essé  était  une  aimable  veuve,  ayant  doublé  le  cap  de  la 
cinquantaine,  aussi  sémillante,  aussi  pétillante  d'esprit  et  d'entrain 
que  sa  sœur  avait  été  pâle,  triste  et  effacée.  N'ayant  jamais  eu  d' en- 
fans,  elle  avait  eu  peu  de  soucis;  aucune  ride  n'avait  tracé  son 
sillon  sur  son  aimable  figure  rose,  replète,  toujours  souriante, 
encadrée  d'un  essaim  follet  de  petites  boucles  grises  dans  lesquelles 
se  nichait  toujours,  sous  prétexte  de  bonnet,  quelque  touffe  de  vio- 
lettes ou  de  boutons  de  roses.  C'était  l'obligeance  et  le  bon  vouloir 
en  perscmne.  Aucun  concert  de  charité,  aucUn  bal  de  bienfaisance 
ne  se  donnait  sans  son  concours.  Elle  était  présidente  de  l'œuvre 
des  berceaux,  secrétaire  de  l'œuvre  Sainte-Anne,  conseillère  d'une 
infinité  d'autres  œuvres.  C'était  une  femme  de  grande  dévotion,  de 
charité  inépuisable,  mais  d'abord  et  avant  tout  c'était  une  femme 
du  monde.  Quand  il  s'agissait  de  porter  secours  à  ses  pauvres,  elle 
ne  reculait  devant  aucune  des  rebutantes  laideurs  de  la  misère,  mais 
ridée  de  passer  une  soirée  en  tôte-à-tête  avec  elle-même  la  rendait 
malheureuse  une  semaine  à  l'avance.  N'étant  pas  très  exclusive 
dans  son  choix  et  ne  rayant  de  la  liste  de  ses  invités  que  ceux  qui 
auraient  risqué  de  faire  fuir  les  autres,  elle  avait  su  se  composer 
un  des  plus  agréables  salons  de  Paris.  Ce  salon  était  son  enfant, 
son  orgueil,  son  pain  quotidien,  et  tout  le  monde  s'accordait  pour 
convenir  qu'il  était  impossible  de  rencontrer  maltresse  de  maison 
plus  aimable  et  plus  accomplie. 

Elle  accueillit  à  bras  ouverts  les  deux  orphelines  et  essuya  une 
larme  très  sincère  en  embrassant  la  petite  Flore,  qui  lui  rappelait  tant 
sa  pauvre  sœur,  disait-elle.  Comme  elle  allait  être  heureuse  de  gâter 
cette  chère  mignonne,  qui  paraissait  si  délicate  et  n'avait  jamais 
eu  de  mère  pour  la  câliner  1..  Quel  plaisir  elle  aurait  à  la  mener 
avec  elle  au  conseil  de  l'œuvre  Sainte-Anne  I  Comme  toutes  ces  dames 
allaient  la  choyer!  Chère  petite,  quelle  enfance  malheureuse  elle 


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L£  MENSONGE   DE  SABINE.  17 

avait  dû  avoir  I  Aussi  ne  s'étonoait-elle  pas  de  la  voir  si  pâle  et  si 
diaphane.  Elle  avait  dû  être  privée  de  tout,  comme  sa  pauvre  mère, 
queTavarice  et  la  brutalité  de  son  mari  avaient  réduite  à  la  dernière 
extrénité. 

M""*  d'Essé  ne  s'aperçut  pas  que  son  imagination  romanesque 
l'entraînait  beaucoup  trop  loin.  Sa  surprise  fut  grande  quand  Sabine, 
qui  l'avait  jusque-là  écoutée  en  silence,  lui  dit  froidement  : 

—  Yoiis  vous  trompez,  ma  tante.  Maman  n'a  jamais  eu  aucune 
privation  matérielle  à  endurer,  pas  plus  que  moi.  —  Et  elle  se 
redressa  fièremeat. 

)Ini«  (i'£ssé  la  regarda  avec  stupéfaction.  Cette  grande  fille, 
fraîche  et  colorée  pomme  un  bouquet  sauvage,  avec  sa  toilette  de 
postulante  et  sa  brusquerie  de  provinciale,  lui  faisait  sentir  au  pre- 
mier mot  qu'elle,  femme  du  monde,  avait  manqué  de  tact.  Il  y 
avait  là  quelque  chose  d'humiliant  pour  elle,  mais  il  se  mêla  un 
autre  sentiment  à  l'attention  avec  laquelle  elle  examina  cette  nièce 
qui  ressemblait  si  peu  à  l'image  qu'elle  s'^n  était  faite  à  distance. 
Elle  se  dit  que  cette  franchise  d'allure,  cette  rondeur,  cette  netteté 
avec  laquelle  Sabine  exprimait  ses  opinions  était  peut-être  quelque 
chose  de  nouveau  et  de  très  original.  Elle  remarqua  la  manière 
tout  à  fait  naïve  dont  était  tordue  la  sombre  natte  de  cheveux  de 
Sabine,  la  dignité  cérémonieuse  de  ses  révérences,  qui  la  faisaient 
ressembler  à  une  jeune  grand* mère,  et  se  promit  de  bien  se  garder 
de  tiansformer  sa  provinciale  en  Parisienne.  Il  y  avait  là  un  élé- 
ment nouveau,  plein  de  fraîcheur,  à  introduire  dans  son  salon, 
quelque  chose  comme  une  bouiïée  d'air  des  champs  qu'elle  allait 
conserver  précieusement  pour  en  faire  savourer  Tarome  petit  à 
petit  à  ses  habitués.  Elle  leur  servirait  les  boutades  et  les  naïvetés 
de  Sabine  pour  varier  leurs  distractions,  comme  elle  leur  offrait  de 
temps  en  temps  le  ténor  en  vogue  ou  le  rossignol  à  deux  têtes. 

Sabine  avait  trop  peu  d'expérience  du  monde,  elle  en  ignorait 
trop  les  usages  pour  s'apercevoir  tout  d'abord  du  rôle  qu'on  lui  fai- 
sait jouer.  Elle  se  sentait  mal  assurée  sur  ce  terrain  nouveau  et  s'y 
conduisait  au  hasard,  comme  un  voyageur  égaré  dans  un  pays  dont 
il  ne  connaît  ni  le  langage  ni  les  mœurs.  A  chaque  pas,  elle  se  heur- 
tait contre  une  difficulté  et  se  rendait  coupable  d'un  manque  d'u- 
sage qui  faisait  sourire  parce  qu'elle  était  jeune  et  belle,  ou  lançait 
quelque  naïveté  de  pensionnaire  qui  était  applaudie  comme  une 
chose  originale  et  charmante.  Mais,  comme  elle  n'était  pas  venue  à 
Paris  pour  s'y  amuser,  encore  moins  pour  amuser  les  autres,  elle 
ne  tarda  pas  à  trouver  que  tout  cela  était  bien  vide,  bien  super- 
ficiel. Sous  cette  surface  de  banalités  flatteuses  elle  entrevit  des 
pièges  et  àm  écueils  dont  elle  n'avait  jamais  soupçonné  l'existence. 
xon  XL.  —  1880.  S 


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18  «EVra  DBS  BEn  MONBIS. 

Son  incorruptible  bon  «ens  lui  fit  trouver  qudqae  chose  d'humi- 
liant dans  la  cuiîosité  dont  elle  était  Tobjet. 

Elle  n'était  pas  depuis  quinie  jours  chez  M"*  d'Essé  lorsqu'elle 
fut  prise  de  remords  d'y  être  venue.  Elle  sentit  que  le  but  de  sa 
visite  était  manqué.  Jamais  elle  ne  consentirait  à  lui  confier  sa 
petite  Flore.  M""*  d'Esse,  ayant  la  réputation  méritée  d'être  une  ma- 
rieuse de  première  force,  avait  toujours  sous  la  main  un  essaim  de 
jeanes  filles;  Sabine  se  dit  que  plutôt  que  de  voir  «a  sœur  ressem- 
bler à  l'une  de  ces  poupées  qui  papillonnaient  autoinr  de  sa  tante, 
elle  aimerait  mieux  encore  la  renfermer  toute  sa  vie  à  la  Rulliëre. 
Elle  avait  des  pruderies  de  provinciale,  s'étonnait  et  se  scandali- 
sait de  choses  que  ne  remarque  môme  pas  une  jeune  fille  élevée 
dans  les  salons.  Toutes  les  femmes  qui  l'entouraienit  lui  semblaient 
coquettes,  légères,  maniérées.  Elle  avait  voulu  sa  petite  Flore  in- 
struite, capable  de  briller  dans  un  salon,  sachant  au  besoio  danser 
un  quadrille,  chose  qui  lui  paraissait  plus  compliquée  que  l'un  des 
inextricables  procès  de  M.  de  la  Rnllière.  Mais  faire  de  cette  enfant 
si  innocente,  si  douce,  une  de  ces  jeunes  ^lesoutrageusenoent  dé- 
colletées qui  lui  paraissaient  ne  savoir  que  valser  et  chuchoter 
entre  elles  derrière  leur  éventail,  platôt  la  voir  devenir  une  cam- 
pagnarde comme  elle,  plutôt  la  ramener  au  plus  vite  à  la  fiul- 
Uère. 

Elle  en  était  arrivée  à  peu  près  à  cette  résolution,  mais  voulait 
cependant  être  bien  sûre  de  ne  pas  se  tromper,  de  ne  pas  se  mé- 
nager de  regreits  pour  l'aiirenir.  H""*  d'Essé^  enchantée  de  l'animation 
que  la  présence  de  ses  nièces  apportait  dans  son  intérieur  et  sur- 
tout des  prétextes  de  coinrses  et  de  sorties  qu'elles  lui  fournissaient, 
laisait  tous  ses  eflbrts  pour  les  retenir.  Sabine  était  bien  trop  pru- 
dente pour  s'enchaîner  par  aucune  promesse  et  n'avait  surtout 
jamais  pronouoé  un  mot  qui  eût  pu  révéler  à  sa  tante  les  espé- 
rances qu'elle  avait  conçues  pour  Flore.  Ce  inonde  dans  lequel  elle 
vivait  l'efi'rayait^i^mais  elle  voulait  le  coniiattFe  un  peu  plus  à  fond 
avant  de  le  quitter  pour  toujours*  M*^  d'Essé  lui  en  fournissait  am- 
plement les  occasions,  la  menant  partout  avec  elle,  au  théâtre 
comme  il  Téglise,  au  bal  comme  dans  les  réunions  de  charité. 

Un  soir,  la^société  réunie  dans  le  salcsi  de  M'^  d'Essé  étant  peu 
nombrense,  une  conversation  générale  s'établit,  lu  nombre  des 
habitués  se  trouvait  l'auteur  d'une  pièce  nouvelle  dont  tout  Paris 
s'occupait  en  ce  moment.  Giacun  avait  donné  son  avis,  prodigué 
les  éloges,  hasardé  quelques-^unes  de  ces  critiques  bénévoles  des- 
tinées d'avance  à  être  victorieusement  réfutées  :  de  celles  que  l'on  se 
permet  en  présence  de  Tauteiir  dans  un  salon  de  bonne  compa- 
gnie. 


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LB  MBHftONCm  DM  SABINfi*.  i» 

La  conveorsatbD  commençait  à  languir^  M"'  d'Essé  était  à  bout 
de  iressoupces  et  ne  savait  plus  comment  la  rmimer,  lorsqu'elle 
avisa  dans  un  coin  Sabine,  qui  n'avait  pas  encore  ptrononcé  une 
pavote^ 

— Il  nous^  manque  une  opiabn  sur  la  pièee  de  M*.  ***r  dit-eUe. 
Ma  niëce  ne  naos  apa&  donné  la  sienne. 

—  BabI  est-K^e  que  l'opinion  d'une  provinciale  coaune  moi  a  une 
valeur  quiconque?  <fit  ue  peu  brusquemeut  Sabine. 

—  G'esf  k  no»  de  ju^Be  si^le  en  a;  au  a'ea  a  pas,  mademoiselle» 
dit  l'auteur. 

—  Et  c'est  mon  opmiQn  bien  fxaoabB  et  bien  sincère  q«e  voia& 
voulez?  demanda  Sabine. 

—  Votre  sincérité  na  saurait  6tne  que  très  flatteuse  pour  moi, 
même  si  vouavoas  mcmtreK  sévère^  dii  gnacieusement  Fauteorr  ^i 
s'attendait  bien  àqpielqua  coup  de  boutoiff. 

—  Eb  Uen!  monsieur,,  dit  Sabiae  en  lie  regardant  bien  ea  face, 
je  trouve  que  vous  dever  avoir  UM  bien:  méprisante  opinion  de^ 
noua  tom,  hommea  et  fammea,  pour  noua  fcffcer  à  rester  pendant 
deux  heures  en  compagnie  des  ignobles  personmgee  que  vous  noua 
présentez,  et  je  trouve  que  nous  avons  à  rougir  de  nousHOiémes, 
noua toaa qui  af^laudissona  Ides  sîtuatio&s  qui  nous  couvrirsdent 
de  honte  dans  la  vie  réelle.  Teatenda  dire  que  la  société  est  cor- 
rompue. A.  qui  la  Suite,  mtfisceur,.  si  ce  n'est  à  vous  et  à  vos  sem- 
blables? 

—  Sabiae  I  ta  t'emperteal  dit  dâaœireusement  tt^^'^d'Essé,  qui 
commençait  à  trouver  qu'elle  avaît  eu  tort  de  placer  sa  nièce  sur  le 
terrain  des  peisoQBaIiités..Mais  quand  Sabine  était  lancée,  elle  subis- 
sait dîffiGÎlemenft  un  frein  quelconque  t  ella  tenait  cela  de  son 
père. 

—  Je  trouve,,  contmaa-t-elle  de  sa  vois  que  l'kidigaation  ren- 
dait cauque,  je  trovve  qu'il  est  impossible  de  rester  sain  de  corps 
et  d'esprit  en  respirand  un  air  empesté,,  je  trouve  que^  si  vous  vou- 
lea  nous  babitnefr  à  entendre  sans  rougir  des  choses  imm<mdes 
comme  celles  qu'il  m.'a  liaUa  écouter  depuis  que  je  suis  ici«  vous. 
n*avez  pas  ledroH  de  noua  demander  de  rester  honnêtes  et  pures. 
Autant  ériger  que  nous  pataugions  dans  la  boue  sans  nous  salir. 

H"^  d'Esse  eheixha  à  rire. 

—  le  sais  qoe  voua  excuserez  ma  petite  sauvage,,  dît-elle  à  l'aa- 
teor. 

Il  sourit  avec  indulgence. 

—  Il  vous  reste  heureusement  à  a|i|ffendre,msdemaisdie,  ditril, 
quTaucuBe  de  ses  soënes  qui  vous  ont  si  profondémem  scandalisées 
n'est  de  mon  invention,  et  que  ma  pièce  est  jusque  dans  ses  plus 


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20  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

légers  détails  une  fidèle  reproduction  de  ce  qui  se  rencontre  dans 
la  vie  réelle.  Ces  choses  qui  vous  révoltent  arrivent,  hélas  I  chaque 
jour  dans  le  monde. 

—  Alors  ce  que  vous  appelez  le  monde  est  une  triste  et  repous- 
sante chose,  et  je  préfère  grandement  à  la  société  qui  s'y  rencontre 
celle  de  mes  poules  et  de  mes  vaches.  Je  crois  que  j'irai  la  retrouver 
le  plus  vite  possible. 

H'"''  d'Essé,  comprenant  qu'il  était  inutile  d'enrayer  la  boutade 
de  sa  nièce,  changea  habilement  la  conversation,  se  promettant  bien 
d'être  plus  prudente  à  l'avenir.  On  s'occupa  d'autre  chose.  La 
pauvre  Sabine,  qui  ne  se  sentait  pas  de  la  plus  belle  humeur,  resta 
seule  dans  son  coin. 

Cette  conversation  fut  la  dernière  goutte  qui  fit  déborder  la 
coupe  déjà  pleine  de  ses  hésitations  et  de  ses  doutes  et  la  fit  pen- 
cher du  côté  d'une  énergique  résolution.  Sabine  décida  qu'elle  par- 
tirait le  lendemain  même  de  Paris,  emmenant  au  plus  vite  sa  petite 
sœur,  qui  ne  devait  pas  grandir  dans  cette  atmosphère  de  corruption. 

—  Et  vous  aurez  parfaitement  raison  I  dit  à  son  oreille  une  voix 
qui  paraissait  répondre  à  sa  pensée. 

Elle  se  retourna  vivement  et  rougit  jusqu'à  la  racine  des  che- 
veux. De  tous  les  hommes  qu'on  lui  avait  présentés  en  les  recom- 
mandant à  son  estime  ou  à  sa  bienveillance,  un  seul  avait  su  lui 
inspirer  plus  d'intérêt  que  les  autres.  S'était-il  fait  remarquer  d'elle 
par  sa  réserve  pleine  de  dignité  ou  par  la  rareté  de  ses  paroles,  dont 
chacune  était  frappée  au  coin  de  la  raison  et  de  la  sincérité?  Tou- 
jours est-il  que  Roger  de  Bargemont  était  la  seule  personne  qu'elle 
eût  voulu  ne  pas  quitter  en  quittant  Paris.  M*"®  d'Essé  le  citait  volon- 
tiers comme  un  jeune  homme  plein  d'avenir,  destiné  à  fournir  une 
grande  carrière. 

A  la  vérité,  il  était  sorti  brillamment  de  l'École  polytechnique  ; 
mais  Sabine  n'avait  jamais  entendu  dire  qu'il  eût  fait  rien  de  pro- 
digieux ou  dit  aucun  de  ces  bons  mots  qui  courent  les  salons,  et  ne 
l'en  estimait  que  davantage.  A  ses  yeux,  qui  ne  s'étaient  pas  laissé 
éblouir  par  tant  de  séduisantes  apparences,  la  réserve  de  Roger  de 
Bargemont  cachait  une  valeur  réelle.  C'était,  de  plus,  un  fort  beau 
garçon,  grand  et  bien  bâti,  et  Sabine  éiiait  d'une  nature  trop  saine 
et  trop  primitive  pour  ne  pas  admirer  inconsciemment  ce  genre  de 
beauté  mâle  et  fière.  Elle  s'était  dit  depuis  longtemps  que  Roger 
lui  plaisait,  mais  ne  s'était  jamais  demandé  où  pouri*ait  la  mener 
cette  sympathie.  Sabine,  qui  ne  rougissait  d'aucun  de  ses  sentimens, 
s'avouait  bien  franchement  celui-là. 

Elle  fut  profondément  blessée  en  voyant  M.  de  Bargemont  approu- 
ver son  projet  de  départ. 


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LE  MENSONGE  DE  SABINE.  21 

—  Pourquoi  trouvez-vous  que  je  ferai  si  bien  de  quitter  Parjs? 
dit-elle  avec  un  peu  d'aigreur. 

Il  vit  qu'elle  était  piquée  et  la  regarda  avec  un  malicieux  sou- 
rire : 

—  Mais  vous  l'avez  dit  vous-même.  Nous  sommes  une  réunion 
d'êtres  corrompus  et  pestiférés,  un  bôtel-Dieu,  un  lazaret,  que 
sais^je?  Le  seul  moyen  d'échapper  à  la  contagion  est,  paralt-il,  de 
nous  fuir  au  plus  vite  pour  aller  se  retremper  dans  un  air  plus  pur. 
Quant  à  nous,  pauvres  incurables,  nous  n'avons  rien  à  faire  qu'à 
croupir  dans  le  bourbier  de  nos  dépravations  et  de  nos  vices  sans 
pouvoir  môme  espérer  qu'une  âme  charitable  nous  tende  la  main 
pour  nous  aider  à  en  sortir. 

Sabine  le  regarda  bien  en  face. 

—  \ou8  vous  moquez  de  moi,  n'est-ce  pas?  Vous  me  trouvez 
intolérante,  exagérée,  peu  charitable?  Eh  bien,  je  suis  persuadée 
que  dans  le  fond  de  votre  cœur  vous  êtes  tout  à  fait  de  mon  avis  et 
que  si  vous  aviez  comme  moi  la  responsabilité  d'élever  une  enfant, 
d'en  faire  une  femme  honnête  et  pure,  vous  seriez  éjpouvanté  comme 
je  le  suis  à  la  pensée  de  ce  qu'elle  pourrait  devenir,  élevée  dans  un 
milieu  où  elle  serait  exposée  à  entendre  de  si  étranges  choses. 

—  Ahl  permettez!  Oui,  certes  1  je  suis  de  votre  avis.  Si  respec- 
table,Isi  parfaite  que  soit  votre  excellente  tante,  elle  est  la  der- 
nière personne  à  qui  je  voudrais  confier  l'éducation  de  ma  petite 
sœur,  si  j'en  avais  une,  et  vous  avez  certes  pu  remarquer  que  dans 
cesaloi,  l'un  des  plus  agréables  de  Paris,  — je  ne  veux  pas  en  mé- 
dire, —  la  société  est  assez  mélangée.  Je  vous  avoue  que  j'ai  môme 
éprouvé  la  plus  profonde  compassion  pour  cette  pauvre  petite  ûlle, 
que  l'on  habille  trop  bien,  que  l'on  fait  veiller  trop  tard  et  autour 
de  laquelle  on  parle  de  tant  de  choses  que  fort  heureusement  elle 
ne^coro  prend  pas  encore. 

—  Donc,  vous  m'approuvez  de  vouloir  l'en  éloigner  au  plus  vite? 

—  Puisque  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  vous  aviez  parfai- 
tement raison. 

Sabine  changea  de  ton.  One  expression  de  tristesse  traversa  son 
regard. 

—  Allons  I  dit-elle  avec  un  soupir.  Je  m'étais  figurée,  je  ne  sais 
pourquoi,  que  j'avais  peut-être  en  vous  un  ami.  Je  vois  que  je  m'é- 
tais trompée.  J'emporterai  cette  dernière  désillusion  avec  toutes 
celles  dont  j'ai  fait  si  ample  provision  pendant  mon  séjour  ici. 
J'espérais  de  vous  un  conseil,  je  ne  reçois  que  des  railleries. 

Roger  devint  subitement  sérieux.  Il  s'était  amusé, /^lui  aussi,  des 
violences  de  Sabine;  mais,  quand  il  vit  qu'elle  était  vraiment  peinée, 
il  fut  pris  de  remords.  Gomme  presque  tous  les  hommes  éner- 


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22  RE-TIIE  Des  DEUX  MDIHIfiS. 

gîques  et  coiungeux,  E'  devenaît  [fimide  ea  f&ceda  chagrin  d'uae 
femme»  et  il  crut  dans  ce  moment  voir  briller  une  laime  dans  les 
yeu2  dtt  Sabine.  Lui  aussi,  loui  eir  riânl  de  ses  boutidea,  svaût  conçu 
une  très  sincère  estime  pour  cette  nature  franche  et  honnête.  Il  fut 
désolé  de  l*avok  froissée;  i) s'assit  auprès  d'elle  sur  œ  caaapé  eu 
elie  avait  pris  place,  parce  que  Ml"''  d'Essé,  toujours  atÉentive  à 
ménager  des  coins  mystérieui,  propices  aox^  confidences,.  l'avait 
isolé^  derrière  un  paravent  de  verdure.  IL  changea  de  ton  et  de 
manière,  ^  la  regardant  avec  une  ezpressioQ  eu  Sabine,  peu  expé- 
rimestée  en  Ba«tière  de  sentiment,  crut  v(Hr  beaucoup  plus  de  tea- 
dresse  que  de  reg^t  de  L'avoir  offensée  : 

—  Vous  ne  vous  êtes  pas  trompée,  mademeisolle»  et  si  l'assu- 
rance d'avoir  trouvé  un  ami  peut  vous^dédommager  decpelquee-ones 
des  iilaàoafi  que  vous  aves  perdues,  je  suis  heuoeuz.  de  peuveir 
voos  la  donner^ 

Elle  eut  un  élan  de  sutrpriae  jeyeuse. 

—  Â.la  boone  heurel  s'ëcriai-t-ella.  V^coEfim  votre  amitié  et  j'y 
compte. 

Elle  hii  tendit  baen  franchement  la  main,  sa  bdle  main:,  un  peu 
brune,  un  peu  grande,  mais  aux  doigta  biea  modelés,  et  serra  la 
sienfie  en  bon  camarade.. 

Roger  se  aeiâit  rassucé  pac  cette  étreinte  sans  façoq^;  hkôs  tout^ 
au  food  de  son  espdlil  se  demanda  si  ce  manque  absolu  d&coquetr 
terie  n'afvaitpas  ses  dangers  tout  comme  Fexcès  oonlraire. 

—  Et  maintenant,^  reprit  Sabinev  j'ai  le  droit,  of  est-ce  pas,  de 
vous  demander  ua conseil?  Rëfléchiases^  bien  avant  de  me  le  don- 
ner, car  je  vous  préviens  que  c'est  la  premiire  fois,  de  na  vie  qae 
pareille  chose  m' arrive.  Jusqfu'id  je  me  suis  toujours  dirigée  d'après 
mes  propres  lumiëces  et  ne  m'ea  suis  pas^  repentie;  mais  )e  ma 
trouve  sur  un  terrain  nouveau,  j'ai  peur  de  faire  Causse  route  et  je 
serai  heureuse  de  pouvoir  rejeter  sur  quelque ua  la  responsabilité 
de  la  décision  qua  je  vaia  pveadre.  te  vais  vous  parler  franchement. 
J'avais  amené  ma  petite  sœur  ici,  dans  l'espoir  que  ma  tante  s'at^ 
tachersàt  ài  elle  el  se  chargerait  de  asa  éducadîoa.  YenS'  reconnais- 
sez comme  moi  les  inconvéniens  de  ce  plan.  Que  me  conseHle^ 
vous?  J'habite  seule  «rec  mon  père  un  château  perdu  aa  aûlieu 
des  ealturesi,  sans  auciisbe  ressource  de  société  ou  d'éducation.  Nos 
seuls  visiteurs  sonit  les  compagnons  de  cbasse^  de  mou  père,  mea 
seules  anûos  deux  vieiàlee  filles  oubliées  pac  k  siècle  dernier.  Dois-ja 
ramener  mon  enfant  d'adoption  dans  ce  désert,  lui  dnnner  une 
éducatioa  incomplète  comme  celle  qM  j'ai  reçae,  l'élever  dans 
l'igoorance  de  toutes  les  dièses  du  monde  et  de  la  viaf 

-*-  Dieu,  vous  &i  préserve  l  ne  put  s'empêcher  de  sf  écrier  Roger. 


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HE  MENSOWE  DE  SAISINE.  23 

Sabine  sourit. 

—  EUe  risquerait  tie  âerenir  une  seeondte  écUtion  de  moi-méeae, 
n'est-ce  p^^  une  espèce  de  sauvageon  rade,  gauche,  indécrcrt;- 
table?  <)ue  voulez-fious  !  ce  n'est  pas  de  ma  faute.  J'avais  quatorze 
ans  quand  ma  mère  est  inorle.  Depuis  Iqto  personne  De  s'est  plus 
occupé  de  moi,  et  il  m'a  laUu,  au  contraire,  m'o  couper  de  mille 
choses  peu  féminines.  U  m'a  fallu  surtout  veilla  ayec  soin,  afin 
d'étiAlir  et  de  conserver  mon  autorilé  sur  ma  petite  s  œur  pour  avoir 
le  droit  de  l'éJever  comme  bon  me  semblerait.  Maintenant  que  j'ai . 
cette  autorité  et  ce  droit,  je  ne  sais  plias  qu'en  faire. 

—  Écoutez,  dit  Roger,  si  je  me  suis  récrié  si  Tivement  contre 
votre  projet  d'ensevelir  TOtre  sœur  au  fond  d'une  solitude  absolue 
comme  celle  où  s'est  écoulée  votre  première  jeunesse,  ce  n'est  pas 
une  pensée  peu  latteuse  pour  vous  qui  m'a  guidé.  Dieu  fesse  que 
beaucoup  de  jeunes  fiUes  conservent  votre  rectitude  de  jugement, 
votre  sainte  horreur  du  mal  et  du  mensonge  sous  toutes  leurs 
formes  !  Mais, croyez-moi,  une  trop  grande  susceptibilité  morale  peut 
avoir  aussi  dés  dangers.  U  est  bon  qu'une  femme  s'habitue  à  ne 
pas  trop  se  scandaliser  de  choses  qu'elle  doit  rencontrer  chaque 
jour  sur  sa  route;  il  est  indispensable  à  mon  avis  pour  tout  être 
hmrvain  destiné  à  vivre  en  cwnpagnie  de  ses  semblables  de  subir 
de  bonne  heure  le  contact  des  opinions  et  dea  caractères  drfierens 
du  sien.  Savez-vous  ce  que  je  ferais  si  j'étais  à  votre  place?  Je 
mettrais  ma  petite  isoeur  dans  «n*  de  ces  couvens  de  Paris  qui  ne 
ressemblent  pas  plus  aux  couvens  d'autrefois  que  la  manière  de 
voyager  d'aujourd'hui  ne  ressemble  à  celle  d'alors,  et... 

U  s'interrompit. 
£Ue  acheva  pour  lui  : 

—  £t  je  retournerais  dans  ma  solitude. 

—  Je  n'ai  pas  vouhi  dire  cela. 

—  Ayez  au  moins  la  franchise  de  votre  opinion*  Mefrci  du  bon 
conseil,  je  Faccepte  sans  rancune. 

Mais,  quand  il  s'agit  de  le  mettre  en  pratique,  Sabine  ne  se  trouva 
plus  le  caurage  d'en  exécuter  qu'une  partie.  La  petite  Flore  fot 
installée  au  couvent,  M.  de  la  Ruttiëre  n'^ayant  pas  mis  d'autre 
opposition  à  ce  projet  que  le  chiffre  élevé  de  la  somme  que  Sabine 
réclamait  de  lui.  L'enfant  s'y  habitua  sans  peine,  s'y  trouva  même 
très  heureuse,  beaucoup  plus  qu'à  la  RuUiëre  ou  chez  M*"'  d^Essé, 
mais  Sabîaie  ne  parlait  plus  de  retourner  cheK  son  père. 

III. 

Chaque  jour  elle  trouvât  un  prétexte  nouveau  pour  «excuser  ce 
retard  à  «ses  {uropreB  yeux.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  elle  se 


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2k  aEYUB  DES   DEUX  MONDES* 

surprenait  en  duplicité  vis-àrvis  d'elle-même.  Il  lui  était  arrivé  une 
chose  qu'elle  n'avait  jamais  prévue  dans  ses  calculs.  Dans  sa  vie 
prosaïque  où  le  rêve  n'avait  pas  trouvé  place,  elle  n'avait  jamais 
songé  à  interroger  son  cœur  pour  savoir  s'il  renfermait  une  faculté 
latente,  qui  se  développerait  un  jour  om  l'autre.  La  maladie  de 
r idéal  n'avait  pas  effleuré  son  imagination,  le  besoin  d'aimer  et 
d'être  aimée  n'avait  pas  encore  tourmenté  son  âme  peu  expansive. 
La  grande  activité  de  son  existence,  la  nature  positive  et  absor- 
bante de  ses  occupations  l'avaient  tenue  naturellement  éloignée  de 
toute  idée  d'amour  et  de  mariage.  D'ailleurs,  à  la  Rullière,  elle  n'a- 
vait jamais  rencontré  personne  qui  pût  l'y  faire  songer.  A  Paris,  tout 
était  changé.  L'absence  de  ses  occupations  habituelles  la  forçait 
au  désœuvrement,  et  son  esprit  ne  pouvait  éviter  de  suivre  le  cou- 
rant habituel  des  conversations  qu'elle  entendait. 

Presque  avant  de  savoir  ce  que  c'était  qu'aimer,  elle  aima  de 
toute  l'ardeur  de  sa  forte  nature,  sans  réticences,  sans  calculs. 
Son  affection,  qui  avait  commencé  par  l'estime  et  l'admiration,  ne 
connut  pas  de  bornes;  elle  ne  prit  même  pas  beaucoup  de  peine 
pour  la  dissimuler  et  garda  mal  son  secret.  Roger  n'avait  jamais 
pensé  à  l'aimer  quand  il  s'aperçut  du  sentiment  qu'il  lui  inspirait. 
Il  en  fut  d'abord  presque  effrayé.  Certes,  il  estimait  Sabine,  il  la 
respectait,  il  avait  pour  elle  une  sincère  et  franche  amitié  de  frère 
ou  de  camarade.  Elle  était  belle,  intelligente,  dévouée,  il  aurait 
aimé  l'avoir  pour  sœur  et  pour  amie,  il  lui  aurait  confié  sans  hési- 
ter l'honneur  de  son  nom,  mais  il  n'avait  jamais  songé  à  lui  deman- 
der le  bonheur  de  sa  vie.  Il  ne  se  fit  pas  un  instant  l'illusion  de 
croire  que  ce  qu'il  éprouvait  pour  elle  fût  de  l'amour.  Il  échan- 
geait avec  elle  de  bonnes  poignées  de  mains,  sans  jamais  songer  à 
retenir  dans  la  sienne  cette  main  fraîche  et  ferme  qui  répondait  si 
cordialement  à  son  étreinte,  il  soutenait  la  fixité  de  son  regard  sacns 
éprouver  le  moindre  trouble. 

Roger,  dans  ses  rêves  de  jeune  homme,  s'était  plu  souvent  à 
tracer  le  portrait  idéal  de  celle  qui  devait  être  sa  femme,  la  moitié 
de  son  être.  Il  l'avait  rêvée  pleine  de  poésie,  douce,  timide,  un  peu 
faible.  Ce  serait  un  être  délicat  auquel  serait  indispensable  la  pro- 
tection de  sa  force,  elle  serait  le  sourire  de  son  foyer,  le  parfum  de 
sa  maison.  Il  ne  trouvait  rien  de  cet  enivrement  chez  Sabine.  S'il 
se  liait  à  elle,  un  besoin  de  sa  uature  demeurerait  à  jamais  inas- 
souvi. Elle  pouvait  devenir  la  compagne  de  sa  vie  et  n'en  serait 
jamais  le  roman.  Il  y  avait  en  elle  une  verdeur  qui  l'agaçait, 
quelque  chose  d'âpre  et  d'inculte  qui  froissait  son  goût  d'homme  du 
monde.  Quand  il  causait  avec  elle,  il  lui  prenait  des  envies  subites 
de  grincer  des  dents,  comme  s'il  eût  mordu  dans  une  pomme  acide. 
Sa  beauté  même,  incontestable,  lui  paraissait  trop  austère.  C'était 

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us  MENSONGE  DE  SABINE.  25 

celle  de  la  vertu,  mais  il  lui  cherchait  vainement  les  charmes 
dont  il  eût  voulu  la  voir  parée.  Il  aurait  souhaité  cette  beauté 
moins  régulière,  mais  plus  séduisante. 

II  ne  put  cependant  rester  insensible  à  l'amour  qu'il  savait  lui 
inspirer.  Il  en  fut  touché  et  surtout  flatté.  Il  ne  feignit  jamais  une 
tendresse  qu'il  n'éprouvait  pas,  mais  il  manqua  de  courage  pour 
repousser  ce  cœur  qui  se  donnait  si  naïvement  à  lui.  Sabine  avait 
une  de  ces  natures  généreuses  qui  trouvent  plus  de  bonheur  à  don- 
ner qu'à  recevoir.  Plus  heureuse  d'aimer  que  d'être  aimée,  elle  ne 
s'aperçut  pas  que  le  sentiment  de  Roger  pour  elle  n'était  fait  que 
de  compassion  et  d'amour-propre  flatté.  Elle  fut  parfaitement  satis- 
faite de  la  bienveillance  qu'il  lui  témoignait,  et  ne  tarda  pas  à  se 
persuader  qu'elle  était  aimée. 

M"*  d'Essé  avait  bien  trop  d'expérience  matrimoniale  pour  ne  pas 
s'apercevoir  du  roman  qui  s'ébauchait  dans  son  salon.  Elle  voulut 
même  se  donner  le  mérite  de  l'avoir  préparé  longtemps  à  l'avance 
et  mit  tous  ses  soins  à  ménager  aux  deux  jeunes  gens  les  occasions 
de  se  rencontrer.  Elle  finit  par  trouver  que  la  situation  se  prolongeait 
un  peu,  et  comme  elle  était  trop  fine  pour  ne  pas  comprendre  que 
les  hésitations  venaient  de  la  part  de  Roger,  elle  lui  parla  ouverte- 
ment. 

Il  ne  lui  dissimula  pas  les  craintes  qui  le  retenaient.  M"'  d'Essé 
les  calma  et  sut  si  bien  s'y  prendre,  qu'elle  lui  persuada  même  que 
l'estime  et  la  très  calme  afiection  que  lui  inspirait  sa  nièce  offraient 
plus  de  chances  de  bonheur  que  ces  engouemens  passionnés  qui  ne 
peuvent  pas  se  maintenir  dans  leur  effervescence  première  et  finis- 
sent inévitablement  par  dégénérer  en  indifférence?,  quelquefois  en 
d^oût.  Et  puis  Roger  se  dit  que  peut-être  l'avenir  lui  réservait  ces 
extases  qu'il  rêvait  et  ne  trouvait  pas  dans  le  présent.  Sabine  était 
jeune,  sa  nature  sévère  et  positive  pouvait  changer  sous  l'influence 
du  bonheur  et  de  l'amour,  comme  le  fruit  acide  peu:  devenir  meil- 
leur et  succulent  à  la  chaleur  du  soleil.  —  Qui  sait  si  elle  n'était 
pas  destinée  à  réaliser  un  jour  le  rêve  qui  lui  avait  fait  désirer  do 
rencontrer  dans  le  mariage  tous  les  enivremens  d'un  amour  où  son 
imagination  aurait  autant  de  part  que  son  cœur  et  sa  raison  7  II  se 
laissa  persuader  et  demanda  la  main  de  Sabine. 

Elle  accepta  avec  une  joie  mélangée  de  reconnaissance  touchante 
le  bonheur  qui  s'offrait  à  elle.  Elle  eut  un  mouvement  d'humilité 
naïve  qui  contrasta  singulièrement  avec  sa  rudesse  habituelle. 
Boger  se  félicita  sincèrement  d'avoir  fait  taire  ses  hésitations,  et 
comme  il  avait  un  cœur  tout  aussi  généreux  que  celui  de  Sabine, 
si  elle  9e  trouva  plus  heureuse  d'aimer  que  d'être  aimée,  lui,  se  féli- 
cita plus  du  bonheur  qu'il  donnait  que  de  celui  qu'il  eût  pu  rece- 


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26  RE^OB  DES   DEUX  MONDES. 

voir*  Et  puis  ce  bonheur  donnait  à  la  beauté  de  Sabine  quelque 
chose  d*ému  et  d'attsndiTi  qui  lui  prétait  précisément  le  charme 
dont  elle  avait  manqué  jusqu'alors.  Bref,  ils  eurent  quelques  jours 
de  boHheur  parfait. 

Sabine,  dont  lapremièrepensée  n'était  jamais  égoïste,,  s'était  dit 
que  ce  mariage  serait  une  bonne  chose  pour  Flore..  Elle  manque^ 
rait  bien  un  peu  à  son  père,  mais  il  se  consolerait  très  facilement 
surtout  s'il  avait  la  bonne  chance  de  rencontrer  un  régisseur  intel- 
ligent pour  la  remplacer. 

Naturellement  IML  delà  Rullière  s'emporta. en  recevant  la  lettre 
cérémonieuse  ddns<  laquelle  M"""  d^Ëssé  lui  transmettait  la  demande 
de  son  protégé.  Hais  comme  il  n'avait  personne  sur  qui  passer  sa 
colère,  elle  dura  peu.  Parmi  les  renseignemens  qu'on  lui  donnait 
sur  son  futur  gendre^  il  en  était  un  qui  entr'ouvrit  à  son  esprit  des 
horizons  nouveaux.  M.,  de  Bargemont  était  orphelin,  il  avait  vingt- 
quatre  an&;  sa  foDtune administrée  par  un  tuteur  devait  s'être  con- 
sidérablement augmentée  pendant  sa  longue  minorité.  A  vingt-cinq 
ans,  il  devait  entrer  en  pessessîoa  de  cette  fortune;  naturellement 
il  y  aurait  des  placamens  à  faire^  naturellement  il  conâulierait  son 
beau-père,  et  il  y  aurait  peutrétre  moyen  de  lui  faire  acheter  des 
terres  dans  le  voisinage,  M.  de  la  Rullière  se  chargerait  de  les 
administrer.  D'avance  il  se  frottait  les  mains  de  sajUâfactiou.  De  la 
même  plume  qu'il  avait  trempée  dans  l'encrier  pour  tracer  un  refus 
catégorique,  il  écrivit  donc  une  lettre  presque  polie  dans  laquelle 
il  annonçait  sa  prochaine  arriva  à  Paris. 

Il  regarda  à  peine  son  futur  gandre,  qu'il  se  souciait  fort  peu  de 
connaître,  et  aborda  inonédiatement  la  seule  question  qui  eût  de 
l'intérêt  pour  lui  :  celle  du  contrat. 

U  chicana  comme  un  Normand  sur  la  dot  de  Sabine  et  n'aurait 
jamais  songé  au  trousseau  si,  fort  heureusement  pour  sa  nièce, 
M*"*  df'Essé  ne  s'ea  fût  chargée.  Sabine,  vivait  dans  un  rêve,  son 
amour  l'avait  métamoi phosée,  chaque  nouvelle  émotion  la  rendait 
plus  femme,  plus  semblable  à  l'idéal  rêvé  par  Roger.  Tout  était  prêt 
pour  le  mariage;  le  contrat  rédigé,  on  n'attendait  plus  pour  le  signer 
que  l'arrivée  du  tuteur  de  Roger,  ou  du  moins,  celle  des  papiers»^ 
lorsqu'une  terrible  nouvelle  vint  foudroyer  tout;  cet  édifice  de  bon- 
heur. Le  tuteur  s'était  suicidé  laissant  ses  papiers  dans  un  désordre 
inextricable,  oil  l'on  ne  put  d'abof  d  constater  qu'une  chose  :  la 
disparition  complète  de  la  fortune  confiée  à  ses  aoins.  Sans  ombre 
d'hésitation,  M.  de  la  Rullière  retira  irinalant  son  consentement 
et  se  disposa  k  r^agner  au  plus  vite  ses  pénates  emmenant  Sckbine 
avec  lui.  Son  seul  regret  fut  pour  la  dépense  qu'avait  occasionnée 
tout  œ  déplacement.  Pour  se  consoler  un  peu^  il  fit  l'acquisition 

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XE  HEN90I96E  DE  SABINE.  27 

d'une  faucheuse  mécairiqae  qui  le  tecttaft  depiiis  longtemps  et  s'é- 
lomia  du  peu  d'intérêt  que  ISabme  prenait  à  oette  «nachâne.  Il  ne 
comprit  rien  à  la  douteur  de  sa  fille.  Qu'y  avait-il  de  changé  après 
tout?  Elle  ne  se  trouvait  pas  malheureuse  auparavant,  elle  repren- 
drait sa  vie  d'autrefois.  Toiià  lout. 

Roger,  en  homme  d'honneur,  s'était  hâté  de  dédarer  que  Sabme 
était  libre  de  taon*  engagement  envers  lui.  M™*  d'fesé  l'approuva. 
Sabineseule  ne  voulut  pas  entendre  parler  de  reprendre  cette  liberté. 
Elle  se  déclara  prête  à  épouser  Roger  quand  même,  à  partager  sa 
pauvreté,  à  travailler  avec  lui  s'il  le  fallait.  Il  refusa  avec  une  invin- 
cible obstination.  Sabine  n'y  vit  d'abord  qu'un  excès  de  délicatesse. 
Roger  eut  vite  pris  son  parti.  Au  fond,  la  luHte  avec  la  vie  n'effrayait 
pas  trop  ce  jeune  esprit  énergique  qui  «e  sentait  Ja  force  de  vaincre 
le  malheur.  II  résolut  de  partir  pour  l'Amérique.  11  mettrait  à  profit 
ses  brillantes  études  et  se  ferait  ingénieur.  Sabine  Faimait  si  ardem- 
ment qu'elle  crut  que  son  cœur  allait  se  briser  quand  il  lui  annonça 
ce  projet.  Elle  se  fit  toute  humble  et  toute  timide  pour  lui  ofifrir 
de  le  suivre.  Due  femme  ne  kii  serait-eille  pas  un  aide  plutôt  qu'un 
obstacle  dans  la  lutte  qu'il  allait  entreprendre?  Il  refusa  énergi- 
quement  son  dévoftment,  trop  ^ergîquoment  au  gré  de  la  pauvre 
Sabine,  qui,  pour  la  première  fois,  eut  un  cruel  soupçon  de  la  vé- 
rité et  se  demanda  avec  effroi  si  elle  était  aimée  autant  qu'elle 
aimait.  Elle  lui  jura  fidélité  quand  même  et  presque  malgré  lui. 
Bien  que  Roger  edt  absolument  refusé  de  la*  considérer  comme  liée 
à  lui  par  aucune  promesse,  bien  qu'il  f  eût  prévenue  qu'il  renonçait 
môme  au  bonheur  de  lui  écrire  et  qu'dle  n'aurait  de  ses  nouvelles 
que  s'il  rentrait  en  Trauce  après  être  parvenu  &  se  reconstituer 
une  fortune,  elle  refuf^a  de  reprendre  sa  liberté,  jura  qu'elle  lui 
resterait  fidèle  jusqu'à  la  miort  et  ne  porterait  jamais  d'autre  nom 
que  le  sien.  Il  la  savait  obstinée  dans  ses  affections  comme  dans 
ses  idées  et  comprit  qu'il  ne  pouvait  pas  compter  avec  elle,  comme 
il  l'aurait  fait  avec  une  autre  femme,  sfur  l'action  du  temps,  qui  use 
tout,  et  de  l'absence,  qui  finit  par  effacer  tant  de  choses.  Il  accepta 
malgré  lui  ces  prcmiesses  et  ces  sennons  d'un  amour  auquel  il 
répondait  mal  et  partit.  —  Il  y  avait  duc  ans  de  cela.  Depuis  lors 
Sabine  n'avait  plus  entendu  pronooDcer  son  nom.  M""«  d'Essé  était 
morte.  Flore  toujours  au  couvent. 

Tous  les  ans,  à  l'époque  des  vacances,  Sabine  allait  passer  quel- 
ques jours  auprès  d'elle  et  se  logeait  au  couvent,  ne  connaissant 
personne  à  Paris. 

Elle  ne  fit  jamais  aucune  démarche  pour  avoir  des  nouvelles  de 
Roger,  n'essaya  pas  même  de  lui  écrire  et,  mesurant  son  amour  à 
celui  qu'elle  (éprouvait  pour  lui,  'elle  attexrdit  Boa  retour  .avec  une 
inébranlable  sécurilé.  r"  ^^r^l^ 

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28  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

Malgré  la  grande  solitude  dans  laquelle  elle  Tivait,  elle  aurait 
trouvé  à  se  marier  si  elle  l'eût  voulu.  Cette  seule  pensée  la  faisait 
rougir  de  honte.  Devant  son  cœur  et  sa  conscience,  elle  était  la 
femme  de  Roger. 

Son  amour,  loin  de  s'affaiblir,  n'avait  fait  que  s'enraciner  plus 
profondément  par  l'absence.  Dans  la  générosité  de  son  large  cœur, 
elle  trouvait  des  excuses  au  seul  grief  qu'elle  eût  jamais  eu  contre 
Roger  :  le  trop  grand  empressement  qu'il  avait  mis  à  lui  rendre  sa 
liberté,  et  l'exaltait  jusqu'aux  proportions  d'un  héroïque  désinté- 
ressement. 

A  trente  ans,  la  beauté  de  Sabine  n'avait  plus  cette  fraîcheur 
éblouissante  qui  l'avait  fait  admirer  dans  le  salon  de  H***  d'Bssé. 
L'air  des  champs,  qui  hâle  vite  les  fleurs  et  les  femmes,  avait  rendu 
un  peu  moins  blanche  sa  peau,  un  peu  trop  accentué  ses  traits 
réguliers.  Ses  épaules  s'étaient  élargies ,  ses  belles  mains  avaient 
bruni,  l'ampleur  et  la  décision  de  sa  démarche  avaient  dégénéré  en 
brusq^ierie,  l'habitude  de  commander  à  des  inférieurs  avait  rendu 
le  limbre  de  sa  voix  sonore  un  peu  rude.  Au  demeurant,  c'était 
une  fort  belle  personne,  imposante  d'allure,  ayant  grand  air  et  un 
aplomb  imperturbable.  De  la  beauté  de  ses  vingt  ans  elle  n'avait 
conservé  intacts  que  son  opulente  chevelure  sombre  et  l'éclat  de 
ses  beaux  yeux  noirs.  Elle  apportait  un  grand  soin  à  sa  toilette,  se 
disant  que  Roger  pouvait  revenir  d'un  moment  à  l'autre.  Elle  ne 
voulait  pas  être  surprise  à  son  désavantage  et  se  soignait  pour  lui. 
C'était  sa  seule  faiblesse  féminine.  Du  reste,  le  cachet  de  son  carac- 
tère positif  et  heurté  se  retrouvait  jusque  dans  cette  faiblesse.  Ce 
qui  lui  paraissait  être  l'élégance  aurait  semblé  d'un  goût  douteux 
à  la  majorité  des  femmes.  Elle  aimait  les  couleurs  franches  et  vives, 
les  lourdes  étoffes  qui  font  des  plis  cassans  et  accrochent  vivement 
la  lumière,  les  bijoux  brillans  et  massifs.  Pour  dîner  en  téte-à-tête 
avec  son  père,  qui  ne  quittait  môme  pas  sa  veste  de  chasse  et  ses 
bottes  crottées,  dans  ce  château  perdu  au  fond  des  cultures,  elle 
s'habillait  avec  autant  de  soin  qu'elle  eût  pu  le  faire  à  Paris  chez  sa 
tante  et  portait  les  bijoux  préparés  jadis  pour  son  trousseau. 

Sa  toilette  formait  un  contraste  étrange  avec  son  entourage.  M.  de 
la  Ruilière  la  raillait  sans  répit.  Ses  sarcasmes  glissaient  comme 
l'eau  sur  le  marbre.  Sabine  attendait  Roger,  qui  ne  devait  pas  la 
trouver  en  négligé.  Cette  petite  manie  féminine  dans  ce  grand 
cœur  viril  et  courageux  avait  quelque  chose  de  pathétique  qui 
échappait  complètement  aux  yeux  de  M.  de  la  Ruilière. 

IV. 

Ce  soir-là,  Sabme  s'était  parée  d'une  robe  d'un  vert  chatoyant 
sur  lequel  la  flamme  du  foyer  traçait  des  arabesques  âUn^  visses 


LE  MENSONGE   DE   SABINE.  29 

doigts  scintillaient  des  bagues  aux  pierreries  éclatantes.  Elle  for- 
mait le  œntre  lumineux  de  ce  grand  salon  triste  et  nu,  dans  lequel 
l'architecte  semblait  s'être  donné  la  tâche  de  créer  le  type  d'une 
pièce  peu  confortable  et  ennuyeuse.  Il  fallait  que  Sabine  fût  bien 
absorbée  par  ses  souvenirs  ou  ses  réflexions,  car  elle  laissa  passer 
sans  le  remarquer  le  moment  du  réveil  de  M.  de  la  RuUiëre. 
11  sortit  de  sa  somnolence  avec  un  grognement  : 

—  Qu'y  a-t-il?  Pourquoi  t'arrêtes-tu î  Lis  toujours. 

—  Non,  dit  Sabine.  J'ai  à  vous  parler. 

—  Fais-le  vite  alors. 

Sabine  hésita.  Ses  souvenirs  l'avaient  attendrie.  Elle  ne  trou- 
vait plus  sa  décision  habituelle. 

—  J'ai  à  vous  parler  de  Flore,.,  dit-elle. 

—  Ahl  c'est  toujours  pour  cette  fameuse  batteuse  à  vapeur  qu'elle 
veut  me  faire  endosser.  Une  vieille  machine  qui  ne  marche  plus 
qu'à  force  de  bras  et  consume  du  charbon  comme  une  locomotive. 
Due  belle  acquisition  de  cet  imbécile  de  Jacques!  Il  s'est  laissé 
mettre  dedans  comme  un  grand  niais  qu'il  est,  et  Florimonde,  qui 
voit  des  inventions  du  diable  dans  toutes  les  machines  nouvelles, 
est  bien  excusable  si  elle  juge  les  autres  d'après  celle-ci.  Non,  non, 
je  n'en  veux  pas.  Je  m'étonne  que  tu  m'en  parles.  Tu  sais  aussi  bien 
que  moi  ce  qu'elle  vaut.. .  Je  te  dis  que  je  ne  veux  plus  en  entendre 
parler. 

—  Aussi  n'ai-je  jamais  eu  l'intention  de  le  faire.  Ce  n'est  pas  de 
Florimonde  des  Allais  que  je  voulais  vous  parler,  mais  de  sa  filleule, 
votre  fille  Flore,  dont  vous  avez  peut-éti*e  oublié  l'existence. 

—  Non  certes  I  Tu  te  charges  assez  de  me  la  rappeler  à  chaque 
trimestre.  C'est  insensé  ce  que  coûte  l'éducation  de  cette  pécore  ! 
Quand  je  pense  que  tu  ne  m'as  jamais  coûté  un  centime  I  Ah  I  çà, 
est-ce  que  tu  ne  vas  pas  bientôt  la  retirer  de  ce  couvent?  Jusqu'ici, 
je  t'ai  laissé  carte  blanche,  mais  il  serait  temps  que  cela  finit. 

—  C'est  précisément  ce  que  j'allais  vous  dire.  J'ai  décidé  que  je 
vous  l'amènerais  id. 

—  Ici  !  Par  exemple  I  Jamais  de  la  vie  !  Nous  avons  bien  assez  de 
tracas  et  d'embarras  comme  cela. 

—  Alors  que  voulez-vous  en  faire? 

—  Hum  I  je  ne  sais  pas  trop.  La  confier  à  Florimonde.  En  résumé, 
c'était  le  meilleur  parti. 

Sabine  eut  un  sourire  indéfinissable. 

—  C'est  précisément  ce  que  j'allais  vous  dire. 

—  A  la  bonne  heure  !  Je  crois  que  c'est  la  première  fois  que  nous 
tombons  d'accord  sans  discussion  préalable. 

—  A  qui  la  faute?  demanda  Sabine. 


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SO  RETUE  DES  DEUX  IfONDGS* 

—  Parbleu  1  la  belle  question  !  ledonne  des  ordres;  Mt-^ce  <|ue 
ta  devra»  jamais  te  permettre  de  les  dfecoter? 

—  Il  ne  ^'agft  pas  de  oeda,  dit  brusquement  Sdisne*  l^lous  par- 
lions de  flore.  Avez-vous  jamais  soagé  que  la  terre  des  Allais?.. 

M.  de  la  Rultière  l'interrompit  vivement. 

—  Pas  de  gestions  ^avgreaues.  Tu  sais  pantaitemenl;  oe  que  j'en 
pense.  Il  est  absolument  impossible  de  n»e<soggérer^ine  idée  nou- 
velle sur  ce  chapitre.  J'ai  tourné  et  retourné  la  situation  en  tous 
sens.  Tu  sais  aussi  bien  que  moi  que,  du  vivant  de  ce  malheureux 
des  Allais,  je  lui  ai  intenté  procès  sur  procès,  espérant  le  dégoûter 
de  sa  terre,  lui  prouver  qu'il  n'en  récoltait  cpie  des  dësagrémens, 
le  pousser  à  bout.  Il  en  est  mort,  le  pawvre  hoaunoe  I  Depuis  lors 
c'est  bien  pis.  Je  n'ai  môme  plus  le  plaisir  de  fiûre  enrager  Jacques 
comme  je  faisais  enrager  «on  père.  Il  a  les  ûeax  talons  plantés  sur 
le  domaine  patrimonial,  il  est  auesi  insenâble  à  mes  taquineries 
qu'à  celles  des  mouches  qui  se  posent  sur  'son  long  nez.  Il  n'y  a 
rien  à  faire  de  cegafçon-là.  Et  c'est  pitié  de 'voir  ce  iieau  domaine 
péricliter  sous  l'adminislratton  de  ces  deux  vieilles  folles  et  de  ce 
grand  nigaud  qiii  collectionne  des  papillons  et  n'admire  an  champ 
de  blé  que  quand  iJ  est  empesta  de  bluets  et  de  coquelicots.  Jacques 
ne  vendra  jamais  les  Allais,  cela  est  certain.  11  aimerait  mieux 
manger  l'herbe  de  ses  prairies  pour  ne  pas  «nourir  de  Mm.  Restait 
l'autre  solution.  Celle-là  était  la  seule  possible.  A  qui  la.kvte  si 
elle  n'a  pas  réussi? 

—  Ne  parlons  plus  de  céda.  Vous  savez  bien  que^c'eâ  imitile,  dit 
Sabine  avec  un  geslie  d'impatience. 

—  Çal  j'avoue  que  je  ne  comprendrai  janmis  cette  folie  <ie  la 
part  d'une  jeune  fille  raisonnable  et  sensée  comme  toi.  Ton  beau 
monsieur  de  Paris  ne  reviendra  jamais,  sois  bien  tranquille  I  II  a 
mis  bien  trop  d'empressement  à  partir,  fit  reftwer  pour  «n  lel 
motif  !.. 

—  D'abord,  je  n'ai  jamais  eu  Tentai  de  refuser  na  raaln  à  Jac- 
ques pour  la  meilleure  des  raisons  :  il  ne  me  l'a  pas  demandée. 

—  Pourquoi  f  Parce  qu'il  n'a  jamaisosé,  il  a  bien  trop  peur  de  toi. 

—  Enfin  laissons  ce  sujet  de  côté,'VOuiez^vous?  il  y  a  encore  une 
autre  manière  de  réunir  les  Alla»  et  la  BalUère. 

—  J'avais  bien  songé  un  moaœnt  à  épooser  moi -môme  l'une 
des  deux  vieilles  filles...  —  Sabine  sentit  un  frisson  lui  courir  sous 
la  peau.  Elle  n'avait  jamais  prévu  ceitte^  possibiliié-là.  —  Ydoine 
est  celle  qui  me  coQvenait  te  mieux,  panse  qu'elle  test  aux  trois 
quarts  idiote,  continua  M.  de  la  Ruiliëre,  qui  tenaôt  évidemment  à 
taquiner  sa  fille.  Elle  te  serait  une  société  agréable,  t'adderazt  à  tenir 
la  maison.  Mais  enfin  ce  n'est  pas  nDesolotion. 


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LE  MBN90NG£  DE   SABINE.  SI 

Sabine  fit  un  geste  d'impatience. 

—  Je  veDais  vous  proposer  un  projet  raisonnable,  dît-elle.  Que 
diriez-vous  d'un  mariage  entre  Jacques  des  Allais  et  Flcore? 

—  Hum  I  ce  ne  serait  pas  une  mauvaise  combinaison ,  mais  la 
petite  est  une  enfiint,  et  Jacques  a... 

—  Trente  et  un  ans  coraïue  moi. 

—  C'est  une  idée^  une  excellente  idée,  répéta  M.  de  la  Rulliëre. 
Hais  je  mettrai  des  conditions  à  ce  mariage.  Quand  Jacques  sera 
ïima  gendre ,  il  faudra  qu'il  dessèche  ce  malheureux  ktc  auquel  il 
tient  comme  à  ses  yeux  et  qui  donne  de  l'humidité  à  tout  le  pays. 
Je  ferai  planter  une  vigne  sur  cette  pente  qu'il  a  infectée  de  rosiers, 
situation  exceltente.*.  au  sud  dQ  château...  Je  ferai  défoncer  et 
labourer  le  jardia  d'YdoÎBe,..  une  terre  qui  donnerait  des  bette- 
raves supérieures..*  Jfe  ferai  couper  les  grands  cèdres  du  Levant*., 
bon  bois  de  constmetiiûn...  donnant  trop  d'ombre  au  potager...  Je 
ferai... 

—  Vous  ne  ferez  rien  de  tout  cela  I  Jacques,  tout  bonhomme  de 
paille  qu'il  vous  semble,  est  aussi  enitêté  qu'il  est  timide.  Croyez- 
moi,  je  connais  ce  garçon-là,  et  si  je  vous  parle  de  lui  donner  Flore, 
c'est  que  je  le  juge  digne  d'elle  sous  tous  les  rapports.  Je  suis  par- 
faitement d'accord  avec  vous  pour  convenir  qu'il  serait  avantageux 
aux  deux  terres  d'être  réunies  sous  une  même  administration.  Mais 
cela  n'arrivera  pas  de  votre  vivant  ni  peut-être  du  mien,  et  ce  sera 
fort  heureux*  Voulez -vous  savoir  pourquoi?  Quand  Jacques  a  un 
fermier  qui  ne  peut  pas  le  payer,  il  lui  tape  sur  l'épaule  et  dit  : 
—  Ce  sera  pour  une  autre  fois,  mon  ami.  —  Quand  il  sait  qu'un 
de  ses  ouvriers  esl  obligé  de  vendre  ses  outils  pour  donner  du  pain 
à  sa  famille,  il  les  achète  au  double  de  leur  valeur  et  les  lui  rend. 
Tout  cela.,  c'est  de  la  mauvaise  administration.  Ce  n'est  pas  comme 
cela  que  nous  entendons  les  afLures,  vous  et  moi.  Aussi  on  nous 
déteste.  AUez  demander  aux  paysans  des  Allais  ce  qu'ils  pensent  de 
leur  maître  I  Tous  l'adorent.  Jacques  est  ûer  de  cette  aOection 
et  ne  changerait  paa  son  système  pour  tous  les  beaux -pères  du 
monde. 

—  Alors  quel  avantage  me  procurerait  ce  mariage  ? 

—  Le  bonheur  de  Flore 

—  Peuhl  la  belle  affaire  I  Je  suis  sûr  que  tu  me  demanderas 
encore  de  lui  donner  une  dot. 

—  Vous  en  avez  bien,  reçu  une  de  ma.  mère!..  Mais  nous  n'en 
sommes  pas  encore  Ht.  Pour  le  moment,  je  vais  retirer  Flore  de 
son  couvent,  et  vxms  l'amener  ici.  Elle  verra  Jacques.  Je  ferai  tout 
mou  possible  pour  qu'il  lui  plaise,  et  s'ils  se  conviennent,  vous  ne 
mettrez  paa  d'oppositioit  à.  leur  mariage.  Mais  s'ils  ne  se  plaisent 


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32  REYUE  DES   PEUX  MONDES. 

pas,  j'entends  que  Flore  reste  absolument  libre  et  que  vous  ne  refu- 
siez pas  de  la  garder  ici  toute  sa  vie  si  elle  le  veut,  —  même  si  je 
vous  quittais  un  jour. 

—  Tu  me  dictes  des  conditions,  je  crois?  ricana  M.  de  la  Rul- 
lière.  Je  te  préviens  que  j'ai  perdu  beaucoup  de  ma  confiance  en 
ton  habileté  depuis  qu'elle  a  si  sottement  échoué  auprès  de  ta  tante 
d'Essé.  J'ai  bonne  mémoire.  Tu  m'avais  leurré  de  l'espoir  d'un 
héritage  à  recueillir,  et  qu'est-il  résulté  de  ce  voyage  à  Paris?  Beau- 
coup de  dépenses,  un  mariage  manqué  et  quelques  milliers  de 
francs  qu'elle  vous  a  laissés,  comme  par  charité,  et  auxquels  je 
n'ai  pas  même  le  droit  de  toucher.  Dne  insulte  d'outre-tombe  1  Tu 
as  fait  là  une  bévue,  ma  pauvre  fille  I  Je  te  souhaite  plus  de  chances 
dans  ta  nouvelle  combinaison.  Moi,  je  m'en  lave  les  mains.  Je  con- 
sens seulement  à  donner  l'hospitalité  sous  mon  toit  à  ta  sœur,  à  la 
condition  que  je  la  verrai  le  moins  souvent  possible,  qu'elle  ne  fera 
pas  de  tapage,  ne  jouera  pas  du  piano,  ne  laissera  pas  traîner  d'ou- 
vrages sur  les  tables... 

—  Je  crois  que  je  peux  reprendre  ma  lecture,  dit  Sabine. 


11  pleuvait;  non  pas  une  de  ces  bonnes  averses  dont  les  larges 
gouttes  s'aplatissent  en  tombant  lourdement  sur  la  terre  altérée, 
donnant  aux  feuilles  un  vernis  brillant,  portant  la  fécondité  aux 
graines  enfouies  sous  le  sol,  d'où  s'exhale  une  bonne  odeur  saine 
et  vivifiante,  mais  une  de  ces  petites  pluies  d'arrière-saison,  aga- 
çantes, inutiles,  sentant  le  moisi,  que  le  soleil  trouve  installées 
quand  il  commence  péniblement  à  luire  et  laisse  à  son  déclin  en 
possession  d'un  ciel  uniform  émentgris,  sans  la  moindre  zébrure  de 
nuages.  Les  feuilles  tombaient  lentement,  une  à  une,  non  plus  arra- 
chées par  le  vent,  brillantes  et  colorées  dans  leur  chaude  parure 
d'automne,  mais  flasques,  moisies,  uniformément  brunes.  Elles 
tombaient  lourdement,  chargées  d'humidité,  pour  achever  de  pour- 
rir dans  les  flaques  d'eau  boueuse  qui  se  formaient  sous  les  arbres. 
Dans  les  buissons,  les  petits  oiseaux,  les  ailes  pendantes,  les  plumes 
trempées,  se  cachaient  piteusement,  les  hirondelles  étaient  parties, 
les  crapauds  et  les  limaces  jouissaient  seuls  de  ce  temps  le  plus 
triste  qui  se  puisse  imaginer. 

Certes,  on  ne  s'était  pas  mis  en  frais  pour  fêter  le  retour  de 
Flore  de  la  RuUière  à  la  maison  paternelle;  la  nature  elle-même 
avait  pris  son  air  le  plus  maussade.  C'était  ce  qu'elle  se  disait  en 
regardant,  le  front  collé  à  une  vitre,  tomber  cette  pluie  qui  donnait 
envie  de  pleurer  comme  le  ciel.  Elle  avait  le  cœur  très  gros,  car  si 


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LE  imVSONGB  DE  SABINE.  3S 

le  couvent  est  une  terre  d'exil,  une  cage,  une  prison  pour  les  enfans 
qui  ont  échangé  pour  sa  calme  routine  les  caresses  d'une  mère,  les 
gâteries  des  grands  parens,  la  chaude  atmosphère  de  tendresse  du 
foyer  de  famille;  aux  yeux  de  la  petite  orpheline  qui  n'avait  jamais 
connu  sa  mère  et  n'avait  vu  son  père  qu'irrité  ou  indifférent,  le 
couvent  représentait  la  vraie  famille,  ses  joies  innocentes,  la  suprême 
félicité.  Sabine,  qu'elle  voyait  une  fois  par  an,  lui  faisait  l'eifet  d'être 
une  tante  de  province,  une  cousine  éloignée  plutôt  qu'une  sœur. 
En  arrivant  dans  ce  grand  château  qu'elle  reconnaissait  à  peine, 
elle  crut  entrer  chez  des  étrangers.  Flore  avait  une  de  ces  natures 
délicates  qui  ont  besoin  de  s'attacher  comme  le  lierre  et  qui,  comme 
lui,  enlacent  de  mille  fibres  imperceptibles  les  objets  de  leurs  aflfec- 
tions.  C'est  une  des  conditions  essentielles  de  leur  existence.  On 
l'avait  brusquement  arrachée  de  cette  serre  tiède  du  couvent,  où 
elle  végétait  au  milieu  d'une  bienveillance  que  son  titre  d'orpheline 
et  sa  douce  et  poétique  nature  avaient  rendue  plus  grande,  on  l'avait 
transportée  dans  ce  froid  milieu,  entre  l'indifférence  maussade  de 
son  père  et  l'affection  peu  expansive  de  Sabine  :  elle  grelottait  et 
soufihdt. 

Au  physique  et  au  moral,  il  eût  été  impossible  de  trouver  deux 
sœurs  se  ressemblant  moins  que  Sabine  et  Flore.  La  nature  sem- 
blait s'être  fait  un  jeu  de  créer  en  elles  les  deux  types  les  plus 
opposés  de  la  beauté  féminine.  Elle  avait  doué  Sabine  des  qualités 
viriles  et  positives  qui  se  rencontrent  le  moins  fréquemment  chez 
la  femme,  réservant  pour  sa  sœur  cadette  cet  irrésistible  mélange  de 
grâce  et  de  faiblesse  qui  attire  et  attache,  charme  subtil  qui  finit  par 
désarmer  la  malveillance  elle-même.  Sabine  pouvait  inspirer  la  sym- 
pathie, mais  ce  sentiment  une  fois  éveillé  ne  manquait  jamais  de 
venir  se  heurter  à  quelqu'un  des  nombreux  angles  de  sa  nature. 
On  l'estimait,  on  l'admirait,  on  rendait  hommage  à  sa  valeur  mo- 
rale, il  lui  manquait  l'art  de  se  faire  aimer.  Ce  cœur  profond,  aux 
affections  inébranlables,  n'avait  pas  le  talent  d'exprimer  ce  qu'il 
sentait  pourtant  si  bien.  C'était  un  foyer  qui  se  consumait  sans  jeter 
de  flamme;  le  don  de  réchauffer  et  d'éclairer  lui  avait  été  refusé. 
L'ardeur  du  brasier  n'en  était  peut-être  que  plus  intense.  Elle  était 
au  nombre  de  ces  êtres  fatalement  destinés  à  être  méconnus.  Aucun 
accord  ne  semble  exister  entre  les  sentimens  qu'ils  éprouvent  et 
ceux  qu'ils  expriment,  et,  comme  ils  sont  inévitablement  jugés  d'a- 
près les  apparences,  on  passe  auprès  d'eux  indifférent,  presque 
hostile,  les  accusant  de  froideur,  de  rudesse,  d'égoïsme.  Flore, 
avec  la  sensibilité  presque  maladive  de  son  âme  qui  vibrait  à  la 
moindre  émotion,  avec  ses  grands  yeux  gris  de  cette  adorable  cou- 
leur, la  plus  poétique  de  toutes  parce  que,  n'étant  pas  une  cou^ 

Tom  XL.  —  4880»  3 

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M  BEVUE  UB  DEUX  HDimfit. 

leur  elle-même,  eUe  reflète  toutes  les  Busnces  de  h  CTéation,  avec 
sa  chevelure  vaporeuse  sur  Ter  pâle  de  laquelle  un  rayon  de  soleil 
semblait  s'être  fixé,  n'avait  qu'i  se  montrer  pour  se  faire  aimer. 
Le  délicat  ovale  de  son  visage  avait  conservé  toute  la  candide 
pureté  de  Tenfance;  ses  lèvres  rosées,  quand  le  sourire  ne  les 
•eûtr'ouvraLt  pas,  avaient  une  expression  de  vague  tristesse,  et 
les  teintes  nacrées  des  pétales  cle  Téglantier  coloraient  sa  peau  sati- 
née. Mais  son  phis  grand  charme  était  d'ignorer  qu'elle  fût  char- 
mante. 

Quand  elle  arrriva  à  la  BuUière,  elle  illumina  le  vieux  château 
de  sa  présence.  C'était  le  printemps  avec  sa  poésie,  la  jeunesse 
avec  son  sourire.  Elle  y  était  depuis  deux  jours  et  ne  souriait  déjà 
plus.  Son  pfere  l'avait  à  peine  regardée.  —  Tu  n'es  pas  très  grande 
pour  ton  âge,  —  avait-il  dit,  comme  il  aurait  pu  le  dire  à  un  enfant 
de  quatre  ans.  Il  avait  ajouté  :  —  Tes  cheveux  sont  toujours  jaunes* 
-—  C'était  tout.  Sabine  avait  dû  reprendre  les  comptes  accumulés 
pendant  son  court  séjour  à  Paris,  elle  n'avait  pas  le  temps  de  s'oc- 
cuper d'elle.  Que  faire  alors?  Quand  elle  eut  raogé  son  minoe 
bagage  de  pensionnaire,  elle  examina  les  livres  de  Sabine,  —  des 
traités  de  droit  rural,  d'agriculture,  auxquels  elle  ne  comprit  rien. 
Se  trouvant  seule  au  salon,  elle  ouvrit  le  piano.  C'était  jadis  cetai 
de  sa  mère.  Les  touches  d'ivoire  avaient  jauni.  En  dierchant  bien, 
on  aurait  découvert  des  champignons  entre  les  cordes  brisées  et  le 
bois  moisi.  Sous  les  doigts  de  Flore,  celles  des  notes  qui  vibraient 
encore  rendirent  un  son  rauque  et  plaintif  comme  un  sanglot.  Elle 
tressaillit  et  referma  vivement  l'instrument  mourant.  Sortir?  mais 
il  pleuvait  toujours.  Elle  resta  longtemps  appuyée  à  la  fenêtre, 
regardant  droit  devant  elle.  Pourquoi  Sabine  l' avait-elle  retirée  du 
couvent?  Personne  ne  l'aimait  ici,  personne  n'avait  besoin  d'elle; 
elle  n'y  trouvait  ni  intérêt  ni  occupation,  et  prévoyait  avec  terreur 
la  longue  série  de  jours  sans  but,  sans  tendresse  qu'elle  allait  voir 
se  dérouler.  Les  larmes  finirent  par  gonfler  ses  paupières  et  glis- 
sèrent le  long  de  ses  cils.  La  première  jeunesse  a  de  ces  inexpli- 
cables angoisses  qui  semblent  être  un  pressentiment  des  tristesses 
de  la  vie,  ou  peut-être  n'est-ce  que  l'inconscient  ennui  d'un  cœur 
qui  souffre  du  développement  môme  de  ses  facultés  et  ne  sait  pas 
encore  ce  qu'elles  demandent  de  lui. 

Et  puis,  l'horizon  qui  s'étendait  devant  Flore  était  d'une  si 
décourageante  monotonie  qu'elle  n'essuya  même  pas  les  larmes  qui 
le  lui  voilaient. 

En  vérité,  le  château  de  la  RuIIière  était  bien  la  bâtisse  la  plus 
ennuyeuse  qui  se  pût  voir,  avec  sa  longue  façade  plate  et  sans 
omemens,  percée  de  deux  étages  de  fenêtres  régulières  et  lourde- 


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LE  MENSaVCB   DB  SÀBIHK.  35 

ment  coiffée  d'un  grand  tQit  dTardoise.  A  droite  et  à  gauche,  bor- 
dant une  vaste  cour  carrée,  s'étenduenl  les  commiins.  Une  grille 
massive  séparait  cette  cour  de  la  gcande  route.  De  l'autre  côté, 
Flore  apercevait  le  potager.sesaUéeft  tirées  au  cordeau,  ses  carrés 
de  choux,  ses  plates-bandes  bordées  de  per»!  et  de  thym,  ses 
longues  rangées  d'espaliers;  au-^elày  à  perte  de  vue,  les  champs 
labourés  dont  la  terre,  nouvellement  ensem^Eicée,  ne  portait  aucune 
trace  de  végétation.  Tout  cela  était  si  triste,  sous  cet  uniforme 
manteau  de  pluie,  qu'elle  ferma  les  ytox  pour  ae  plus  voir» 

Un  pas  fit  crier  le  sable  de  la  €#uf .  Elle  av«t  déjà  vu  passer 
deux  garçons  de  ferme  et  une  fille  de  basse-cour.  —  Un  paysan, 
sans  doute,  pensa-t-elle  en  regardant  distraitement  celui  qui  s'a- 
vançait vers  le  château» 

Il  avait  une  étrange  allure.  Tool  ruisselant  de  1&  pluie  qui  glis- 
sait sur  son  vaste  manteau,  la  tête  couverte  d'une  casquette  de 
loutre  d'où  sa  chevelure  et  sa  longoe  barbe  blonde  s'écliappaient 
^omme  un  flot,  il  faisait  d*iimnenses  enjambées,  portant  soigneu- 
sement à  la  main  un  petit  panier  recouvert  de  feuilles  vertes  à 
travers  lesquelles  Flore  aperçut  des  roses.  Il  marchait  vite,  en- 
voyant bien  loin  devant  lui  ses  jambes  maigres  et  longues  comme 
celles  d'un  échassier.  Flore  pensa  que  c'était  un  fermier  de  son 
père.  Elle  le  vit  entrer  dans  le  vestibule  du  château  et  ne  s'occupa 
plus  de  lui.  Un  instant  après  eUe  se  retourna  vivement  en  enten- 
dant la  porte  du  salon  s'ouvrir. 

Un  individu  parut  sur  le  semi  et  s'y  arrêta  bouche  béante,  la 
regardant  de  ses  yeux  démesurément  ouverts  et  si  ckirs  qu'ils 
paraissaient  sans  prunelles.  L'eau  découlait  de  ses  vètemens  et  de 
ses  immenses  bottes  qui  laissaient  de  larges  empreintes  sur  le  par- 
quet, sa  barbe  ruisselait  comme  celle  d'un  dieu  marin.  Il  tenait 
d'une  main  sa  casquette  de  loutre,  de  l'autre  son  petit  panier;  il 
était  mal  coiffé,  mal  habillé.  Il  aurait  fallu  un  bon  tailleur,  quelques 
coups  de  ciseau  dans  cette  barbe  exubérante,  un  coiffeur  intelli- 
gent et  quelques  semaines  de  frottement  du  monde  pour  faire  de 
ce  gauche  personnage  un  homme  à  peu  près  présentable  dans  un 
salon.  Tout  paraissait  d'une  longueur  exagérée  chez  lui  :  les  mains, 
le  nez,  l'ovale  du  visage  qui  exprimait  une  innocence  voisine  de  la 
naïveté.  Mais  un  seul  trait  suffisait  pour  racheter  ce  que  cette 
figure  avait  d'étrange  et  la  sauver  du  ridicute  :  le  front  haut, 
large,  admûrablement  modelé,  était  celui  d'un  rêveur,  d'un  poète 
môme.  Pour  le  moment,  il  avait  l'air  si  surpris...  si  surpris  que 
Flore  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  Il  continua  à  la  regarder  en 
silence,  avec  ébahissement.  Flore  trouva  que  cet  étonnement  se 
prolongeait  trop. 

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86  lETUB  DBS  DltX  MOIIDES. 

—  Vous  vouliez  quelque  chose?  demanda* t-elle. 

Au  son  de  sa  yoix,  il  se  réveilla  de  son  exti^se.  Car  c'était  bien 
dans  Textase  que  l'avait  plongé  la  vue  de  cette  ravissante  fleur 
humaine,  lui  qui  s'oubUdt  des  heures  entières  dans  la  contempla- 
tion d'un  bouton  de  rose. 

—  Pardon  1  dit-il  comme  à  regret,  je  venais.  • .  Je  croyais. . .  M"*  de 
la  RuUiëre  n'est  pas  id? 

—  Si  c'est  ma  sœur  Sabine  que  vous  cherchez,  je  vais  la  préve- 
nir, dit  Flore  très  embarrassée,  car  elle  ne  savait  à  quelle  catégorie 
appartenait  son  visiteur  et  si  elle  devait  lui  oiTrir  de  s'asseoir  dans 
le  salon. 

—  Ohl  merci t  c'est  inutile  1  je  peux...  je  peux  attendre,  balbutia 
le  malheureux,  qui,  rougissant  jusqu'aux  oreilles  et  trébuchant 
comme  un  homme  ivre,  alla  gauchement  s'asseoir  sur  le  bord  d'une 
chaise,  près  de  la  cheminée  où  flambait  un  feu  clair. 

Par  terre,  auprès  de  lui,  il  plaça  son  petit  panier,  qu'il  couvrit 
soigneusement  de  sa  casquette.  Puis  il  posa  ses  deux  mains  sur  ses 
genoux  et  continua  à  regarder  Flore,  vaguement  et  comme  s'il 
écoutait  une  mélodie  lointaine.  Flore  vit  seulement  qu'il  avait  l'air 
bien  niais  et  se  demanda  qui  ce  pouvait  être.  Jamais,  au  grand 
jamais,  elle  n'eût  soupçonné  que  c'était  le  fiancé  que  lui  destinût 
sa  sœur  Sabine. 

Quand  Sabine  parut,  elle  cria  de  loin,  s'avançant  la  main  tendue 
vers  lui  : 

—  Bonjour,  Jacques!  Vous  vous  êtes  reconnus,  j'espère?  Flore, 
quand  tu  étais  petite,  je  me  souviens  que  tu  avais  peur  de  lui. 
J'espère  que  maintenant  il  sera  ton  meilleur  ami  comme  il  est  le 
mien. 

—  Merci  I  merci  I  dit  Jacques,  essayant  vainement  de  reprendre 
im  peu  d'aplomb  et  frottant  Tune  contre  l'autre  ses  grandes  mains 
rouges  pour  se  donner  une  contenance. 

On  fit  cercle  autour  du  feu,  on  parla  du  voyage  de  Sabine  à 
Paris,  le  grand  événement  du  jour;  on  parla  surtout  de  la  pluie, 
cet  inépuisable  sujet  de  conversation  entre  gens  qui  habitent  la 
campagne. 

Sabine  aperçut  le  petit  panier. 

—  Qu'avez-vous  là?  demanda-t-elle.  Des  roses?  Donnez-les  à 
Flore.  Gela  lui  fera  pldsir. 

Jacques  les  tendit  gauchement  à  la  jeune  fille,  en  ayant  bien  soin 
de  laisser  les  feuilles  de  choux  dans  le  panier,  qui  paraissait  conte- 
nir encore  autre  chose  : 

—  Ce  sont  les  dernières  de  la  saison,  les  seules  que  j'aie  pu  sau- 
ver de  la  pluie,  dit-il. 


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U  MENSONGE  DE  SABINE*  37 

Flore  les  reçut  avec  un  gracieux  remerctment  qui  illumina  d'un 
éclair  de  plaisir  la  physionomie  de  Jacques. 

—  Ce  sont  les  premières  fleurs  que  je  vois  depuis  que  je  suis  ici, 
dit-elle  avec  un  soupir. 

Jacques  sourit. 

—  M.  de  la  Rulliëre  ne  les  tolère  pas  chez  lui,  dit-il. 

Et  il  ajouta  très  bas  et  comme  malgré  lui  :  —  Il  lui  a  bien  fallu 
en  laisser  pénétrer  une  cependant,  une  plus  belle  et  plus  suave 
que  toutes  les  miennes...  —  Il  s'arrêta,  étonné  lui-même  de  sa 
hardiesse.  Flore  le  regarda  stupéfaite,  s'apercevant  à  peine  que  le 
compliment  s'adressait  à  elle,  ne  remarquant  que  le  contraste 
étrange  qui  existait  entre  l'allure  de  ce  jeune  homme  et  les  paroles 
qu'il  prononçât.  Cet  étonnement  de  la  jeune  fille  ne  fit  qu'aug- 
menter pendant  tout  le  courant  de  la  conversation.  Plus  Jacques 
parlait,  plus  elle  était  émerveillée  de  son  érudition  profonde.  Ce 
n'était  pas  un  savant,  c'était  un  penseur.  Il  s'était  fait  un  choix 
d'esprits  d'élite  avec  lesquels  il  vivait  en  société  intime,  il  en  par- 
lait comme  de  personnages  vivans  qu'il  aurait  connus  et  fréquentés. 
Fénelon,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Chateaubriand,  —  tous  ces  au* 
teurs  dont  le  style  attendri  parle  surtout  au  cœur  et  à  l'imagination, 
et  porte  à  la  rêverie  plutôt  qu'à  la  spéculation,  —  étaient  ses  favoris. 
Les  romans  de  chevalerie  l'enchantaient  à  trente  ans  comme  les 
contes  de  fées  de  sa  tante  Ydoine  avaient  jadis  enchanté  son  enfance. 
A  force  de  vivre  en  compagnie  de  ses  héros  bien-aimés,  il  avait  uni 
par  les  prendre  pour  des  êtres  vivans.  Lorsqu'il  lut  Don  QuichoUe, 
une  seule  chose  le  frappa  :  le  touchant  enthousiasme  du  pauvre 
hidalgo;  le  reste  demeura  lettre  morte  pour  lui.  Jacques  des  Allais, 
la  tète  pleine  de  ses  romans  favoris,  parcourait  ses  terres  en  com- 
pagnie de  Lancelot  et  de  Roland  sans  se  douter  qu'il  aurait  lui- 
même  fourni  à  Cervantes  un  type  accompli  de  son  héros.  Certes 
cette  éducation,  à  laquelle  avait  complètement  manqué  le  contact 
des  hommes  et  des  événemens  du  siècle,  était  défectueuse.  La 
somme  d'enthousiasme  qui  s'était  amassée  dans  ce  cœur  n'en  était 
que  plus  considérable.  Ce  caillou  brut  n'attendait  que  le  premier 
dhoc  pour  faire  jaillir  l'étincelle.  Jacques,  au  milieu  de  la  routine 
mesquine  de  sa  vie  de  hobereau  de  province,  était  tourmenté  d'un 
mal  £ublime,  il  rêvait  l'idéal  :  il  voulait  être  lui-même  un  de  ces 
héros  dont  les  hauts  faits  et  les  belles  actions  le  transportaient. 
Il  avait  beau  interroger  sa  destinée,  aucun  point  de  son  horizon 
borné  ne  lui  faisait  entrevoir  l'occasion  qu'il  appelait  de  tous  ses 
vœux.  Alors  le  découragement  le  prenait  et,  ne  pouvant  rencon- 
trer hors  de  lui  cet  idéal  qui  était  un  besoin  pour  lui,  il  le  cher- 
chait dans  son  propre  esprit.  M.  de  la  Bullière  accusait  bruta- 

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38  RETUB  DBS  VBOl  MDHDEft* 

lement  son  voisin  de  mettre  dans  ses  cultures  trop  de  poésie  et 
pas  assez  de  fumier.  Les  cultures  en  souffraient  certainement, 
mais  Tesprit  de  Jacques  avait  fini  par  ressembler  à  un  merveilleux 
jardin  où  toutes  les  fleurs  de  la  poésie  s'épanouissaient,  couvrant 
de  leur  ombre  tous  les  germes  du  dévoûment. 

Sabine  n'avait  jamais  compris  Jacques,  qu'elle  appelait  un  rêveur. 
Flore  devina  mieux  qu'elle  ce  que  ce  cœur  renfermait  d'enthou- 
siasme latent  et  d'exquise  délicatesse.  Le  premier  sentiment  qu'elle 
éprouva  pour  lui  fut  de  la  pitié;  le  voyant  si  timide  et  si  gauche,  elle 
comprit  que  cet  esprit  ailé  et  ce  cœur  d'où  s*exhalait  une  perpétuelle 
mélodie,  devaient  soufinr,  dans  cette  grossière  et  maladroite  enve- 
loppe, le  supplice  de  l'oiseau  en  cage,  Jacques  hii  fit  l'eifet  d'un  être 
malade  qu'il  faut  plaindre  et  traiter  avec  douceur  et  compassion. 

Involontairement  sa  voix  prit  des  intonations  caressantes  en  s'a- 
dressant  à  lui,  et  Jacques,  qui  ne  s'était  jamais  senti  si  heureux,  versa 
largement  les  trésors  de  son  cœur  et  de  son  esprit,  11  fut  intéressant, 
patibétique,  brillant.  Sabine  ne  le  reconnaissait  plus  et  se  félicitait 
de  l'excellente  idée  qui  l'avait  poussée  à  réunir  ces  deux  êtres.  Elle 
les  voyait  déjà  mariés  et  ne  pré  tait  qu'une  oreille  distraite  à  la  con- 
versation, qui  l'intéressait  peu.  On  parlait  de  livres,  sujet  inépui- 
sable pour  Jacques,  mais  sur  lequel  plus  que  sur  tout  autre  les 
lacunes  de  l'éducation  première  de  Sabine  se  faisaient  vivement 
sentir. 

Le  jour  commençait  à  baisser,  la  flamme  du  foyer,  devenue  la 
seule  lumière  du  salon,  allongeait  d'une  manière  fantastique  les 
ombres  sur  les  murs  couverts  de  tapisseries.  Flore  écoutait  tou- 
jours, oubliant  peu  It  peu  les  bottes  crottées  de  Jacques  assis  auprès 
d'elle,  ses  longues  mains  rouges,  ses  yeux  décolorés.  Elle  souriait 
à  demi,  aspirant  le  parfum  de  poésie  qui  s'exhalait  de  ses  paroles 
et  le  parfum  tiède  que  la  chaleur  de  la  chambre  distillait  de  son 
bouquet  de  roses. 

Un  léger  mouvement  imprimé  aux  plis  de  sa  robe  du  côté  où 
elle  touchait  à  la  chaise  de  Jacques  la  surprit.  Instinctivement,  par 
un  de  ces  mouvemens  naturels  aux  femmes,  elle  glissa  légère- 
ment la  main  pour  ramener  ces  plis  autour  d'elle.  Soudain  elle 
poussa  un  cri  d'effroi,  et,  retirant  vivement  sa  main,  elle  se  leva 
en  sursaut.  De  longues  traînées  de  bave,  que  la  lumière  du  foyer 
faisait  ressembler  à  un  réseau  d'argent,  rayaient  sa  robe  noire  de 
pensionnaire.  Une  douzaine  d'escargots  se  promenaient  majestueu- 
sement sur  cette  robe. 

Jacques  poussa  un  cri  de  désespoir,  et,  rouge  comme  un  écolier 
surpris  en  flagrant  délit,  se  précipita  vers  son  petit  panier.  Les 
feuilles  qui  le  recouvraient  s'étaient  écartées,  livrant  passage  à 

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lE  MENSONGE  DE   SABINE.  39 

toute  une  armée  de  colimaçons.  Dans  sa  casquette  de  loutre,  ils 
s'étaient  promenés  en  tous  sens,  et,  trouvant  Tespace  trop  étroit, 
s'étaient  répandus  de  là  tout  alentour,  sur  les  meubles,  sur  le 
tapis,  partout,  et  pas  un  seul  n'était  resté  dans  le  malencontreux 
panier. 
Jacques  leva  vers  Sabine  un  regard  suppliant. 

—  Pardon  I  dit-il  humblement.  Ils  étaient  tous  rentrés  dans  leur 
coquille.  Je  n'avais  pas  prévu  que  la  chaleur  du  feu  les  ferait 
sortir...  Vous  savez«..  c'est  pour  le  sirop  pectoral  de  ma  tante 
Ydoine... 

Il  s'était  adressé  à  Sabine.  Son  instinct  lui  disait  que  ce  trivial 
incident  la  trouverait  plus  indulgente  que  sa  sœur.  Mais  il  n'en  fut 
rien. 

—  Maudits  colimaçons  I  ne  put-elle  s'empêcher  de  murmurer, 
ils  vont  tout  gâter I 

—  Oh!  que  noni  dit  naïvement  Jacques,  ils  n'abtment  rien,  un 
peu  d'eau  suffit. 

Mais  ce  n'était  pas  au  tapis  que  pensait  Sabine. 

—  Vous  pouviez  bien  les  laisser  dans  l'antichambre,  continuâ- 
t-elle durement  du  ton  qu'elle  aurait  pris  pour  gronder  un  enfant 
méchant. 

—  Pardonnez-moi!  balbutia  Jacques. 

Il  avait  l'air  si  malheureux  que  Flore  en  voulut  à  Sabine  de  sa 
sévérité  et,  lorsque  se  retournant  vers  elle,  il  répéta  son  humble  : 
—  Pardonnez-moi  I  —  elle  n'écouta  que  son  cœur  et  lui  tendit  la 
main.  Il  la  prit  entre  ses  grandes  pattes,  n'osant  pas  la  serrer,  la 
retenant  délicatement  comme  une  chose  fragile  qu'il  eût  craint  de 
briser.  Flore,  émue  sans  savoir  pourquoi,  se  détourna  en  rougissant. 

—  Pour  vous  prouver  que  je  suis  sans  rancune,  dit-elle  en  riant, 
je  vais  vous  aider  à  retrouver  vos  fugitifs. 

Quand  Sabine  les  vit  tous  deux  occupés  à  suivre  les  traces  vis- 
queuses des  escargots  et  entendit  le  rire  argentin  de  Flore  se 
mêler  aux  excuses  réitérées  de  Jacques,  elle  se  dit  :  —  Après  tout 
il  avait  raison  :  les  colimaçons  n'ont  rien  gâté. 

P'*«  0.   GANTACCZàMB-ALTIEBI, 
(La  iecondê  partie  au  prœhcUn  numéro») 


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LES 


NOUVEAUX    JACOBINS 


Nous  assistons  à  un  spectacle  que  la  France  a  peine  à  comprendre, 
et  que  l'Europe  ne  comprend  pas  du  tout.  Que  s'est-il  donc  passé 
dans  ïiotre  malheureux  pays  pour  que  les  partis  soient  plus  achar- 
nés à  la  lutte,  les  esprits  plus  excités,  les  âmes  plus  émues  que 
jamais?  Pourquoi  cette  guerre  à  tous,  au  clergé  qui  ne  demande 
que  la  liberté  de  continuer  en  paix  son  œuvre  de  foi,  d'éducation 
et  de  charité,  aux  administrations  qui  seraient  trop  heureuses  qu'on 
les  laissât  servir  en  paix  l'état  comme  par  le  passé,  aux  partis  mo- 
narchiques qui  se  résignent  à  la  république,  ne  réclamant  d'elle 
que  le  droit  de  se  souvenir  et  d'espérer?  Quand  le  gouvernement 
de  la  défense  nationale  a  fait  appel  au  patriotisme  de  tous,  sans 
distinction  de  classes,  d'ordres  et  de  partis,  est-il  un  seul  patriote 
qui  n'ait  pas  répondu?  Peuple,  bourgeoisie  et  clergé,  citoyens  et 
fonctionnaires,  conservateurs  cléricaux,   orléanistes,  légitimistes, 
bonapartistes,  aussi  bien  que  républicains  libéraux  et  radicaux,  les 
princes  comme  les  partis,  n'ont-ils  pas  accouru  prendre  leur  part 
de  la  guerre  sainte  contre  l'étranger?  A-t-on  eu  besoin,  comme 
en  02,  d'une  dictature  violente,  pour  comprimer  la  guerre  civile 
pendant  la  lutte  avec  l'ennemi  du  dehors  ?  Si  plus  tard  cette  guerre 
impie  a  éclaté,  on  sait  de  quel  côté  elle  est  venue,  et  comment  la 
commune  a  été  domptée  par  un  gouvernement  légal  qui  n'a  pas 
songé  un  instant  à  la  dictature.  Et  si  l'étranger  revient  jamais, 
peut-on  douter  que  ces  partis,  ces  ordres,  ces  classes,  ne  montrent 
le  même  patriotisme  devant  l'ennemi? 
Âpres  le  plus  grand  désastre  qui  se  soit  vu  dans  notre  histoire, 

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LES  NOUVEAUX  JACOBINS.  &1 

un  de  ces  désastres  qu'un  peuple  n'oublie  jamais  s'il  a  du  cœur, 
et  dont  ii  souffre  tant  qu'il  ne  l'a  pas  réparé,  il  semblait  que,  de- 
vant l'étranger  vainqueur  et  toujours  menaçant,  la  grande  famille 
française  ne  dût  avoir  qu'un  souvenir,  une  passion,  une  œuvre  à 
poursuivre  en  commun  :  le  souvenir  de  son  malheur,  lapassion  de  son 
honneur,  l'œuvre  de  sa  régénération.  La  France  l'espérait;  l'Europe 
sympathique  l'attendait.  Quand  l'assembléelnationale  se  mit  à  l'œuvre, 
sous  la  présidence  du  grand  patriote  que  la  France  a  plus  que  jamais 
peut-être  l'occasion  de  regretter,  tous  les  partis  acceptèrent  sans 
hésiter  la  trêve  qu'il  leur  proposa.  L'empire  qui  n'a  pas  trouvé 
de  défenseurs  contre  la  révolution  de  septembre,  avait  laissé  de 
trop  rares  regrets  dans  l'assemblée  et  dans  le  pays  pour  que  la  pro- 
clamation parlementaire  de  sa  déchéance  pût  provoquer  une  pro- 
testation sérieuse.  Quant  aux  autres  partis,  républicains  ou  monar- 
chiques, ils  s'oubliaient  pour  le  moment  dans  l'unique  préoccupation 
de  l'œuvre  nationale.  Lorsque  le  jour  vint  de  donner  à  ce  pays  si 
éprouvé  et  si  troublé  un  gouvernement  définitif,  la  lutte  reprit  entre 
les  partis.  Gomment  allait-on  sortir  du  provisoire  ?  Serait-ce  par  la 
république  ou  par  la  monarchie  7  C'était  le  droit  et  le  devoir  de 
chaque  parti  de  chercher  pai*  les  voies  légales  à  faire  prévaloir  sa 
solution.  Il  n'y  avait  |point  à  s'irriter  des  sympathies  et  des  espé- 
rances des  amis  de  la  monarchie  traditionnelle.  Il  y  avait  simple- 
ment à  leur  demander  si  ce  n'était  pas  une  bien  téméraire  entre- 
prise que  celle  de  rétablir  cette  monarchie  sans  être  bien  assurés 
que  le  pays  ratifierait  leur  choix,  et  s'il  n'était  pas  plus  sage  d'en 
appeler  à  une  véritable  assemblée  constituante?  Toujours  est-il  que 
l'assemblée  nationale  finit  par  user  du  pouvoir  constituant  à  la 
complète  satisfaction  du  parti  républicain.  Elle  lui  rendit  même, 
selon  nous,  un  grand  service,  en  établissant  la  république  sur  une 
constitution  qui  contenait  à  peu  près|  toutes  les  garanties  du  régime 
parlementaire. 

Devant  un  dénoûment  aussi  heureux  et  aussi  inespéré  de  la  crise 
qui  avait  tant  ému  et  inquiété  le  parti  républicain,  il  semblait  que 
toutes  les  colères  et  toutes  les  défiances  dussent  tomber,  et  que, 
sur  le  terrain  de  la  constitution,  les  partis  n'eussent  plus  autre  chose 
à  faire  qu'à  reprendre  la  situation  et  le  rôle  des  partis  parlemen- 
taires qui,  dans  d*autres  pays,  se  disputent  le  pouvoir,  sous  les 
noms  de  whigs  et  de  tories,  de  libéraux  et  d'autoritaires,  de  con- 
servateurs et  de  radicaux.  Le  premier  ministère  qui  reçut  la  mis- 
sion de  gouverner,  sous  la  république  constitutionnelle,  essaya  de 
circonscrire,  dans  les  élections,  la  lutte  entre  la  politique  conserva- 
trice et  la  politique  radicale.  Il  n'y  réussit  point.  Le  pays,  qui 
voyait  avec  méfiance  d'anciens  monarchistes  en  grand  nombre 
dans  le  camp  conservateur,  n'entendit  que  le  mot  d'ordre  du  parti 

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i2  EETUB  DB8  DEITX  1I0NDE8. 

républicain  :  république  ou  monarchie.  Et  Téquivoque  fut  telle  que 
des  conservateurs  constitutionnels  furent  battus  par  des  radicaux 
qui  ne  cachaient  point  leur  peu  de  goût  pour  une  constitution  aussi 
contraire  à  leurs  principes  et  à  leurs  aspirations.  Et  pourtant  le 
pays  ne  voulait,  dans  ces  élections,  pas  autre  chose  que  la  répv^ 
blique  avec  la  constitution.  Il  y  avait,  il  est  vrai,  une  clause  de 
révision,  clause  que,  par  parenthèse,  le  parti  conservateur  ne  se- 
rait guère  tenté  aujourd'hui  d'invoquer,  et  qui  laisse  la  porte  ouverte 
plutôt  à  une  convention  qu'à  une  monarchie.  Il  n'y  avait  pas  là  de 
quoi  inquiéter  le  parti  républicain  ni  le  pays  sur  l'avenir  du  gou- 
vernement nouveau.  Le  pays  n'en  i^omma  pas  moins  des  républi- 
cains, comme  tels,  sans  se  demander  si  ces  républicains  étaient 
conservateurs  ou  même  constitutionnels.  La  lutte  avait  été  vive. 
Gomme  toujours  et  partout,  on  avait  prodigué  dans  tous  les  partis  les 
épithètes  les  plus  malsonnantes  du  vocabulaire  politique.  Mais  il  n'y 
eut  rien,  dans  cette  lutte  légale,  qui  pût  donner  au  parti  vain- 
queur le  droit  de  représailles.  Et  déjà  pourtant  la  majorité  répu- 
blicaine inaugura  une  politique  de  passion  et  de  combat  que  la 
sagesse  des  ministères  Dufaure  et  Jules  Simon  ne  put  arrêter.  On 
comprend  mieux  l'irritation  d'une  majorité  renvoyée  brusquement 
devant  ses  électeurs,  avant  que  le  conflit  entre  les  deux  chambres 
fût  assez  éclatant  pour  que  la  constitution  fit  au  président  de  la 
république  une  nécessité  de  la  dissolution.  Toute  arme  parut  bonne 
de  part  et  d'autre  dans  une  lutte  à  outrance  où  les  uns  croyaient 
combattre  pour  le  salut  de  la  république,  et  les  autres  pour  le  salut 
de  la  société.  Mais  enfin,  pas  plus  sous  ce  ministère  que  sous 
l'autre,  il  ne  s'agissait  du  saint  de  la  république.  Quoi  qu'on  ait 
pu  dire,  le  16  mai  fut  une  campagne  entreprise,  sous  le  drapeau 
de  la  constitution,  contre  une  politique  dont  on  croyait  entrevoir 
le  prochain  avènement.  La  crise  terminée  par  la  victoire  du  parti 
républicain,  par  la  résignation  du  maréchal,  et  par  l'avènement 
d'un  nouveau  ministère  Dufaure,  on  pouvait  croire  que  la  paix 
allait  sortir  d'une  lutte  où  l'opposition  avait  montré  sa  force  et  le 
gouvernement  son  impopularité.  Il  est  si  facile  aux  vainqueurs 
d'être  sages  et  généreux!  Qu'y  avait-il  à  faire?  Révoquer  Jes  fonc- 
tionnaires véritablement  compromis,  invalider  les  élections  enta- 
chées de  fraude,  de  violence,  de  corruption,  faire  justice  par  les 
tribunaux  des  actes  qui  sont  des  délits  électoraux,  rappeler  leur 
devoir  à  tous  les  fonctionnaires  conservés,  ramener  les  partis  au 
respect  des  institutions  consacrées  par  la  volonté  nationale.  On  fit 
bien  autre  chose,  et  ce  que  nous  voyons  en  ce  moment  ne  semble 
malheureusement  pas  la  fin  de  la  politique  dans  laquelle  on  s'est 
engagé. 
Pourquoi  avons-nous  tenu  à  rappeler  cette  histohre  bien  connue 

uiymzeu  uy  x_j  v^' v^pt  i.^^ 


iMB  N<HJy£AUX  JACQBIN8.  A3 

des  premières  asoées  de  la  troisième  république  ?  Pour  faire  voir 
combien  les  faits  e:2qpliquent  peu  les  excès  de  la  politique  qui  pré- 
vaut aujourd'hui.  Jasnais  gouvemement  établi  n'a  eu  moins  de 
causes  d'irritation  et  d'emportement  La  restauration,  la  monarchie 
de  juillet,  le  second  empire,  ont  connu  des  conspirations,  des  in- 
surrections, des  assassinats.  La  république  de  1870  n'a  rien  eu  de 
pareil  à  supporter,  si  ce  n'est  de  la  part  de  ses  criminels  amis.  Mise 
en  question  un  moment,  alors  qu'elle  n'avait  pas  encore  d'exis- 
tence constitutionnelle,  de  simple  gouvernement  révolutionnaire 
reconnu  seulement  pour  un  pouvoir  légal  à  titre  provisoire  elle  est 
devenue  le  gouvemement  définitif  du  pays,  grâce  au  vote  des  mo- 
narchistes sensés  et  patriotes.  Quand  donc  on  nous  dit  que  le  parti 
républicain  ne  fait  qu'user  de  représailles  contre  les  mortels  ennemis 
de  la  république,  on  abuse  vraiment  de  l'ignorance  et  de  la  crédu- 
lité populaires.  La  vérité  est  que  ce  parti  a  eu  toutes  les  faveurs  de 
la  fortune,  servi  à  point  par  les  fautes  et  les  divisions  de  ses  adver- 
saires, et  ne  trouvant  à  gouverner  Le  pays  le  plus  docile  du  monde 
en  ce  moment  d'autres  difficultés  et  d'autres  obstacles  que  ceux 
qu'il  sème  comme  à  plaisir  sur  ses  pas.  C'est  donc  ailleurs  qu'il  faut 
chercher  l'explication  de  l'atUtude  militante  de  nos  nouveaux  jaco- 
bins. Sous  les  grands  mots  de  conspiration  monarchique  et  de  péril 
clérical,  qui  trompent  bon  nombre  de  gens  naïfs,  se  cache  une 
politique  que  nous  voudrions  mettre  dans  tout  son  jour.  11  est  temps 
que  le  public  sache  le  vrai  mot  de  la  comédie  qu'on  lui  joue  en  ce 
moment  sur  le  ton  du  drame. 


En  s' entendant  appeler  jacobins,  les  républicains  qui  approu- 
vent l'article  7,  la  dispersion  des  congrégatious,  l'épuration  sans 
trêve  et  sans  fin  des  fonctionnaires,  sourient  d'étonnement,  comme 
s'ils  voulaient  dire  :  Que  pouvons-nous  bien  avoir  de  commun  avec 
ces  terribles  hommes?  Et  si  l'on  dit  à  des  ministres  du  tempéra- 
ment de  nos  gouvernans  actuels  qu'ils  pratiquent  une  politique 
jacobine,  ils  se  récrient  et  répondent  avec  une  entière  bonne  foi  : 
t  Est-ce  bien  nous  qu'on  accuse  d'être  violens,  nous  qui  ne  par- 
lons que  de  concorde,  et  qui  convions  tous  les  partis  aux  fêtes  de 
la  paix  et  du  travail?  »  U  faut  leur  rendre  cette  justice  qu'une  telle 
politique  n'est  guère  de  leur  goût.  Le  ministère  actuel  n*est  pas 
le  premier,  hélas  I  qui  ait  accepté  le  pouvoir  pour  faire  une  autre 
volonté  que  la  sienne,  avec  les  meilleures  intentions  du  monde. 
Nous  convenons  volontiers  aussi  que  nos  nouveaux  jacobins  ne 
ressemblent  guère  à  leurs  pères  de  92  et  de  03.  Ceux-ci  avaient 


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llli  BEYCJB  DBS  DEUX  1I0NDB8. 

deux  passions  dominantes,  Tamour  de  la  révolution  et  Tamour  de  la 
patrie.  A  Torigioe  de  la  grande  société,  on  ne  leur  en  voit  guère 
d'autres.  Les  premiers  jacobins  qui  fondèrent  le  club  des  Amis  de  la 
Constitution  étaient  d*ardensamisde  la  liberté,  qui  prirent  plus  tard 
le  nom  de  l'ancien  couvent  où  ils  tenaient  leurs  séances.  C'est  seule- 
ment quand  l'émigration  eut  commencé,  quand  la  Vendée  se  leva, 
quand  l'étranger  entra  en  France,  que  le  véritable  esprit  jacobin 
éclata  tout  à  coup  sous  l'impression  de  ces  événemens.  Que  l'émi- 
gration, la  guerre  civile  et  la  guerre  étrangère  aient  été  provoquées 
par  les  excès  du  parti  de  la  révolution,  c'est  un  point  sur  lequel  les 
avis  diffèrent  encore.  Ce  qui  n'est  pas  contestable,  c'est  l'extrême 
gravité  de  la  situation.  En  peu  de  mois,  la  révolution  changea  de 
caractère.  La  peur  prit  les  faibles  ;  la  colère  saisit  les  violens.  La 
grande  voix  du  salut  public  fit  taire  toutes  les  voix  qui  pouvaient 
protester  au  nom  de  la  liberté,  de  la  justice,  de  la  conscience,  de 
l'humanité.  La  convention  nationale,  chauffée  à  blanc  par  les  ardentes 
passions  des  partis,  devint  une  fournaise  où  tous  ont  vu  rouge,  où  la 
peur  a  livré  à  la  fureur  les  plus  innocentes,  les  plus  nobles,  les  plus 
touchantes  victimes.  On  déclara  la  patrie  en  danger  ;  on  cria  mort 
aux  traîtres.  11  y  eut  de  grands,  d'abominables  crimes  qui  nous  font 
horreur,  mais  que  l'on  ne  peut  bien  juger  qu'en  les  voyant  à  tra- 
vers les  circonstances  où  ils  furent  commis.  C'est  alors  que  le 
patriotisme  devint  féroce,  que  le  dogmatisme  républicain  devint 
intolérant.  C'est  alors  que  le  parti  de  la  révolution  devint  ombra- 
geux, défiant,  inquisiteur,  voyant  et  dénonçant  partout  des  traîtres 
autour  de  lui  et  dans  son  sein.  C'est  le  moment  du  vrai  jacobinisme, 
qui  domina  bientôt  toutes  les  fractions  du  parti  révolutionnaire, 
absorba  toutes  les  sociétés  de  salut  public,  couvrit  la  France  en- 
tière de  clubs  afliliés  à  la  société  jacobine  de  Paris. 

Notre  politique,  que  nous  n'avons  jamais  séparée  de  notre  morale, 
ne  croit  point  à  la  nécessité  du  crime.  Nous  ne  pensons  donc  pas 
que  la  révolution  ait  eu  besoin  de  la  terreur  et  de  l'écharaud  pour 
triompher  de  ses  ennemis  du  dehors  et  du  dedans.  La  grande  âme 
de  la  France  y  suffisait,  prompte  à  tout  effort,  prête  à  tout  sacri- 
fice, dès  qu'il  s'agissait  de  liberté,  de  justice,  de  l'honneur  et  du 
salut  de  la  patrie.  Mais  en  un  moment  où  il  ne  restait  plus  rien  des 
institutions  de  l'ancien  régime,  où  toute  hiérarchie,  toute  admi- 
nistration, tonte  autorité  locale  avait  disparu,  n'est-ce  point  jus- 
tice de  reconnaître  que  le  zèle,  l'activité,  le  dévoûment  de  cette 
société  passionnée  pour  la  chose  publique  ne  furent  point  inutiles 
pour  l'exécution  des  décrets  d'une  assemblée  qui  avait  concentré  en 
elle  tous  les  pouvoirs,  et  réuni  toutes  les  attributions?  A  cette  tête 
tout  occupée  du  grand  but  et  des  moyens  sommaires  de  son  œuvre, 

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LES  MODYEAUX  JAG0BIN8.  A 5 

ne  fallait-il  pas  des  yeux  pour  veiller,  des  bras  pour  aider  au  succès 
de  Tœuvre  suprême?  On  peut  convenir  que  le  zèle  fut  parfois  fana- 
tique, Tactiviié  fébrile,  la  vigilance  inquiète  et  tracassière,  la 
défiance  cruelle.  Il  n'en  reste  pas  moins  difficile  de  comprendre 
comment  la  convention  eût  pu  être  autrement  obéie  et  servie  avec 
cette  promptitude  et  cette  précision  qui  ont  assuré  l'accomplisse- 
ment de  ses  volontés,  en  tout  ce  qui  touchait  aux  grands  intérêts 
du  pays.  Quant  aux  crimes  de  la  terreur,  c'est  sur  le  comité  de 
salut  public,  sur  la  commune  de  Paris,  sur  les  meneurs  des  fau- 
bourgs, sur  la  convention  elle-même,  plus  coupable  de  faiblesse 
que  de  violence,  qu'en  retombe  la  respoasabilité,  bien  plus  que  sur 
ces  honnêtes  et  patriotes  jacobins  de  province  qui  n'ont  vu  que  la 
patrie  et  la  révolution  à  défendre,  dans  le  concours  qu'ils  ont 
prêté  au  gouvernement  de  la  convention. 

Deux  espèces  de  révolutionnaires,  ayant  chacune  son  esprit,  son 
tempérament,  sa  pratique  dç  gouvernement,  ont  été  les  acteurs 
de  ce  terrible  drame,  les  montagnards  et  les  purs  jacobins,  ceux-ci 
plus  doctrinaires,  ceux-là  plus  patriotes.  Deux  hommes  qui  ont 
joué  les  premiers  rôles,  Danton  et  Robespierre,  en  furent  les  types 
les  plus  accentués.  Danton  fut  l'homme  d'action,  d'audacieuse 
initiative,  d'improvisation  violente*  Le  théâtre  de  son  activité  fut 
encore  plus  la  place  publique  que  la  convention.  La  nature  l'avait 
plus  fait  pour  remuer  les  foules  que  pour  diriger  les  partis.  C'est 
dans  les  grandes  agitations  populaires  qu'il  montrait  sa  force  et  sa 
puissance  plutôt  que  dans  les  grands  débats  parlementaires.  A  la 
convention,  il  fit  plus  de  motions  que  de  discours;  il  lança  plus 
d'apostrophes  qu'il  ne  composa  de  harangues.  Il  lui  fallait  de  véri- 
tables tempêtes  dans  le  parlement  pour  provoquer  son  initiative 
endormie  par  les  longues  discussions.  C'est  alors  que  Danton  se 
retrouvait  tout  entier  dans  la  furieuse  mêlée  où  dominait  sa  voix 
formidabie.On  ne  peut  dire  qu'il  fût  beau  dans  sa  laideur,  comme 
Mirabeau.  Le  crayon  de  David,  un  jour  qu'il  le  prit  sur  le  fait, 
en  fit  une  figure  qu'on  ne  peut  regarder  sans  pâlir.  Il  eut  d'affreux 
momens  de  délire  révolutionnaire  où  il  fit  et  laissa  tout  faire 
contre  la  justice  et  l'humanité.  Du  reste,  humain  et  bon  au  fond, 
ami  tendre  et  dévoué,  facile  et  joyeux  compagnon,  tout  aux  affec- 
tions de  la  famille,  où  il  oubliait  ses  passions  de  parti.  Quand  la  haine 
d'un  rival  qui  n'oubliait  jamais  vint  le  chercher  dans  sa  retraite, 
elle  le  trouva  profondément  dégoûté  de  la  politique  de  sang  et 
désarmé  par  un  irrésistible  besoin  de  repos  et  de  clémence.  Le  lion 
ne  se  réveilla  que  devant  ce  tribunal  de  mort  où  ses  rugissemens 
firent  tressaillir  la  foule  et  trembler  les  juges. 

Robespierre,  au  contraire,  fut  l'homme  de  la  doctrine,  sans  gêné- 


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&6  RETOI  DIS  MBI  MONDES* 

reuse  passion  et  sans  grande  Miiace,  patient  dans  ses  desseins, 
tenace  dans  ses  haines,  aussi  correct  dans  sa  conduite  et  sa  tenue 
que  dans  ses  discours,  maître  'de  hri  et  de  son  auditoire  daps  les 
débats  de  la  convention  et  du  club  des  jacobins,  faible  devant  l'im- 
prévu, irrésolu  au  moment  décisif  de  l'action.  On  le  vit  bien  le  jour 
où  il  ne  sut  pas  répandre  à  rarrét  de  mort  de  la  convention  par  un 
coup  de  force  populaire.  Peut-6tre  en  fût*il  resté  à  la  doctrine,  s'il 
n'eût  eu  à  ses  côtés  Saint-Just,  Tiaflexible  exécuteur  de  ses  des- 
seins. Il  eut  l'âme  d'un  sectaire  bien  plus  que  d'un  patriote.  Disciple 
fanatique  de  Rousseau,  dont  le  Canint  social  était  son  évangile,  il 
ne  souiSrit  pas  d^autre  foi  que  la  sienne,  d'autre  parti  que  la  société 
des  jacobins,  où  il  essaya  d'enfermer  la  France  tout  entière.  11  avait 
l'esprit  toujours  tendu  vers  le  but  qpi'il  voulait  atteindre,  le  regard 
toujours  fixé  sur  l'obstacle  qu'il  voulait  supprimer.  Il  lui  eût  fallu 
une  petite  France  pour  laquelle  il  avait  rêvé  une  république  ver- 
tueuse, sentimentde  et  même  religieuse  à  sa  façon,  dont  il  eût  été  le 
grand  prêtre  plutôt  que  le  président.  C'est  pour  cela  qu'il  trouvait 
trop  grande  la  France  de  nos  souvenirs  et  de  nos  traditions,  et  qu'il 
parut  désespérer,  vers  les  derniers  jours  de  la  terreur,  de  la  rame^ 
ner  sous  son  étroite  et  insupportable  discipline.  Il  était  resté  froid, 
avec  ses  idées  fixes,  au  brûlant  foyer  de  la  révolution.  11  n'a  jamais 
précbé  la  guerre  à  l'étranger,  comme  les  girondins  et  les  monta- 
gnards, au  milieu  desqueLs  il  se  sentait  isolé.  En  d'autres  temps, 
ce  lettré  sensible  et  rêveur  n'eût  pas  été  un  homme  de  sang,  et 
n'eût  point  songé  à  gouverner  par  la  guillotine.  Chef  de  parti,  l'in- 
corruptible MaximiUen  eût  toujours  été  inquiet,  défiant,  inquisi- 
teur. Chef  de  gouvememest,  il  eût  été  impitoyable  dans  sa  poli- 
tique d'épuration«  Ami,  on  pourrait  dire  apôtre  de  la  paix,  il  eût  fait 
partie  de  la  société  qui  porte  ce  nom,  et  eût  présidé  avec  bonheur 
à  nos  fêtes  du  travail.  N'a-t-il  pas  présidé  la  fête  de  TÉtre  suprême, 
pendant  que  les  jacobins  patriotes  allaient  dans  les  camps  mener 
nos  armées  à  l'ennemi? 

Ces  temps  héroïques  sont  loin  de  nous.  Nos  générations  ont  vu 
encore  de  grands  événemens,  de  grands  désastres,  de  grands 
crimes;  elles  n'ont  pas  revu  les  passions  et  les  vertus  de  nos  pères. 
S'ils  venaient  à  revivre,  les  jacobins  de  92  et  de  9S  renieraient  leurs 
fils.  C'étaient  des  révolutionnaires  et  des  patriotes  avant  tout,  et,  à 
vrai  dire,  leur  jacobinisme  n'étaii  que  le  paroxysme  de  la  passion 
révolutionnaire  et  de  la  passion  patriotique.  On  le  vit  bien  par  la 
manière  dont  a  fini  cette  sanglante  histoire.  Le  pays  délivré  de  l'é- 
tranger, la  révolution  faite,  et  la  France  nouvelle  assurée  de  la 
pleine  possession  des  droits  et  des  biens  pour  lesquels  elle  avait 
combattu  l'ennemi  du  dehors  et  l'ennemi  du  dedans,  cette  espèce 


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LES  MOUYEIUX  JàCOVnfSy  A7 

politique  n'avait  plua  de  raison  d'être.  G&fut  un  jacobinisme  de  cir- 
constaQce  ;  il  ne  devait  pas  survivre  ans  événemens  qui  Tont  fait 
éclore.  Il  s'est  énervé  dans  la  corruption  du  dii^ectoire,  ou  s'est 
aplati  devant  le  despotisilne  impérial.  On  s'est  étoané  de  voir  tr<^ 
de  ces  farouches  jacobina  parmi  les  fonctionnaires  ou  les  digni- 
taires du  consulat  et  de  l'empire..  Sans  parler  des  intrigans  et  de9 
courtisans  qui  se  rencontrent  pactout  poio:  profiter  des  faveurs  do 
gouvernement  nouveau,  tm  doit  reconnaître  parmi  les  anciens  jaco« 
bins  ralliés  à  l'empire  plus  dfun  patriote  et  plus  d'un  révolution- 
naire qui  n'ont  pas  vu  avec  trcqp  de  déplaisir  un  régime  donnant 
au  pays,  en  mème^  temps  que  la  gloire,  la  sécurité  extérieure  et 
intérieure  pour  les  conquêtes  de  la  révolution^  La  liberté  man- 
quait, il  est  vraii;  mais  cette  race  d'hommes  qui  avaient  fait  ou 
subi  la  terreur  ne  l'a  peut-ôtre^  pas  regrettée  autant  qu'on  a  pu  le 
croire.  Et,  par  parenthèse,  n'est-ce  pas  ainsi  qu'on  pourrait  expli- 
quer la  molle  et  passive  attitude  de  nos  populations  devant  l'inva- 
sion de  1870?  Elles  étaient  pauvres  en  92,  et  eUes  avaient  une 
révolution  à  défendre.  Elles  jouissaient  des  bienfaits  de  cette  révo- 
lution en  70,  et  elles  n'avaient  que  la  patrie  à  sauver.  La  France 
est  restée  riche  après  sa  défaite,  et  l'AUemegne  pauvre  après  sa 
victoire.  Cette  revanche,  dont  beaucoup  de  nos  pacifiques  jacobins 
semblent  satisfaits,  eût-elle  suffi  à  leurs  pèrea? 

II. 

C'est  dans  les  circonstances  où  l'on  pouvait  le  moins  s'y  attendre 
que  cette  t^q  semble  sortir  du  tombeau  pour  reparaître  avec  ses 
colères,  ses  haines,  ses  défiances,  toutes  ses  passions  de  guerre, 
au  moins  apparentes.  Où  est  la  Vendée  à  dompta?  où  est  l'étran-r 
ger  à  repousser?  où  sont  les  émigrés  à  proscrire,  les  traîtres  à  sur- 
veiller et  à  punir?  La  patrie  est-elle  en  danger?  avons-nous  encore 
une  révolution  à  faire?  où  sont  les  hommes  d'action  qui  la  déchaî- 
nent et  les  hommes  de  doctrine  qui  la  dirigent?  La  république 
n'est-elle  pas  en  paix  avec  tous  nos  voisins,  presque  en  amitié 
avec  le  voisin  qui  garde  nos  provinces  conquises?  où  est  l'en- 
nemi?  «  ComiaentI  où  est  l'ennemi?  nous  dit-on.  C'est  parce  que 
vous  ne  regardez  que  la  frontière  que  vous  ne  le  voyez  pas. 
L'ennemi,  c'est  le  jésuite,  le  prêtre,  le  fonctionnaire,  le  monar- 
chiste. Ce  monde  d'ordres  religieux  que  vous  croyez  unique- 
ment occupé  à  prier,  à  enseigner,  à  soigner  les  malades,  à  con- 
soler les  affligés,  il  coospire  dans  les  retraites  où  il  se  tient  caché. 
Cette  classe  de  fonctionnaires  de  tout  ordre  et  de  tout  rang  qui 
vous  parait  absorbée  dans  sa  besogne  de  buteau  ou  dans^son  tra- 

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A8  UTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

yail  de  cel)inet,  elle  conspire  sous  les  yeux  de  ses  chefs*  Cette  sodété 
de  monarchistes  de  tout  parti  s'entend,  dans  ses  salons,  pour  nous 
ramènera  bref  délai  tel  ou  tel  prince,  on  ne  sait  lequel,  mais  qu'im- 
porte? En  ce  moment,  ce  qui  presse  le  plus,  c'est  de  courir  sus  à 
l'ennemi  clérical,  en  ayant  toujours  l'œil  sur  les  autres.  C'est  contre 
cet  ennemi  qu'il  faut  aller  en  guerre,  enlever  ses  postes  avancés, 
le  déloger  de  toutes  ses  positions,  emporter  d'assaut  ses  forte- 
resses, autrement  dit  ses  collèges,  ses  couvons,  ses  écoles  commu- 
nales ou  libres,  aux  accens  de  la  Marseillaise  et  du  Chant  du 
départ.  L'état,  la  société,  la  civilisation,  la  patrie,  sont  en  péril. 
Yoilà  cinquante  ans  qu'on  s'endort  dans  une  fausse  sécurité.  On  a 
laissé  pénétrer  dans  la  place,  où  toutes  ces  choses  sont  gardées, 
l'ennemi  qui  n'a  plus  qu'un  pas  à  faire  pour  mettre  la  main  des- 
sus. Sus  au  cléricalisme  I  souvenons-nous  de  nos  pères  I  » 

Aux  orateurs,  aux  écrivains  qui  enflent  leur  voix  ou  leur  style 
pour  débiter  de  pareilles  fables,  il  n'y  aurait  rien  à  répondre,  s'ils 
ne  trouvaient  un  trop  nombreux  public,  assez  naïf  ou  assez  pas- 
sionné pour  prendre  au  sérieux  toute  cette  fantasmagorie.  Est-il 
besoin  de  dire  que  personne  ne  songe  à  conspirer  contre  la  répu- 
blique, ni  dans  les  partis  monarchiques,  ni  dans  les  administrations, 
ni  dans  le  clergé,  ni  dans  ce  prétendu  parti  clérical  dont  on  fait  le 
grand  agent,  l'âme  même  de  la  conspiration?  Ce  qui  est  vrai,  c'est 
que,  si  personne  ne  conspire,  tout  le  monde  entend  user  de  ses  droits, 
sous  une  république  que  ses  meilleurs  amis  disaient  être  venue  pour 
les  garantir.  Les  partis  monarchiques  ont  désarmé  devant  la  victoire 
définitive  du  parti  républicain  et  devant  la  constitution  qui  en  fut  la 
consécration.  Ils  n'ont  point  désarmé  devant  la  politique  radicale  et 
jacobine,  dont  les  actes  deviennent  de  plus  en  plus  inquiétans  pour 
la  liberté  et  la  paix  intérieure  du  pays.  Ils  entendent  compter  pour 
quelque  chose  dans  la  lutte  que  les  conservateurs  de  tout  parti 
soutiennent  en  ce  moment  contre  cette  politique.  Restés  peut-être 
monarchistes  pour  l'avenir,  les  hommes  des  anciens  partis  ne  sont 
plus  que  des  conservateurs  pour  le  présent.  N'est-ce  pas  leur  droit, 
et  serait-ce  là  conspirer  contre  la  république?  Les  fonctionnaires, 
habitués  à  servir  l'état  sous  tous  les  gouvememens,  n'aiment  point 
à  être  troublés  par  les  passions  politiques  dans  l'exercice  régulier 
de  leurs  fonctions.  Us  n'apprennent  pas  avec  plaisir  des  révo- 
cations auxquelles  la  politique  n'est  pas  étrangère.  Ils  voient  sur- 
tout avec  effroi  les  épurations  qui  peuvent  à  chaque  instant  les 
atteindre,  et  ne  peuvent  se  sentir  beaucoup  d'enthousiasme  pour 
un  régime  où  ils  ne  vivent  point  en  paix.  Doit-on  s'étonner  de  leur 
tiédeur,  et  y  voir  un  mauvais  vouloir  contre  la  république? 

Quand  on  nous  montre  le  parti  clérical,  jésuites  en  tête,  montant 

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LES  NOUVEAUX  JACOBINS.  ^  49  ^'c  *  ^ 

titutioDs,  dans  la  campagne  du  i6  mai,M)d/^ 
abuse  étrangement  de  Thyperbole.  Sans  doute  le  prêtre  ne  8*est  O 


à  Tassaut  de  nos  institutions,  dans  la  campagne  du  i6  mai/^y^^       ^/. 
abuse  étrangement  de  Thyperbole.  Sans  doute  le  prêtre  ne  8*est  O/,       ^ 
point  abstenu  aux  élections  de  1876  et  de  1877.  li  a  soutenu  de  son       *\  \  t 
TOte  et  de  son  influence  les  candidats  qui  avaient  sa  confiance  et  ^-  / 

ses  sympathies.  N'était-ce  pas  son  droit  et  son  devoir  de  citoyen?  ^ 

Du  moment  qu'il  n'a  pas  compromis  le  prêtre  dans  l'exercice  de  ce 
droit,  dans  l'accomplissement  de  ce  devoir,  qu'il  n'a  usé  de  son 
influence  ni  dans  la  chaire  ni  dans  le  confessionnal,  qu'a-t-on  à  lui 
re;>rocher?  Et  s'il  y  a  mis  tout  le  zèle  de  sa  foi  religieuse,  qui  peut 
s'en  étonner  ou  s'en  indigner?  Est-ce  qu'on  a  songé  à  lui  contes- 
tei  ce  droit  sous  la  république  de  18&8  et  sous  le  second  empire? 
N'i-t-il  pas  assez  payé  sa  dette  à  la  patrie,  dans  cette  fatale  guerre 
de  1870,  pour  être  compté  parmi  les  citoyens  actifs  de  notre  pays? 
Quant  au  parti  clérical,  un  orateur  du  sénat  dans  la  discussion 
SUT  l'article  7,  M.  Buffet,  a  fait  justice  des  déclamations  dont  il  est 
le  sujet  perpétuel.  Qu'est-ce  que  les  cléricaux,  sinon  des  catholiques 
qui  prennent  au  sérieux  leurs  droits  et  leurs  devoirs  de  citoyens? 
Oa  nous  dit  que  cette  espèce  de  catholiques  est  d'origine  toute 
récente,  qu'on  n'en  parlait  pas  sous  les  gouvememens  de  la  restau- 
ration et  de  la  révolution  de  juillet.  La  raison  en  est  très  simple  : 
c'est  que  nous  ne  jouissions  pas  du  suffrage  universel  sous  ces  deux 
régimes  du  gouvernement  parlementaire.  Le  clergé  avait  peu  d'in- 
fluence sur  la  classe  moyenne  qui  formait  le  corps  électoral  de 
cette  époque,  et  la  presque  totalité  des  prêtres  ne  prenait  point 
part  au  scrutin.  Le  clergé  ne  fut  puissant  qu'à  la  cour  et  dans  ce 
parti  ultra-royaliste  qui  a  perdu  la  restauration.  C'est  la  révolution 
de  18&8  qui  lui  a  rendu  son  influence  politique;  c'est  elle  qui  a 
créé  ce  qu'on  nomme  le  parti  clérical.  Tant  que  le  suffrage  univer- 
sel subsistera,  la  politique  devra  compter  avec  ce  parti.  On  pourra 
fermer  au  prêtre  la  salle  du  scrutin  et  le  renvoyer  à  son  église. 
Les  comices  resteront  ouverts  à  tout  ce  peuple  de  catholiques  qui 
entendent  user  de  leurs  droits  pour  la  défense  des  intérêts  qui  leur 
sont  le  plus  chers.  Quoi  qu'on  puisse  dire,  ce  n'est  point  encore  là 
conspirer  contre  la  république. 

Voilà,  au  Tond,  l'explication  des  bruyantes  colères  d'un  parti  qui 
ne  croit  ni  à  la  conspiration  des  partis  monarchiques,  ni  à  l'oppo- 
sition des  fonctionnaires,  ni  aux  entreprises  du  clergé  contre  les 
droits  de  l'état.  Il  veut  un  clergé  servile,  une  administration  dé- 
vouée, un  parti  conservateur  qui  se  désintéresse  des  affaires  publi- 
ques. Toute  résistance  l'irrite,  même  dans  les  limites  de  la  loi  et 
de  la  constitution.  Toute  initiative  qui  n'est  pas  la  sienne  lui  fait 
ombrage.  Toute  force  politique,  sociale,  religieuse  qui  tend  à  se 
constituer,  à  s'organiser,  à  se  développer  par  elle-même,  Tin- 

TOMB  IL.  —  1880.  4 

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50  REYIIB  DES  DEUX  MOifDBS» 

quiète.  II  ne  veut  rien  de  vivant,  de  résistant,  de  puissant  autour 
de  lui.  Voilà  pourquoi  il  dénonce  partout  des  ennemis  de  la  répu- 
blique à  un  public  crédule  et  à  un  gouvernement  faible. 

Il  est  naturel  qu'un  parti  qui  a  réusai  k  conquérir  le  pouvoir 
diercbe  à  le  conserver.  Seulement,  il  y  avidt  pour  le  parti  républi- 
cain deux  manières  de  s'y  prendre.  On  pouvait  gouverner,  admiuis^ 
trer  le  pays,  en  ne  songeant  qu'à  sa  grandeur,  à  sa  puissance,  à  sa 
prospérité,  à  sa  sécurité.  C'était  la  grande  manière,  et  aussi  la  pli;.s 
sûre.  «  Cherchez  le  royaume  de  Dieu,  a  dit  l'Évangile,  et  le  reste 
vous  sera  donné  par  surcroît.  »  «  Ne  cherchez  que  le  bien  de  l'é- 
tat, pourrait-on  dire  au  gouvernement  républicain,  et  la  répu- 
blique ne  s'en  trouvera  que  mieux.  »  C'est,  en  effet,  le  grand  ^xt 
de  conservation  pour  un  gouvernement,  en  tout  pays,  et  particu- 
lièrement dans  le  nôtre,  que  de  bien  faire  ses  affaires.  Il  n'y  a  rien 
qui  décourage  plus  de  la  lutte  les  partis  hostiles  que  les  succès 
d'une  bonne  politique,  comme  il  n'y  a  rien  qui  les  y  encourage 
davantage  que  les  échecs  d'une  mauvaise  politique.  Si  le  parti  répu- 
blicain voulait  gouverner  et  administrer  dans  l'unique  intérêt  du 
pays,  il  verrait  tout  le  monde  venir  à  la  république,  sans  qu'il  eût 
besoin  de  gagner  ou  de  menacer  personne.  Le  clergé,  qu'il  aurait 
respecté,  serait  trop  heureux  de  faire  librement,  sous  son  drapeau, 
son  œuvre  de  paix  et  de  salut  des  âmes.  Les  administrations  qu'il 
aurait  protégées,  ne  demanderaient  qu'à  bien  servir  l'état.  Les  par- 
tis, qu'il  n'aurait  point  poursuivis  dans  leur  retraite  désarmeraient 
devant  une  politique  aussi  heureuse  qu'habile.  Les  bons  citoyens 
de  tous  les  partis,  et  ils  sont  en  très  grand  nombre,  s'honoreraient 
de  seconder  un  gouvernement  vraiment  national  dans  l'accomplis- 
sèment  de  sa  tâche  patriotique.  C'est  ainsi  que  Thiers  entendait 
acclimater  la  république  sur  un  sol  où  jusqu'ici  elle  n'avait  pu 
prendre  racine.  Quand  il  parlait  d'une  république  libérale,  conser- 
vatrice, ouverte  à  tous,  il  comprenait  les  vraies  conditions  de  force 
et  de  durée  de  la  troisième  république.  S'il  eût  conservé  le  pouvoir 
et  qu'il  eût  vécu  assez  longtemps  pour  laisser  la  forte  tradition  de  cette 
politique,  on  pouvait  espérer  la  résignation,  sinon  l'abdication  des 
partis,  et  en  tout  cas  la  pacification  du  pays.  On  pouvait  d'autant 
mieux  concevob:  cet  espoir  que,  sur  le  terrain  de  la  constitution, 
un  nouveau  classement  des  partis  et  des  groupes  devenait  plus 
facile.  Comme  la  république  avait  été  mise  hors  de  cause,  les  vieilles 
classifications  de  républicains  et  de  monarchistes  n'avaient  plus  de 
raison  d'être.  C'était  sortir  de  la  constitution  que  de  les  rappeler, 
en  réveillant  toutes  les  passions  et  toutes  les  ambitions  qu'elles 
avaient  suscitées.  Thiers,  pendant  sa  trop  courte  présidence,  n'avait 
pas  seulement  enseigné  cette  politique;  il  l'avait  pratiquée  en 


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LES  {ÎODVEA€X  JACOBINS*  51 

ouvrant  la  porte  du  pouvoir  aux  hommes  de  gauche  et  de  droite^ 
qu'il  savait  rapprocher  et  réccmcilier  dans  l'œuvre  commune  de  la 
réorganisatioQ  nationale.  Il  avait  un  mot  pour  caractériser  cette 
manière  d'entendre  le  gouvernement  :  c'était  la  politique  d'état. 
C'est  la  seule,  du  reste,  qu'il  ait  pratiquée  au  pouvoir,  dans 
toute  sa  carrière  parlementaire.  La  politique  de  parti  ne  lui  semblait 
bonne  tout  au  plus  que  dans  l'opposition,  où  il  est  ttmjours  resté 
un  honune  de  gouvernement. 

On  a  pu  croire  que  c'est  la  réaction  conservatrice  du  2à  mai 
1873  et  du  16  mai  1877  qui  a  inspiré  au  parti  républicain  cette 
politique  de  défiance  et  d'exclusion  à  l'égard  des  conservateurs 
monarchistes  qui  ont  franchement  accepté  la  république  constitu- 
tionnelle. C'est  une  erreur.  Une  minorité  seulement  dans  ce  parti, 
le  centre  gauche,  comprenait  et  acceptait  les  idées  de  Thiers  sur 
ce  point.  La  majorité  n'a  fait  que  les  subir  en  nourrissant  tou- 
jours le  dessein  de  garder  pour  elle  le  pouvoir  tout  entier,  quand 
elle  en  serait  absolument  maltresse.  Déjà,  sous  la  présidence  de 
Thiers,  l'homme  qui  est  aujourd'hui  le  chef  de  cette  majorité,  dans 
un  discours  célèbre  où  il  annonçait  l'avènement  des  nouvelles 
couches  sociales,  signifiait  aux  conservateurs  qu'ils  n'avaient  plus 
de  place  dans  le  gouvernement  de  cette  république  qu'ils  avaient 
contribué  à  établir.  C'est  qu'en  effet  le  parti  qui  tient  aujourd'hui 
le  pouvoir  a  toujours  entendu  gouverner  et  administrer  seul  la 
république  qu'il  avait  été  seul  à  rêver,  à  préparer,  à  imposer  au 
pays  par  des  révolutions  que  le  pays  n'a  fait  que  sanctionner. 
Quand  il  dit  et  répète  qu'il  ne  veut  pas  introduire  l'ennemi  dans  la 
place,  il  est  possible  qu'il  soit  de  bonne  foi  dans  Texpression  d'un 
sentiment  d'incurable  défiance  qui  lui  est  propre.  Mais  il  y  a  une 
autre  raison  qu'il  ne  dit  point  :  c'est  que  Tintérèt  de  la  cause  ne 
lui  fait  jamais  oublier  l'intérêt  du  parti.  Que  la  république  prenne 
de  la  force  et  de  la  consistance  par  le  concours  des  conservateurs 
qui  ont  servi  d'autres  régimes,  ce  n'est  point  là  son  premier  souci. 
Il  n*y  a  qu'une  république  qui  soit  de  son  goût  :  c'est  celle  où  il  est 
tout,  fait  tout  et  dispose  de  tout. 

Avec  cette  façon  d'entendre  la  république,  ce  parti  devait 
avoir  sa  manière  de  la  gouverner  et  de  la  conserver.  Gouverner 
et  administrer  le  pays  en  se  préoccupant  outre  mesure  des  con* 
venances  du  parti  au  nom  duquel  on  gouverne;  chercher  ses  sùre^ 
tés  contre  un  retour  de  fortune  en  prenant  pour  devise  :  Qui  n'est 
pas  pour  nous  est  contre  nous  ;  ne  voir  dans  ses  anciens  adver- 
saires que  des  ennemis  qu'il  faut  surveiller,  écarter  de  toute  fonc- 
tion administrative  ou  municipale,  de  toute  participation  à  la  vie  pu- 
blique, qu'il  faut  combattre  enfin  et  poursuivre  sans  trêve  ni  merci  : 


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52  RBVUB  DBS  DBUX  1I01IDB8. 

ce  n'est  plus  la  politique  d'état,  c'est  la  politique  de  parti.  Et  qu'on 
ne  se  méprenne  point  sur  le  sens  des  mots.  Le  gouvernement  d'un 
parti  n'est  pas  nécessairement  un  gouvernement  de  parti.  Un  parti 
peut  gouverner  et  administrer  le  pays  de  manière  à  donner  satis- 
faction à  tous  les  principes  d'ordre,  de  justice  et  de  liberté,  à  tous 
les  intérêts  vraiment  nationaux.  Si  le  gouvernement  républicain  se 
faisait  ce  mérite  et  cet  honneur,  il  ne  serait  "point  un  gouverne- 
ment de  parti.  Il  le  devient  en  faisant  le  ccmtraire,  en  sacriBant 
aux  passions,  aux  préjugés,  aux  intérêts  mal  entendus  d'un  parti 
ces  principes  de  justice  administrative,  de  liberté  religieuse,  de 
paix  sociale  dont  l'avènement  de  la  république  devait  être  le 
triomphe.  Voilà  la  politique  qui  a  prévalu  dans  le  parti  républi- 
cain depuis  que  l'esprit  de  sagesse  semble  avoir  disparu  avec 
l'homme  d'état  qui  l'inspirait  et  le  dirigeait. 

La  politique  d'état  peut  être  plus  ou  moins  noble,  plus  ou  moins 
correcte  dans  l'emploi  des  moyens.  Elle  a  un  idéal,  puisque  son  but 
domine  toute  ambidon  de  personne  ou  de  parti.  Elle  a  un  horizon, 
puisqu'elle  se  place  à  la  hauteur  de  l'intérêt  national  pour  voir  et 
juger  toutes  choses.  La  politique  de  parti  n'a  pas  de  but,  à  pro- 
prement parler,  puisque  la  possession  du  pouvoir,  qu'elle  vise 
uniquement,  n'est  qu'un  moyen  pour  toute  politique  digne  de  ce 
nom.  Elle  n'a  pas  d'horizon,  puisqu'elle  regarde  et  juge  tout  au 
point  de  vue  de  la  conservation  personnelle.  Ce  n'est  point  là  cet 
art  de  gouverner  où  Royer-Collard,  parlant  sur  la  tombe  de  Casi- 
mir Perier,  croyait  retrouver  des  parties  divines.  Le  mot  était  trop 
beau  peut-être;  mais  s'il  n'y  a  rien  de  vraiment  divin  dans  un  tel 
art,  il  y  a  quelque  chose  qui  le  rehausse  singulièrement,  c'est  la 
grandeur  du  but  et  la  noblesse  des  moyens.  En  se  préoccupant  de 
ces  deux  choses,  la  politique  perd  son  caractère  personnel  et  trop 
souvent  peu  moral.  Elle  devient  cet  art  dont  Royer-CoIlard  voulait 
parler.  C'est  la  politique  d'état  à  sa  plus  haute  puissance.  La  poli- 
tique de  parti  n'a  pas  de  telles  allures  :  elle  ne  marche  point  vers 
un  grand  but;  elle  ne  choisit  pas  les  plus  nobles  moyens.  Elle 
se  résume  tout  entière  en  expédions  où  les  convenances  du  parti 
prévalent  sur  les  intérêts  du  pays.  En  commuant  cette  politique, 
le  parti  qui  est  le  mattre  de  nos  destinées  en  ce  moment  peut  gou- 
verner quelque  temps,  si  c'est  là  gouverner;  mais  il  n'aura  point 
l'honneur  d'avoir  relevé  la  fortune  de  la  France.  Il  ira  ainsi  dans  la 
voie  d'un  despotisme  sans  grandeur  et  sans  gloire,  qui  ne  livre 
pas  sans  doute  le  pays  au  hasard  des  aventures,  mais  qui  le  désor- 
ganise et  l'énervé  par  un  régime  où  la  violence  se  môle  à  la  fai- 
blesse, et  l'arbitraire  à  l'anarchie.  Voilà  un  jacobinisme  qui  n'a 
rien  de  terrible,  mais  dont  l'histoire  ne  dira  pas,  comme  de  l'an- 

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LES  NOOTBAUX  JACOBINS.  63 

cien,que,  si  les  actes  ont  été  souvent  odieux,  le  but  était  grand, 
puisqu'il  s'agissait  de  sauver  la  révolution  et  la  patrie.  Que  pourra- 
-elle  dire  de  nos  jacobins  actuels?  Que  leur  vigilance  n'a  signalé 
que  des  dangers  imaginaires;  que  leur  vaillance  n'a  exterminé  que 
des  ennemis  qm  n'ont  fait  aucun  acte  d'hostilité  ;  que,  dans  cette 
triste  et  sotte  guerre,  on  a  oublié  l'étranger  qui  nous  regarde  et 
nous  prend  en  pitié.  Gela  ne  suffit  pasjpour  leur  assurer  une  grande 
place  dans  nos  annales  républicaines. 

III. 

C'est  bien  une  politique  jacobine  que  celle  qui  porte  atteinte  au 
droit  commun.  Mais  c'est  tout  ce  qu'elle  a  retenu  de  l'ancienne 
tradition.  Qu'elle  n'ait  d'autre  passion  que  l'amour  du  pouvoir, 
d'autre  but  que  la  pensée  de  le  conserver,  d'autre  doctrine  que 
r^oîsme  de  parti,  d'autre  conduite  que  la  pratique  des  expédions  ; 
c'est  ce  qu'une  revue  rapide  de  ses  actes  sufSra  à  nous  montrer. 
Ces  expédions  varient  selon  les  besoins  de  cette  politique  plutôt 
subie  qu'acceptée  de  nos  ministres  actueb.  Tantôt  ce  sont  des 
concessions  aux  partis  extrêmes  ;  tantôt  ce  sont  des  satisfactions 
données  aux  amis;  tantôt  ce  sont  des  diversions  imaginées  pour 
distraire  l'opinion  publique;  tantôt  ce  sont  des  réclames  de  popu- 
larité électorale.  Le  mobile  reste  toujours  le  môme  :  Tintérôt  de 
parti. 

S'agit-il  de  l'amnistie  pléniëre?  Pour  un  parti  qui  aurait  souci 
avant  tout  de  l'ordre  et  de  la  paix  intérieure  du  pays,  une  pareille 
question  ne  devait  pas  même  se  poser  devant  le  parlement.  Tout 
ce  qui  peut  ressembler  à  une  réhabilitation  de  la  commune  de  1871 
a  de  quoi  révolter  ou  troubler  le  sens  moral  du  pays.  On  sait  bien 
que  cette  thèse  n'est  point  de  son  goût,  et  que,  si  son  sentiment 
d'humanité  s'accommode  de  la  grâce,  son  sentiment  de  justice  ne 
peut  accepter  l'amnistie.  Le  gouvernement  le  sait,  et  c'est  pour 
cela  que,  sans  s'expliquer  sur  le  fond  de  la  question,  il  en  avait 
jusqu'ici  ajourné  la  solution.  Mais  pourquoi  a-t-il  accepté  l'amnistie 
partielle,  et  vient-il  de  se  résigner  à  l'amnistie  plénière?  Parce  que 
l'amnistie,  partielle  ou  plénière,  éteit  réclamée  par  un  groupe  par- 
lementaire dont  le  parti  républicain  ne  veut  pas  se  séparer,  et 
que  ce  groupe  est  lui-même  entraîné  par  une  faction  qui ,  hors 
du  parlement  dispose  d'une  portion  considérable  du  peuple  des 
grandes  villes  et  des  grands  centres  de  notre  population  indus- 
trielle, avec  lesquels  il  faut  compter  dans  les  élections.  C'est  donc 
l'intérêt  électoral  d'un  groupe  peu  nombreux,  qui  a  empêché  de 
clore  une  question  que  l'opinion  publique  ne  voit  jamais  rouvrir 
sans  inquiétude  et  sans  trouble.  Ici,  non-seulement  le  parti  répu- 

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5&  RS?in  DBS  DBfu  MoirraB. 

blicain  n'agit  pts  en  vue  du  bien  du  pays,  mais  il  n'est  pas  même 
libre  d'agir  dans  son  propre  intérêt,  puisque  sa  popularité  ne  peut 
que  soaifrir  d'une  pareille  ooooession. 

S'agit-il  de  la  dispersion  des  congrégations  non  autorisées,  €t 
particulièrement  des  jésuites?  C'est  ici  surtout  qu'on  peut  juger 
combien  le  parti  qui  nous  gouverne  sacrifie  l'intéôrèt  du  pays  à  un 
intérêt  de  popularité  ou  à  une  rancune  électorale.  Les  congréga- 
tions non  autorisées  fussent-elles  seules  en  jeu,  ce  serait  tou- 
jours une  chose  bien  grave  pour  un  parti  qui  n'est  rien,  s'il  n'est 
libéral,  de  violer  un  principe  tel  que  la  liberté  d'enseignement.  Les 
habiles  politiques  qui  avaient  la  prétention  et  l'espérance  de  sépa- 
rer la  cause  des  congrégations,  et  surtout  des  jésuites,  de  la  cause 
même  du  cleiigé  et  de  l'église  tout  entière,  doivent  voir  en  ce  mo- 
ment à  quel  point  les  jésuites,  les  congrégations  de  tout  ordre,  le 
clergé  tout  entier,  la  France  catholique,  la  papauté  etTlSurope  reli- 
gieuse se  tiennent  par  la  main  sur  cette  redoutable  question.  Gom- 
ment donc  le  parti  et  le  gouvernement  républicain  ont-ils  pu  jeter 
dans  le  pays  un  tel  brandon  de  discorde  civile?  Gomment  ont- 
ils  pu  semer  l'inquiétude  dans  tant  de  familles  françaises  pour  le 
mince  résultat  d'empêcher  quelques  prêtres  de  vivre,  de  prier, 
de  prêcher,  d'enseigner  ensemble?  Gomment  ont-ils  pu  provoquer 
une  sorte  de  conflit  entre  les  chambres  du  parlement,  en  répon- 
dant au  rejet  de  l'article  7  par  des  décrets  plus  rigoureux  que 
la  loi  Ferry?  G'est  que  les  jésuites  ne  sont  point  populaires  dans 
notre  pays,  et  que  leur  nom,  on  l'espère  du  moins,  pourra  faire  une 
excellente  réclame  électorale  pour  le  parti  qui  a  soulevé  la  ques- 
tion, et  qui  s'applique  à  la  maintenir  à  l'ordre  du  jour.  Hélas  !  nous 
craignons  bien,  pour  la  paix  du  pays  et  pour  le  salut  de  la  répu- 
blique, que  cette  malheureuse  question  n'y  reste  plus  longtemps 
que  ne  le  désirent  ceux  qui  l'ont  introduite  dans  la  politique  du 
gouvernement  républicain.  Non,  elle  ne  sera  pas  toujours  popu- 
laire, cette  violation  du  droit  commun,  cette  proscription  de  gens 
qui  n'avaient  que  le  désir  de  rester  étrangers  à  nos  luttes  poli- 
tiques, dans  l'accomplissement  de  leur  tâche,  toute  de  paix  et 
d'enseignement.  Le  jour  viendra,  et  peut-être  avant  peu,  où  un  mot 
d'ordre  plus  sérieux,  le  mot  d'ordre  de  la  liberté  et  de  la  paix  so- 
ciale, couvrira  l'autre  de  son  impérieuse  nécessité.  Quoi  qu'il  arrive, 
faut-il  prendre  au  sérieut  cette  subite  passion  pour  des  lois  qui 
dormaient  dans  la  poussière  de  nos  archives,  et  que  toute  une  légis- 
lation nouvelle  sur  la  liberté  d'enseignement  avait  virtuellement 
supprimées?  Et  faut-il,  comme  M.  Ferry  nous  y  convie  dans  un 
beau  mouvement  oratoire,  sauver  l'unité  nationale  mise  en  péril 
par  quelques  collèges  de  pères,  et  leur  arracher  Vâme  de  la  h  ronce  y 
comme  si  cette  unité  demandait  Tunité  de  foi,  et  comme  si  Tâme 

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EES   NOUVEAUX   JAGOBIIfS.  h^ 

de  la  France  s'était  pas  partent  ofù  est  le  dévoàmeiit,  le  patriotisHie 
et  l'honnetir  de  la  patrie?  Nous  préférons  la  noble  éloquence  de 
M.  Lamy  rappelanrt  à  son  parli  qne  la  nouyelle  république  aiu^ah 
mienu  à  faire  que  de  reprendre  les  tradî>tion&  de  l'ancien  régime  et 
de  la  révolution  dans  leurs  ptus  mafuvai&îours.  Une  politique  sage  et 
vraiment  nationale  n'eût  jamais  soufffert  qu'une  pareille  question  fût 
mise  à  l'ordre  du  jour. 

S'agît -il  de  réformer  la  magistrature?  Le  parti  qui  gouTeroe 
ne  tient  nullement  à  la  suppression'  de  l'inamovibiÛté;  ce  qu'il 
propose,  c'est  une  réforme  qui  lui  assure  le  dévoûment  des  ma- 
gistrats. L'investiture  ne  lui  déplairait  pas,  parce  qu'elle  lui  permet- 
trait d'éliminer  tous  les  magistrats  qui  lui  sont  suspects,  pour  les 
remplacer  par  des  magistrats  dont  l'indépendance  républicaine 
aura,  le  cas  échéant,  l'inamoTibilfté  pour  garantie.  Mais  le  ministère 
actuel  ne  va  pas  même  jusqu'à  proposer  l'investiture.  H  l'acceptera 
de  bonne  grâce  s'il  le  fout.  Somme  3  craint  la  résîstaiTce  du 
sénat,  il  se  contente  pour  le  moment  de  réduire  le  nombre  des 
tribunaux,  en  se  réservant  le  droit  de  oeoserver  les  magistrats 
dévoués  et  de  mettre  à  la  retraite  ceux  sur  le  zèle  desquels  il  ne 
pourrait  compter.  En  attendant,  on  révoque  bon  nombre  de  ma- 
gistrats absolument  irréprochables.  Poiurquoi  ces  réforme»  et  ces 
révocations?  D'abord  parce  qu'on  veut  avoir  des  place»  Hbres  pour 
ses  amis,  mais  surtout  pour  s'assurer  par  nntimidation  une  ma- 
gistrature qui,  au  besoin,  puisse  rendre  dtes  services  encore  plus 
que  des  arrêts.  Et  c'est  ainsi  qu'on  ruine  le  prestige  d^un  corps 
aussi  respectable,  qu'on  lui  enlève  la  confiance  et  le  respect,  sans 
lesquels  les  jugemens  rendus  n'ont  plu»  d*autorîté.  Compromettre 
à  ce  point  la  première,  la  plus  nécessaire  de  nos  institutions,  est-ce 
là  gouverner  pour  le  bien  du  pays?  Due  vraie  politique  d'état  se  fût 
fait  un  devoir  sacré  de  respecter  cette  chose  supérieure  à  tous  les 
gouvernemens  qui  passent,  l'étemelle,  l'inviolable  justice.  C'est 
ce  qu'oublie  la  politique  de  parti,  dans  la  préoccupation  de  ses 
petits  intérêts. 

S'agit-il  de  l'épuration  de  nos  administrations?  Il  a  là  un  autre 
intérêt,  bien  grand  encore  de  notre  société  française,  qui  est  en 
jeu.  S'il  est  un  pays  qui  ait  besoin  d'être  administré,  c'est  le  nôtre, 
où  la  faiblesse  de  l'initiatrve  privée  laisse  une  si  large  part  à  l'ac- 
tion de  l'état.  Que  l'administration  centrale  d'un  pays  tel  que  les 
États-Dnis  soit  mobile,  livrée  à  l'inexpérience  et  à  l'incapacité 
d'une  classe  d'hommes  que  les  meflleurs  citoyens  regardent  comme 
le  fléau  de  la  grande  république,  c'est  un  mal,  mais  un  mal  qui 
n'atteint  pas  les  forces  vives  d'un  pays  où  chaque  état  âe  l'Dnion 
a  son  administration  complète,  aussi  fîxe  que  le  permettent  les 


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&6  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

vicissitudes  électorales.  Mais  dans  une  société  centralisée  comme 
l'est  la  France,  l'administration  est,  sinon  le  ressort,  tout  au  moins 
le  grand  régulateur  de  l'activité  nationale.  Si  l'on  y  introduit  le 
changement,  l'arbitraire,  l'injustice,  l'inexpérience  et  l'incapacité 
par  l'invasion  de  la  politique,  on  la  désorganise.  Et  quand  l'admi- 
nistration, chez  nous,  UB  fonctionne  plus,  ou  fonctionne  mal,  la 
société  française  tout  entière  se  sent  atteinte  dans  sa  vie  normale. 
C'est  là  l'œuvre  de  désordre  que  la  politique  de  parti  est  en  train 
d'accomplir  par  le  système  d'épuration  perpétuelle  qu'elle  pour- 
suit. En  ce  faisant,  elle  n'entend  pas  réformer  les  8i)us,  corriger 
les  vices  de  la  machine  administrative.  Elle  veut  simplement  chan- 
ger le  personnel  des  administrations,  qu'elle  reconnaît  capable  et 
appliqué  à  ses  fonctions,  mais  qu'elle  tient  pour  suspect,  unique- 
ment parce  que  ce  personnel  a  fonctionné  sous  des  gouvernemens 
ou  des  partis  différens.  Et  pourquoi  attache-t-elle  tant  d'importance 
à  ce  renouve'lement  du  personnel?  Parce  qu'elle  entend  s'en  servir 
comme  d'un  puissant  agent  d'élection.  Ce  que  le  parti  républicain 
a  tant  reproché  aux  anciens  gouvernemens  et  aux  anciens  partis, 
l'intervention  des  fonctionnaires  dans  les  luttes  électorales,  il  le 
pratique  lui-môme  sans  plus  de  scrupules  ni  de  ménagemens.  Non 
content  de  le  faire,  il  l'érigé  en  principe  de  gouvernement,  quand  il 
leur  demande,  non  pas  seulement  le  respect  des  institutions  du 
pays,  ce  qui  est  son  droit  et  son  devoir,  mais  encore  pour  le  gou- 
vememeot  sous  lequel  ils  servent  un  dévoûment  qu'ils  ne  doivent 
qu'à  l'état.  C'est-à-dire  qu'il  veut  qu'on  lui  prête  un  concours  actif 
dans  toutes  les  circonstances  où  il  le  réclamera.  Plusieurs  circu- 
laires ministérielles  s'expriment  en  termes  formels  sur  ce  point 
délicat.  11  faut  ajouter  que  le  parti  qui  nous  gouverne  va  plus  loin, 
dans  sa  politi  (ue  d'exclusion,  que  tous  les  gouvernemens  qui  l'ont 
précédé  au  pouvoir.  Tous  ont  plus  ou  moins  demandé  le  concours 
des  fonctionnaires  de  tout  ordre  dans  les  élections.  Les  plus  hon- 
nêtes et  les  plus  libéraux  l'ont  fait  avec  plus  de  discrétion,  et  en 
respectant  la  liberté  de  leurs  agens.  L'empire  réclamait  leur  zèle 
dans  des  circonstances  où  il  n'était  pas  prudent  de  lui  résister.  Mais, 
du  reste,  peu  lui  importait  l'origine  des  fonctionnaires  qui  le  ser- 
raient, qu'ils  fussent  bonapartistes,  légitimistes,  orléanistes,  répu- 
blicains. Il  tenait  même  particulièrement  à  être  servi  par  des  fonc- 
tionnaires éprouvés  des  anciens  gouvernemens.  Et  quand  des 
républicains  voulaient  bien  accepter  des  fonctions  dans  l'adminis- 
tration impériale,  le  chef  de  l'état  en  était  trop  heureux.  Le  gou- 
vernement républicain  est  beaucoup  moins  large  dans  sa  tolérance 
administrative.  Il  ne  lui  faut  pas  seulement  des  gens  disposés  à  le 
servir.  Il  lui  faut  des  serviteurs  dont  l'origine  ne  lui  laisse  aucun 


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LES   NOUTEAUX  JACOBINS.  57 

doute.  Il  tient  pour  suspects  tous  les  fonctionnaires  qui  ont  servi 
d'autres  gouvernemens,  et  ne  manque  aucune  occasion  de  les  rem- 
placer par  des  amis  et  des  coreligionnaires.  En  un  mot,  tandis  que 
l'empire  laissait  la  porte  des  administrations  ouverte  à  tous  les 
partis,  comprenant  fort  bien  que  c'était  le  servir  que  de  bien  servir 
l'état,  la  république,  sous  la  domination  de  nos  jacobins,  la  ferme 
à  tous  les  partis,  moins  encore  parce  qu'elle  les  tient  pour  suspects 
que  parce  qu'il  lui  faut  beaucoup  de  places  pour  ses  nombreux 
amis.  Et  voilà  comment  cette  république  n'est  plus  la  chose  de 
tous,  comme  le  veut  son  beau  nom,  mais  la  chose  d'un  parti,  une 
espèce  de  domaine  exploité  par  une  race  de  politiciens  qui  font  de 
la  politique  une  industrie.  Nous  avions  souvent  entendu  parler  des 
illusions  naïves  et  de  la  généreuse  indignation  des  républicains 
sous  les  gouvernemens  monarchiques,  dont  ils  dénonçaient  la  cor- 
ruption et  l'appel  aux  appétits.  Nous  pensions  toujours  à  la  belle 
définition  de  Montesquieu  :  La  république  est  le  gouvernement  de 
la  vertu.  A  la  manière  dont  il  traite  les  affaires  du  pays,  le  parti 
républicain  ne  passera  plus  longtemps  pour  le  plus  honnête  et  le 
plus  désintéressé  des  partis. 

Veut-on  encore  des  exemples  de  la  préoccupation  électorale  qui 
domine  toute  la  politique  de  nos  gouvernans?  Pourquoi  la  conver- 
sion des  rentes,  qui  rapporterait  40  millions  au  trésor,  n'a-t-elle 
pas  encore  été  proposée  par  le  gouvernement?  Parce  qu'il  y  a  un 
intérêt  électoral  à  ménager.  On  se  souvient  de  l'impopularité  de 
l'impôt  des  hb  centimes  en  1848.  On  sait  que  la  fureur  d'épura- 
tions n'a  nulle  part  autant  sévi  que  dans  l'administration  des 
finances.  Pourquoi  là  plus  qu'ailleurs?  C'est  ce  qu'il  serait  curieux 
de  rechercher.  Ne  serait-ce  point  que  les  agens  du  fisc  ont  des 
devoirs  à  remplir  envers  et  contre  tous,  qui  gênent  singulièrement 
certaine  classe  d'électeurs  très  influens  dans  les  élections  faites  par 
le  suffrage  universel?  Nous  ne  disons  pas  que  les  nouveaux  agens 
manqueront  à  leur  devoir;  mais  il  faut  convenir  qu'anciens  et  nou- 
veaux, tous  auront  bien  du  mérite  à  le  faire  sous  le  coup  des  dénon- 
ciations des  gens  qui  se  trouvent  trop  surveillés.  Autre  exemple  : 
quand  M.  le  président  du  conseil,  alors  qu'U  était  ministre  des 
travaux  publics,  a  proposé  et  fait  voter  par  les  deux  chambres  ses 
grands  projets  de  chemins  de  fer  à  racheter  ou  à  faire,  il  n'a  certes 
pas  pensé  à  autre  chose  qu'à  couvrir  le  pays  de  voies  de  communi- 
cation qui,  par  le  nombre  et  la  supériorité  d'exploitation,  doivent 
accélérer  les  progrès  de  notre  commerce  et  de  notre  industrie. 
Mais  il  n'est  pas  défendu  de  soupçonner  que  les  politiques  qui  ont 
secondé  son  ardeur  y  voyaient  une  armée  de  fonctionnaires  nou- 
veaux au  service  du  gouvernement  républicain,  dans  les  futures 
élections.  Et  comment  veut-on  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi,  quand  on 


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58  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

voit  ce  parti  mettre  partout  la  politique,  même  dans  les  adminis- 
trations qui  la  comportent  le  moins,  comme  la  magistrature,  l'uni- 
v^sité  et  l'armée?  En  tout  cas,  un  ministre  des  finances  de  la 
vieille  école  n'eût  point  consenti  à  graver  le  trésor  public  de  nou- 
velles charges,  et  Tbierfi  eût  bondi  à  la  seule  annonce  de  pareils 
projets. 

Nous  savons  qu'on  pare  de  noms  avantageux  et  de  raisons  spé- 
cieuses cette  politique  sans  idéal,  sans  doctriiie,  sans  autre  but  que 
la  conquête  et  la  conservation  du  pouvoir,  «ans  autre  plan  de  con- 
duite que  de  saisir  touites  les  occasions  de  réclame  pour  la  popu- 
larité du  parti  qui  la  pratique.  On  nous  dit  que  la  politique  des 
grands  principes  et  des  grands  desseins  est  fort  belle,  mais  qu'il 
s'agit  avant  tout  de  se  bien  rendre  compte  de  ce  que  pense  et  de 
ce  que  veut  le  pays,  de  ce  que  le  gouvernement  de  la  république 
peut  ou  ne  peut  pas  supporter  pour  le  moment.  Il  y  a  bien  des 
choses  qu'on  aimerait  à  faire  tout  de  suite,  mais  qu'il  faut  réserver 
pour  le  jour  où  la  république  n'aura  plus  à  craindre  pour  son  exis- 
tence; car  c'est  là  le  mot  dont  un  use  et  abuse  à  tout  propos.  Oa 
se  flatte  d'avoir  une  politique  pratique  pour  laquelle  on  a  inventé 
un  barbarisme  qui  trouvera  sa  place  un  jour  dans  le  dictionnaire 
de  l'Académie.  On  a  bien  raison  de  célébrer  la  politique  de  mesure 
et  d'à-propos  ;  mais  il  vaudrait  mieux  encore  la  pratiquer.  Elle  a 
été  la  politique  de  tous  les  vrais  hommes  d'état.  Sans  parler  des 
grands  politiques  dont  l'histoire  a  conservé  les  noms,  de  nos  jours 
Cavour,  Bismarck  et  Thiers  ont  excellé  dans  cet  art.  Us  avaient,  les 
deux  premiers,  la  politique  des  grands  desseins,  le  troisième  celle 
du  bon  sens  et  du  patriotisme.  Us  surent  profiter  des  occasions 
pour  atteindre  le  but  défini.  Parfois  même  ils  ont  su  les  faire  naître, 
Cavour  et  Bismarck  surtout.  La  politique  que  nous  venons  de  mon- 
trer dans  ses  actes  a-t-elle  rien  qui  ressemble  à  celle-là?  A  voir  se 
produire  tant  de  décrets  inutiles  à  la  chose  publique,  tant  de  me- 
sures contre  les  personnes  et  si  peu  de  réformes  touchant  aux 
choses,  on  est  conduit  à  se  demander  si  le  parti  qui  gouverne  en  ce 
moment  a  un  autre  souci  que  de  changer  simplement  le  personnel 
de  nos  administrations.  Oix  voit-on  une  politique  de  progrès  dans 
cette  initiative  passionnée  de  nos  députés  qui  touche  à  tout?  n'est-ce 
pas  surtout  l'intérêt  électoral  qui  la  provoque  et  rins|)ire7  Vraiment 
on  a  tort  d'accuser  la  politique  qid  domine  d'être  révolutionnaire. 
On  ne  peut  dire  qu'elle  soit  conservatrice,  dans  le  bon  sens  du  mot, 
puisqu'elle  trouble  et  agite  le  pays;  mais  il  faut  reconnaître  que, 
sauf  le  personnel,  elle  tient  plus  à  conserver  qu'à  changer.  Nos  jaco- 


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LES  NOUYEACT  JACOBOfS.  50 

biBs  opportunistes  sont  dans  l'état  comme  dans  une  propriété  con- 
quise dont  on  défend  l'entrée  à  tout  venant,  et  où  l'cm  aimerait 
à  se  reposer,  si  l'on  n'avait  un  incommode  voisin  gui  vous  crie  aux 
oreilles  que  vous  n'êtes  pas  là  pour  dormir. 

C'est  là,  en  effet,  la  plus  grosse^dffîculté  de  la  politique  oppor- 
tuniste. Ce  serùt  mal  comprendre  le  jacobinisme  actuel  que  de  le 
réduire  à  cette  politique  de  conservation  personnelte  dont  nous 
avons  rappelé  le  programme.  U  y  a  un  jacobinisme  vraiment  radical 
qui  veut  bien  qu'oa  fasse  les  choses  à  propos,  mais  qui  «siend 
qu'on  les  fasse  sérieusement  et  selon  un  programme  complet  de 
réforme  politique  et  sociale.  Aller  plus  vite  serait  plus  dans  son 
tempérament  :  il  ferait  volosUers  table  rase  de  bien  des  institutions 
dont  s'accommodent  nos gfmvematis.  Mais  il  comprend  qu'avant  tout 
il  faut  réussir,  et  pourvu  qu'on  ne  s'arrête  pas  dans  la  voie  des  des- 
tructions nécessaires,  il  accorde  pour  le  moment  crédit  à  la  poli* 
tique  qui  prend  pour  règle  de  conduite  l'opportunité  en  toute  chose. 
Seulement,  comme  il  trouve  que  les  hommes  qui  tiennent  le  pouvoir 
sont  trop  di^osés  à  ne  faire  que  ce  qui  est  strictement  indispen- 
sable pour  le  conserver,  il  montre  des  impatiences  et  des  exigences 
qui  ne  laissent  pas  d'inquiéter,  parfois  même  d'agacer  nos  gouver- 
nans.  Il  voit  avec  plaisir  qu'on  s'attaque  à  tout,  au  clergé,  à  la  ma- 
gistrature, aux  diverses  administrations  du  pays,  qu'on  foule  aux 
pieds  le  régime  partementaîre  qui  u'est  peint  de  son  goût,  qu'on 
travaille  à  faire  de  la  constitution  une  lettre  mwte  par  la  manière 
dont  on  traite  le  sénat  Mais  tout  cela  est  loin  de  lui  suffire,  et  il 
n'y  voit  que  la  préface  d'une  œuvre  tout  autrement  révolution- 
naire. Sur  toutes  les  questions  mises  à  l'ordre  du  jour,  et  résolues 
ou  en  voie  de  l'être  p»r  le  ministère  actuel,.il  a  des  solutions  autre- 
ment radicales. 

Ainsi,  sur  la  question  de  l'amnistie,  le  parti  des  jacobins  radicaux 
n'a  jamais  voulu  entendre  parler  de  grâce.  Il  lui  a  fallu  Tamnistie, 
l'amnistie  plénière.  Déjà  il  avait  arraché  l'anmistie  partielle  à  la  fai- 
blesse du  cabinet  Waddlngton.  Cela  ne  lui  suffisait  point*  Et  quand  il 
réclamait  à  grands  cris  l'anmistie  plénière,  ce  n'était  point  seulement 
pour  en  finir  avec  les  souvenirs  de  la  guerre  civile  et  de  la  com- 
mune, comme  le  veulent  nos  jacobins  politiques  ;  c'était  pour  une  tout 
autre  raison.  L'amnistie  n'est,  pour  lui,  ni  une  question  d'huma- 
nité, ni  une  question  d'opportunité  ;  c'est  une  question  de  justice. 
La  commune  avait  sa  raison  d'être,  à  son  sens,  et  dans  cette  affîreuse 
lutte,  où  le  droit  de  la  force  a  prévalu,  il  ne  voit  que  des  combat- 
tans,  des  vainqueurs  et  des  vaincus.  S'il  ne  réserve  pas  toutes 
ses  sympathies  pour  ces  derniers,  comme  les  insensés  qui  veulent 
relever  le  drapeau  de  la  commune,  il  reconnaît  que  tous  les  torts, 


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00  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  excès  ne  sont  pas  du  côté  des  vaincus,  et  que  ceax-d  ont 
droit  à  une  sorte  de  réhabilitation. 

Sur  la  question  des  jésuites  et  des  congrégations  non  autori- 
sés, le  jacobinisme  radical  ne  voit  dans  Tapplication  des  vieilles 
lois  et  des  vieux  décrets  qu'un  expédient,  bon  tout  au  plus  pour 
sortir  d'un  embarras  présent,  mais  tout  à  fait  insuffisant,  même 
d'une  insuffisance  ridicule.  Qu'aura- t-on  fait  en  dispersant  les 
jésuites  et  autres  congrégations,  et  en  leur  interdisant  d'enseigner? 
Rien  ou  à  peu  près,  en  admettant  même  qu'on  obtienne  ce  mince 
résultat.  Aucune  de  leurs  maisons  ne  sera  fermée.  Ils  y  seront 
remplacés  par  des  congrégations  autorisées,  par  des  prêtres  sécu* 
liers,  par  des  laïques  qui  en  conserveront  l'esprit.  Tout  se  bornera 
à  un  petit  déménagement  des  pères,  dont  la  direction  et  l'influence 
se  feront  toujours  sentir,  puisqu'ils  pourront  rester  à  la  porte  des 
collèges  qu'ils  auront  quittés.  Ce  n'est  donc  encore  qu'une  politique 
d'expédiens.  La  vraie  question  n'est  pas  là.  Elle  est  tout  entière 
dans  la  guerre  à  mort  à  une  institution  contraire  à  la  république, 
à  la  philosophie,  à  l'état,  à  la  société,  au  droit  moderne.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  les  jésuites  et  les  congrégations  non  autorisées  qu'il 
faut  exclure  du  droit  commun,  ce  sont  toutes  les  congrégations, 
c'est  le  clergé  tout  entier.  Le  plus  éloquent  organe  de  ce  parti  nous 
l'a  montré  avec  une  logique  égale  à  sa  conviction.  Et  ce  n'est  pas 
seulement  le  droit  d'enseigner  qu'on  veut  enlever  au  clergé;  U  y 
en  a  bien  d'autres  qui  se  résument  tous  dans  le  droit  de  vivre.  Voilà 
comment  le  radicalisme  jacobin  entend  la  solution  de  la  question 
des  jésuites  et  des  congrégations  non  autorisées. 

Sur  la  réforme  de  la  magistrature,  le  jacobinisme  radical  a  de 
tout  autres  visées  que  le  jacobinisme  que  l'on  pourrait  considérer 
comme  relativement  conservateur.  Ce  n'est  ni  le  nombre  des  révo- 
cations, ni  la  réduction  des  tribunaux,  ni  même  la  suspension  de 
l'inamovibilité  par  l'investiture  qui  pourrait  le  satisfaire.  Gène  sont 
là  que  des  expédions,  et  il  lui  faut  l'application  d'un  principe,  c'est- 
à-dire  la  suppression  de  l'inamovibilité.  C'est  un  principe  de  la 
logique  démocratique  que  tous  les  fonctionnaires  d'un  état  répu- 
blicain ne  puissent  s'affranchir  de  la  tutelle  et  de  la  surveillance 
du  peuple  souverain.  C'est  un  autre  principe  de  la  même  logique 
que  les  fonctions  judiciaires  sont  électives,  comme  toutes  les  autres. 
Il  faut  donc  au  radicalisme  de  ce  parti  une  magistrature  amovible, 
et  une  magistrature  élue.  Pour  lui,  toute  réforme  qui  ne  va  pas 
jusque-là  n'est  qu'un  expédient,  qui  peut  donner  satisfaction  à 
des  intérêts  ou  à  des  passions  de  parti,  mais  qui  méconnaît  les 
principes.  Il  est  encore  une  réforme  que  rêve  la  démocratie  radi- 
cale :  c'est  d'appliquer  l'institution  du  jury  à  tout,  à  la  justice  cor- 


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LES   NOUVEAUX  JACOBINS.  61 

rectionnelle,  &  la  justice  civile  comme  à  la  justice  criminelle.  Ce 
serait  là  le  triomphe  de  la  logique  démocratique  :  le  peuple  exer- 
çant en  tout  et  partout  son  pouvoir  souverain*  faisant  office  d'élec- 
teur, de  juge,  d'administrateur.  Il  ne  manquerait  plus  pour  com- 
plément du  système  que  de  faire  élire  les  officiers  de  l'armée  par 
leurs  soldats,  absolument  comme  les  officiers  de  l'ancienne  garde 
nationale,  ou  de  la  mobile  de  1870. 

Sur  la  réforme  des  administrations,  le  même  parti  a  aussi  ses 
idées  qui,  par  parenthèse,  n'eussent  pas  été  du  goût  des  anciens 
jacobins.  Il  se  rapprocherait  en  cela  beaucoup  plus  de  la  gironde 
que  de  la  montagne.  Il  veut  une  décentralisation  qui  mette  entre 
les  mûns  d'un  conseil  municipal,  dans  chaque  commune,  à  peu 
près  tous  les  services  de  l'administration  locale,  de  façon  à  laisser 
la  moindre  part  possible  &  cette  autorité  centrale  qu'on  nomme 
l'état.  Ce  serait  à  peu  près  le  système  américain,  avec  cette  diffé- 
rence que  partout  les  conseils  municipaux,  maîtres  absolus  dans 
leur  commune,  seraient  eux-mêmes  les  serviteurs^  d'un  parti  qui 
couvrirait  le  pays  de  ses  comités,  comme  autrefois  le  parti  jacobin 
de  ses  sociétés.  Ce  serût  l'idéal  de  l'anarchie  couronnée  par  la 
dictature.  A  côté  d'une  aussi  grande  conception,  que  deviennent 
les  petites  combinaisons  de  la  politique  d'expédiens,  telles  que 
l'épuration  ou  l'intimidation  des  administrations  publiques? 

Mais  il  est  une  question  sur  laquelle  les  deux  fractions  du  jaco- 
binisme actuel  montrent  surtout,  Tune  sa  prudence,  l'autre  son 
audace.  Il  s'agit  de  la  constitution,  que  la  fraction  opportuniste  a 
contribué  à  faire,  et  que  la  fraction  radicale  s'est  résignée  à  subir. 
Que  veut  la  première  sur  la  question  constitutionnelle?  Ne  rien 
changer  à  la  lettre  de  la  constitution  de  1875,  sauf  à  en  oublier, 
au  besoin,  l'esprit  dans  la  pratique.  Ainsi  on  ne  songe  nullement 
à  supprimer  le  sénat;  mais  on  sarrange  de  façon  à  s'en  passer.  On 
lui  reconnaît  en  principe  le  droit  de  voter  et  même  de  discuter  le 
budget;  mais  on  s'y  prend  de  façon  à  ce  qu'il  n'ait  que  le  temps 
strictement  nécessaire  pour  le  voter  sans  pouvoir  l'amender  sérieu- 
sement. On  lui  reconnaît  aussi  le  droit  de  discuter  et  de  repousser 
les  lois  déjà  votées  par  l'autre  chambre  ;  seulement,  s'il  a  le  mal- 
heur d'en  rejeter  un  seul  article,  on  trouve  dans  les  archives  de 
notre  vieille  législation  des  lois  ou  des  décrets  qui  permettent  au 
gouvernement  de  ne  tenir  aucun  compte  du  vote  du  sénat.  On  fait 
plus,  on  aggrave  par  l'application  de  ces  lois  l'atteinte  portée  aux 
libertés  de  droit  commun  par  l'article  7.  Nos  jacobins  radicaux 
applaudissent  à  cette  manière  de  pratiquer  la  constitution  ;  mais 
ils  veulent  encore  autre  chose.  Us  trouvent  que  ce  n'est  pas  là  une 
satisfaction  suffisante  aux  principes  de  la  logique  démocratique. 
Pourquoi  conserver  une  constitution  qui  en  est  la  négation  mani- 

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62  RETDB  DBS   DEUX  MONDES. 

feste?  A  quoi  bon  un  sénat  qui  résiste  ou  peut  résister  aux  yôlon* 
tés  du  peuple  souverain  signifiées  par  la  chambre  qui  est  la  seule 
expression  directe,  vraie  par  conséquent,  du  sufirage  universel?  A 
quoi  bon  un  président  qui  peut  la  dissoudre  avec  le  consentement 
du  sénat?  A  qucû  bon  diviser  Fautorité  déléguée  par  le  souverain? 
La  pani^er  entre  plusieiu*s  pouvoirs,  n'est-ce  pas  TafiaibRr,  l'user 
en  perpétuelles  contradictions  qai  finissent  par  des  conflits?  Il  n'est 
que  temps  de  supprimer  cette  cause  de  faiblesse,  d'irrésolution, 
d'anarchie  dans  le  gouvernement  du  peuple,  et  de  lui  rendre  la 
prompte,  ferme  et  vigoureuse  imtiative  qui  est  nécessaire  pour 
accomplir  les  volontés  du  souverain.  A  ^and  donc  la  révision 
démocratique  de  cette  malencontreuse  constitution?  A  quand  la 
convention? 

Tout  cela  n'est  que  la  partie  politique  du  programme  des  jaco* 
bins  radicaux,  lisent  aussi  sur  les  questions  sociales  des  solutions 
auxquelles  la  prudence  des  jacobins  opportunistes  n'est  point  pré- 
parée. Ceux-ci  .admettent  que  les  questions  sociales  ont  leur  place 
dans  la  politique  générale  du  parti  républicain  ;  ils  ne  connaissent 
point  ce  qu'une  certaine  école  appelle  la  question  sociale.  Ce  n'est 
pas  l'opinion  des  jacobins  radicaux  qui  ont  à  leur  tète  M.  Louis 
Blanc,  et  qui  entendent  résoudre  toutes  les  questions  sociales  de  la 
même  façon,  en  vertu  d'un  principe  qui  les  domine  toutes.  Sans 
entrer  dans  l'énumération  des  questions,  ni  dans  l'examen  des  solu- 
tions dont  se  coippose  cette  partie  du  programme  du  jacobinisme 
radical,  il  suffit  de<  dire  que  cette  école  de  jacobins  a  beaucoup  plus 
de  goût  que  l'autre  pour  ce  qu'on  nomme  le  socialisme.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  est  clair  qu'avec  le  temps  et  les  embarras  croissans  da 
gouvernement  actuel,  ces  différences  s'accentueront  de  plus  en  plus 
et  finiront  par  éclater  en  récriminations  et  en  luttes  dont  la  presse 
ultra-radicale  nous  fait  déjà  entrevoir  la  vivacité. 

La  victoire  restera-t-elle  aux  jacobins  radicaux?  Touchent-ils  an 
pouvoir?  On  pourrait  le  croire,  si  la  logique  était  tout  dans  le 
gouvernement  des  choses  humaines.  Il  est  certain  qu'elle  est 
pour  eux.  Les  jacobins  opportunistes  qui  tiennent  le  pouvoir  ont 
ouvert  la  voie,  par  les  tristes  expédiens  de  leur  politique,  aux  me- 
sures et  aux  solutions  révolutionnaires  que  réclament  les  jacobms 
radicaux.  Quand  le  moment  de  résister  viendra,  leur  tâche  sera 
difficile,  d'autant  plus  lourde  que  tous  les  partis  conservateurs 
qu'ils  ont  accablés  d*injures  et  d'outrages^,  les  laisseront,  non  sans 
quelque  satisfaction  peut-être,  se  débattre  sous  l'étreinte  des  intran- 
sigeans.  Nous  ne  croyons  point  à  l'avenir  prochain  de  leurs  vie- 
lens  amis.  Si  l'avènement  au  pouvoir  des  jacobins  radicaux  deve- 
nait imminent,  la  révolution  apparaîtrait  aux  masses  qui  n'y  sont 
pint    encore  préparées,  et  aussitôt  s'y  produirait  une  réaction  qui 


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XE6  *ROU¥£AVX  JACOBINS.  *63 

pourrait  bien  ne  pas  s'en  tenir  à  la  résistance  des  républicains  libé- 
raux et  conservateurs.  Le  radicalisme  jacobin  ne  peut  compter  sur 
le  suffrage  universel  pour  le  moment.  S'il  a  déjà  pour  lui  des 
bataillons  nombreux  et  serrés  dans  le  peuple  des  villes,  il  aurait 
encore  contre  lui  les  plus  gros  bataillons  du  peuple  des  campa- 
gnes. Les  aura-t-il  un  jour  pour  lui?  Ceci  est  une  autre  question, 
que  l'activité  de  sa  propagande  et  la  faiblesse  de  nos  gouvernans 
rendent  fort  douteuse. 

En  attendant,  une  autre  chose  peut  arriver,  qui  nous  semble  très 
probable  :  c'est  qu'au  Heu  de  résister,  nos  jacobins  opportunistes  ne 
se  maintiennent  au  pouvoir  qu'en  cédant  toujours.  Les  progrès 
croissans  qu'ils  laissent  faire  à  leurs  violens  amis  doivent  leur 
donner  à  réËéchîr,  surtout  en  ce  «oment.  Entre  les  conservateurs 
de  tous  les  partis,  réunis  contre  eux  pour  la  défense  du  droit  com- 
mun, et  les  jacobins  radicaux  qui  frappent  déjà  à  la  porte  du  pou- 
voir, comment  pourraient-ils  résister  ?  Ils  ne  peuvent  se  flatter  de 
retrouver  dans  le  camp  conservateur  les  forces  qu'ils  perdent 
chaque  jour  par  la  défection  des  électeurs  qui  vont  aux  partis 
extrêmes.  Us  n'ont  donc  guère  qu'un  parti  à  prendre,  c'est  de  s'en- 
tendre, quoi  qu'il  leur  en  coûte,  arvec  leurs  redoutsJ)les  amis.  Le 
duel  entre  les  partis  révolutionnaires,  du  temps  de  nos  pères, 
finissait  par  la  guillotine.  IKous  vivons  à  une  époque  où  les  luttes 
politiques  entre  les  amis  de  la  veille  finissent  d'une  façon  moins 
tragique.  On  s'attaque,  oa  s'injurie  même  en  public,  sauf  à  s'em- 
brasser en  famille.  La  camaraderie  est  si  forte  dans  le  parti  répu- 
blicain, et  la  discipline  si  rigoureuse  qu'on  va  jusqu'à  y  oublier 
les  principes  pour  rester  fidèle  aux  amis.  Pourquoi  le  chef  des  jaco- 
bins opportunistes  n'a-t-il  pas  saisi  l'occasion,  pendant  les  vacances 
parlementaires,  de  répondre  au  chef  des  jacobins  radicaux  qui  a  si 
malmené  sa  politique?  C'est  un  seo^t  qu'il  garde,  depuis  qu'il  pra- 
tique la  maxime  de  la  sagesse  orientale  :  Si  la  parole  est  d'ar^ 
gent^  le  silence  est  d^or.  On  s'entendra  donc  encore,  en  sacrifiant 
les  intérêts  du  pays  aux  intérêts  de  parti.  On  s'entendra  surtout  en 
vue  des  élections  prochaines.  N'est-ce  pas  pour  cela,  par  parenthèse, 
qu'on  s'est  mis  enfin  d'accord  sur  l'anmistie  plénière  ?  On  confondra 
ses  enseignes,  comme  par  le  passé,  sous  le  drapeau  de  la  république, 
et  on  partagera  la  victoire  ou  la  défaite.  Notre  prévision  est  qu'à 
moins  de  grandes  démonstrations  populaires  qui  décideraient  les 
jacobins  radicaux  à  rompre  entièrement  avec  les  jacobins  modérés, 
l'alliance  des  deux  partis  se  maintiendra  à  l'aide  de  concessions 
qui  tendront  à  rapprocher  de  plus  en  plus  la  politique  opportuniste 
de  la  politique  radicale,  parce  que  celle-ci  aura  pour  elle  le  courant 
révolutionnaire.  Quoi  qu'il  arrive,  le  pays  n'a  rien  à  attendre  de 


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6&  BEYOB  DBS  DEUX  MOMDBS. 

bon  du  jacobinisme  opportuniste  ou  radical.  Plus  de  calcul  d'un 
côté,  plus  de  passion  de  l'autre:  qu'importe  à  la  liberté,  à  la  justice, 
à  l'intérêt  national?  Nos  empiriques  qe  feront  guère  moins  de  mal 
avec  leurs  expédions  que  nos  doctrinaires  avec  leurs  théories. 


V. 

Si  le  parti  de  la  république  libérale  et  conservatrice  n'avait  affaire 
qu'aux  jacobins  radicaux,  il  ne  lui  serait  pas  difficile  d'en  avoir 
raison  en  ce  moment,  parce  qu'il  aurait  bien  vite  rallié  le  pays  et 
la  majorité  républicaine  elle-même  autour  de  son  drapeau.  Hais  le 
sulfirage  universel,  qui  finit  toujours  par  ouvrir  les  yeux,  ne  les  a 
pas  encore  ouverts  sur  les  conséquences  inévitables  de  la  politique 
qui  domine  en  ce  moment.  Assurément,  il  se  fait  beaucoup  de 
choses  qui  sont  de  nature  à  inquiéter  l'opinion  publique  et  à  trou- 
bler les  classes  dans  lesquelles  elle  se  forme.^  Mais  ces  choses-là, 
qui  ne  touchent  qu'aux  droits  de  la  conscience  religieuse  ou  de  la 
justice  administrative,  n'atteignent  pas  encore  les  masses  popu- 
laires. Les  lois  Ferry  et  les  décrets  contre  les  congrégations  non 
autorisées  les  émeuvent  fort  peu.  De  ces  congrégations,  elles  ne 
connaissent  guère  que  les  jésuites,  dont  le  nom  sonne  mal  à  leurs 
oreilles.  Elles  ne  voient  donc  pas  avec  trop  de  déplaisir  les  mesures 
qui  les  frappent.  Ce  serait  différent  si  l'on  touchait  aux  prêtres.  A 
l'exception  d'une  minorité  peu  nombreuse  qui  applaudirait  à  cette 
guerre  au  clergé,  le  grand  peuple  de  France  se  lèverait  encore  pour 
le  défendre,  pourvu  qu'il  ne  s'agit  pas  de  défendre  sa  domination. 
Le  parti  qui  gouverne  comprend  trop  l'inopportunité  d'une  telle 
entreprise  pour  la  tenter.  Il  se  risque  bien  à  porter  atteinte  à  la 
liberté  religieuse,  mais  seulement  dans  la  mesure  qui  convient 
pour  donner  satisfaction  aux  passions  et  aux  rancunes  électorales, 
sans  révolter  les  populations  qui  tiennent  encore  à  leurs  prêtres. 
En  livrant  les  jésuites,  il  entend  garder  le  clergé,  qu'il  espère 
gagner  en  augmentant  son  budget ,  et  qu'il  compte ,  au  besoin, 
dominer.  Le  peuple  est  également  peu  sensible  aux  vexations  et 
aux  épurations  subies  par  les  fonctionnaires  de  nos  diverses  admi- 
nistrations. Il  en  est  de  ces  questions  de  justice  comme  des  ques- 
tions de  liberté;  elles  passent  par-dessus  la  tête  du  suffrage  uni- 
versel. Les  républicains  libéraux  et  conservateurs  auront  donc 
fort  à  faire  pour  ouvrir  les  yeux  au  pays,  avant  que  la  politique 
jacobine  ait  eu  toutes  ses  conséquences,  avant  que  la  désorga- 
nisation des  services  publics  soit  complète,  avant  que  la  magis- 
trature ait  perdu  son  indépendance  et  son  autorité,  avant  que  la 


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LES   NOUVEAUX   JACOBINS.  65 

guerre  aux  jésuites  soît  devenue  la  guerre  au  clergé,  avant  que 
l'amnistie  pléniëre  ait  amené  la  réhabilitation,  mieux  que  cela,  la 
glorification  de  la  commune.  Le  parti  qui  tient  le  pouvoir  ne  manque 
ni  de  sens,  ni  de  tact,  ni  d'habileté,  quand  il  s'agit  de  saisir  les 
occasions  de  plaire  au  suffrage  universel  et  d'éviter  les  occasions  de 
lui  déplaire.  On  peut  compter  qu'il  ne  sera  point  à  court  d'expédiens 
pour  esquiver  ou  ajourner  les  difficultés  qu'il  rencontrera  sur  ses 
pas.  S'il  ne  s'est  pas  montré  jusqu'ici  fort  habile  à  exercer  le  pou- 
voir, il  faut  convenir  qu'il  a  déployé  un  talent  admirable  pour  te 
conquérir  et  le  conserver,  dans  les  conditions  du  gouvernement 
démocratique. 

Conquérir  et  conserver  le  pouvoir,  c'est  vraiment  l'art  où  excelle 
le  parti  qui  domine  en  ce  moment.  Nous  ne  voudrions  pas  lui 
appliquer  un  mot  qui,  dans  notre  langue  politique,  est  devenu 
synonyme  d'anarchie.  Mais  si  l'on  prend  le  mot  dans  son  sens  ori- 
ginel, ce  n'est  pas  faire  injure  à  ce  parti  que  de  dire  qu'il  est  passé 
maître  dans  l'art  de  cette  démagogie  qui  consiste  à  gagner  la  faveur 
populaire.  Aristophane  a  fait  du  démagogue  un  portrait  qui  restera 
vrai  dans  tous  les  pays  et  dans  tous  les  temps  où  règne  la  démo- 
cratie. Dans  cette  satire  immortelle,  il  n'y  a  que  l'esprit  qui  soit 
au  poète.  Tout  le  reste  n'est  que  l'expression  d'une  vérité  univer- 
selle. Seulement,  entre  l'art  de  la  démagogie  ancienne  et  l'art  de 
la  démagogie  moderne,  il  y  a  toute  la  différence  qui  distingue  la 
démocratie  grecque  de  la  nôtre.  Le  peuple  est  partout  un  maître 
ignorant,  simple  et  crédule,  dont  il  est  plus  facile  de  gagner  la  con- 
fiance en  caressant  ses  préjugés,  en  flattant  ses  passions,  en  étu- 
diant ses  goûts  et  ses  instincts  qu'en  se  faisant  un  devoir  de  l'in- 
struire, de  l'avertir,  de  le  modérer,  de  le  diriger  dans  la  voie  de  la 
sagesse,  de  la  justice  et  de  la  vérité.  Le  mot  de  Tacite  sera  tou- 
jours vrai  :  servir  pour  dominer.  Instruire,  avertir,  diriger  le 
peuple  I  de  tout  temps  ses  faux  amis  ont  protesté  contre  une  pré- 
tention aussi  aristocratique.  Est-ce  que  le  peuple  souverain  a 
besoin  de  mentors?  Est-ce  qu'il  n'est  pas,  de  sa  nature,  sage,  intel- 
ligent, instruit  de  tout  ce  qu'il  doit  savoir  pour  exercer  sa  souve- 
raineté? Est-ce  qu'il  s'est  jamais  trompé,  tant  qu'il  n'a  obéi  qu'à 
8e3  propres  inspirations?  N'est-ce  point  manquer  de  respect  au  sou- 
verain que  de  douter  de  son  infaillibilité?  Et  de  tout  temps  les 
vnds  amis  du  peuple  ont  répondu  que  la  meilleure  manière  de  res- 
pecter le  peuple,  et  surtout  de  l'aimer,  c'est  de  lui  dire  la  vérité. 
Ils  ajoutent  qu'avec  des  conseillers  sincères,  la  démocratie  peut 
être  le  meilleur  des  gouvememens,  mais  qu'avec  des  courtisans 
qui  trompent  le  maître,  elle  en  devient  le  pure. 

Nos  grandes  nations  modernes  ne  connaissent  plus  de  démago- 

Ton  XL.  —  1880.  5 

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ê6  BEYUE  DES  DEUX  M0MDE8. 

gues,  dans  le  sens  antique  du  mot,  tenant  sous  leur  parole  insi- 
nuante ou  entraînante  tout  un  peuple  réuni  sur  une  agora  ou  un 
forum.  Il  y  a  bien  encore  des  réunions  populaires  où  l'éloquence 
d'un  tribun  peut  avoir  beau  jeu.  Mais  combien  est  petit  ce  nombre 
d'électeurs  en  comparaison  des  multitudes  qui  se  pressent  autour 
des  urnes!  Ce  n'est  pas  là  qu'il  faut  chercher  les  démagogues  de 
notre  temps.  Rendons  cette  justice  aux  partis  démocratiques  de 
notre  pays  qu'ils  méritent  leur  succès  par  leur  habile  et  forte  orga- 
nisation en  matière  d'élection.  La  tète  du  parti  est  un  grand  comité 
directeur  qui  médite  et  formule  le  mot  d'ordre  des  élections;  nous 
disons  le  mot  d'ordre,  qu'il  a  toujours  soin  de  choisir  le  plus  simple 
et  le  plus  populaire,  et  non  un  programme  plus  ou  moins  compli- 
qué qui  ne  serait  ni  à  la  portée  de  l'intelligence  ni  du  goût  du 
suffrage  universel.  Ce  mot  d'ordre  est  transmis  à  des  comités  de 
département,  si  c'est  le  scrutin  de  liste,  d'arrondissement,  si  c'est 
le  scrutin  unmominal.  Et  ce  sont  ces  comités,  encore  aidés  par 
des  sous-comités,  qui  sont  chargés  de  le  faire  accepter  des  masses. 
C'est  particulièrement  dans  cette  tâche  que  se  déploie  tout  l'art  de 
la  démagogie  moderne.  Nul  ne  connaît  mieux  les  goûts,  les  instinct*^, 
les  préjugés,  les  passions,  les  impressions  du  peuple  souverain 
qu'un  comité  local;  nul  ne  sait  mieux  lui  parler  le  langage  qu'il 
^tend  et  qui  le  persuade.  L'éloquence  de  nos  tribuns  n'a  ni  cette 
adresse,  ni  ce  tact,  ni  cet  à-propos.  Elle  peut  frapper  de  grands 
coups  en  s'adressant  aux  grandes  passions,  aux  grandes  ambitions, 
aux  grands  intérêts  de  la  démocratie  nationale.  Elle  ne  pénètre  pas, 
comme  la  propagande  des  comités,  dans  les  petites  passions,  les 
petits  intérêts,  les  petites  ambitions  de  la  démocratie  locale.  En 
cela,  les  plus  humbles  délégués  de  ces  comités  «en  remontrerwent 
aux  plus  habiles  orateurs  dont  la  parole  ne  descend  pas  jusqu'à 
ces  détails  si  importans  pour  le  succès  d'une  élection.  Voilà  un  art 
que,  par  parenthèse,  les  partis  parlementaires  n'ont  jamais  connu 
dans  notre  pays.  Ils  ont  des  orateurs  qui  font  de  beaux  discours  à 
la  tribune.  Ils  ont  des  comités  généraux  qui  adressenft  de  nobles, 
d'exoellentes  circulaires  aux  électeurs.  Tout  cela  tombe  de  haut, 
mais  ne  descend  guève  dans  les  profondeurs  des  masses  populaires. 
Il  n'y  a  qu'un  parti  qui  ait  pratiqué  l'art  des  élections  populaires 
avec  ila  même  adresse,  la  menue  ardeur  et  le  même  succès  que  It^ 
parti  républicain  :  é'est  le  parti  de  la  démocratie  césarienne.  fLes 
autres  parlent  au  suffirage  universel  la  langue  qui  sied  au  suffrage 
restreint;  ils  confondeot l'opinion  publique  avecle  sentiment  popu- 
laire; dis  pratiquent  les  élections  sous  le  régime  de  la  déntoccatie 
comme  ils  les  pratiquaient  sous  le  régime  de  la  monarchie  consti- 
tutionnelle. 


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LES   NOUVEAUX  JACOBINS.  67 

Si  le  parti  républicain  s'entend  moins  à  gouverner  le  pays  qu'à 
manier  le  corps  électoral,  cela  ne  tiendrait-il  pas,  entre  autres  causes, 
à  la  supériorité  même  de  l'organisation  à  laquelle  il  doit  la  con- 
quête et  la  conservation  du  pouvoir?  Toute-puissante  pour  vaincre 
aux  élections,  cette  organisation  n'est-elle  point  un  obstacle  à  la 
direction  ferme,  indépendante,  vraiment  nationale  des  affaires  pu- 
bliques, en  ce  qu'elle  place  le  gouvernement  sous  la  dépendance  des 
élus,  et  les  élus  eux-mêmes  sous  la  dépendance  des  comités  d'élec- 
tion? C'est  ce  que  l'expérience  démontre  déjà  et  démontrera  de  plus 
en  plus,  si  les  choses  suivent  leur  cours.  Depuis  que  le  parti  répu- 
blicain est  le  maîti  e  incontesté  du  pouvoir,  on  voit  ce  qu'est  devenue 
Tautoriié,  Tinitiative,  Tindépendance  des  cabinets  devant  les  vo- 
lontés des  élus  du  suffrage  direct.  On  le  voit  par  cette  politique  de 
concessions,  de  transactions,  d'expédiens  pratiquée  par  les  minis- 
tères qui  se  succèdent.  Ce  qu'on  sait  moins,  c'est  que  nos  ministres 
n'ont  pas  plus  d'indépendance  dans  leur  administration  que  dans 
leur  gouvernement,  et  que  les  exigences  individuelles  de  nos  élus 
ne  sont  pas  moins  impérieuses  que  leur  prétentions  parlementaires. 
En  réalité,  si  c'est  la  majorité  républicaine  du  parlement  qui  gou- 
verne, c'est  elle  également  qui  administre.  Les  fonctionnaires  de 
tout  ordre  et  de  tout  rang  dépendent  bien  plus  des  sénateurs,  et 
surtout  des  députés  que  des  ministres,  leurs  chefs  naturels,  envers 
lesquels  ils  sont  responsables.  Ce  sont  les  membres  du  parlement 
qui  décident  le  plus  souvent  des  questions  de  personnes  et  des  ques- 
tions d'affaires,  lesquelles  ne  passent  dans  le  cabinet  ou  au  conseil 
des  ministres  que  pour  recevoir  la  confirmation  officielle.  Mais  ce 
qu'on  ne  sait  pas  du  tout,  c'est  que  les  maîtres  des  ministres  ont 
eux-mêmes  leurs  maîtres  dans  les  comités  électoraux  qui  ont  fait 
leur  élection.  Ces  comités  signifient  leurs  volontés  individuelles  ou 
générales  aux  élus  qui  les  transmettent  aux  ministres,  qui  ne 
font^guère  que  les  enregistrer.  Voilà  comment  fonctionne  la  machine 
gouvernementale  et  administrative  sous  le  régime  actuel.  C'est  le 
gouvernement  d'en  bas  substitué  au  gouvernement  d'en  haut.  Il  y  a 
des  républicains  qui  estimentjque  c'est  là  l'idéal  du  gouvernement 
démocratique.  D* autres  pensent,  au  contraire,  que  toute  initiative, 
en  fait  du  gouvernement  et  d'administration,  doit  partir  d'en  haut, 
que  c'est  là  l'essence  mênf^e  du  gouvernement,  sous  une  république 
comme  sous  une  monarchie,  que  toute  autre  manière  de  gouver- 
ner et  d'administrer  est  l'antipode  du  gouvernement  et  de  l'admi- 
nistration, c'est-à-dire  la  pure  anarchie.  Sens  vouloir  pénétrer  dans 
leSjdesseins  du  chef  de  la  majorité  républicaine,  nous  ne  nous  ris- 
querons pas  beaucoup  en  aflirmant  que  la  première  manière  d'en* 
tendre  le  gouvernement  et  l'administration  ne  peut  être  de  son 


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68  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

goût.  Serait-ce  pour  cela  qu'il  songerait  à  renouveler  prochaine- 
ment par  le  scrutin  de  liste  cette  majorité  trop  occupée  de  ses 
petites  affaires,  et  trop  livrée  à  ses  petites  passions  pour  former 
une  véritable  majorité  de  gouvernement?  Mais  s'il  a  le  goût  de  la 
politique  d'état,  pourquoi  ne  fait-il  que  de  la  politique  de  parti  7  Et 
si  son  patriotisme  rêve  une  France  forte  et  grande  encore  après  nos 
désastres,  pourquoi  coounence-t-il  parla  diviser  et  l'affaiblir  par  ses 
mots  d'ordre  de  guerre  à  l'ennemi  intérieur? 


VI. 


La  politique  d'expédiens  mène  parfois  plus  loin  qu'on  ne  veut. 
On  sait  où  elle  a  mené  l'empire.  Car  c'était  aussi  une  politique 
d'expédiens  bien  plus  que  de  desseins  mûrement  conçus  et  nette- 
ment définis,  attendant  l'occasion  pour  passer  à  l'exécution.  Si  nous 
avons  bien  saisi  l'esprit  dans  lequel  ont  été  conçues  et  exécutées 
les  grandes  entreprises  du  second  empire,  presque  toutes  n'ont  été 
que  des  expédions  imaginés  pour  occuper  la  vive  imagination  de 
notre  peuple  et  pour  faire  diversion  à  des  besoins,  à  des  aspirations 
que  l'empire  ne  pouvait  satisfaire.  La  guerre  d'Orient  fut  un  expé- 
dient pour  faire  oublier  son  origine  dans  la  gloire  militaire.  Qu'y  a 
gagné  la  France?  C'est  ce  que  les  événemens  postérieurs  n'ont  que 
trop  montré.  La  guerre  d'Italie  fut  un  autre  expédient  pour  retrou- 
ver une  populai'ité  que  l'on  commençait  à  perdre.  Si  elle  eût  été 
entreprise  dans  un  dessein  vraiment  politique,  elle  eût  été  poursui- 
vie jusqu'à  la  complète  libération  du  territoire  italien.  Alors  on  eût 
évité  l'alliance  de  l'Italie  avec  la  Prusse  et  le  désastre  de  Sadowa. 
La  guerre  du  Mexique  ne  fut  encore  qu'un  expédient  plus  roma- 
nesque, imaginé  pour  distraire  l'esprit  public.  La  guerre  d'Alle- 
magne fut  un  dernier  expédient  où  la  fortune  de  la  France  faillit 
sombrer  avec  celle  de  la  dynastie.  «  C'est  notre  guerre,  »  a  dit 
la  malheureuse  femme  qui  devait  en  souffrir  si  cruellement.  Rien 
n'était  plus  vrai;  on  sentait  le  besoin  de  se  relever  par  un  nouveau 
Solierino  d'un  Waterloo  diplomatique.  La  monarchie  des  Napoléons 
était  de  celles  qui  ne  peuvent  vivre  sans  expédiens,  parce  qu'elles 
ne  peuvent  se  passer  de  popularité.  La  monarchie  des  Bourbons  n'a 
jamais  cru  en  avoir  besoin,  et  si  elle  n'en  est  pas  moms  tombée, 
du  moins  elle  n'a  pas  entraîné  le  pays  dans  sa  chute. 

Les  expédiens  de  notre  gouvernement  ne  sont  pas,  grâce  à 
Dieu,  d'aussi  grosses  aventures.  Ses  expéditions  ne  passent  pas  la 
frontière  ;  elles  se  bornent  à  la  faire  passer  à  quelques  citoyens 
français  que  leur  nom  de  jésuite  prive  du  droit  de  fonder  ou  de 


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LES   NOOTEAUX   JACOBINS.  69 

conserver  des  collèges  dans  leur  patrie.  Les  assauts  à  nos  administra- 
tions ne  sont  meurtriers  que  pour  d'honnêtes  et  pacifiques  fonc- 
tionnaires. Seulement,  yoit-il  où  il  va  avec  cette  politique  de 
transactions,  de  concessions,  de  diversions,  de  petits  moyens  de 
conservation  personnelle  7  Ne  comprend-il  pas  que  les  difficultés 
grandissent  avec  les  obstacles  qu'elle  lui  suscite?  Cette  question, 
par  exemple,  des  congrégations,  qui  semblait  peu  de  chose  au 
début,  vient  de  prendre  des  proportions  qui  ne  laissent  pas  d'in- 
quiéter les  amis  de  la  paix  publique  aussi  bien  que  les  amis  de  la 
liberté.  On  croyait  n'avoir  affaire  qu'à  quelques  ordres  réguliers. 
On  se  met  sur  les  bras  tout  le  clergé  et  tout  un  peuple  qui  le  suit. 
On  pensait  que  cet  article  7,  glissé  adroitement  dans  un  projet  de 
loi  où  il  n'avait  pas  sa  place,  passerait  sans  difficulté  au  sénat 
comme  à  la  chambre  des  députés.  L'article  a  été  repoussé  par  le 
sénat;  et  pour  ne  pas  rester  sous  le  coup  d'un  échec,  on  provoque, 
par  des  mesures  violentes,  un  conflit  que  le  sénat  a  eu,  il  est  vrai, 
la  sagesse  d'écarter,  en  s'en  tenant  à  la  leçon  de  liberté  et  de 
justice  qu'il  vient  de  donner  au  gouvernement.  Et  comme  on  s'a- 
perçoit en  fin  de  compte  qu'on  a  fait  beaucoup  de  bruit  pour  rien 
ou  à  peu  près,  on  en  est  à  chercher  une  mesure  vraiment  efficace 
contre  les  collèges  du  clergé.  Ne  médite-t-on  pas  en  ce  moment 
l'expédient  inique  et  odieux  de  la  fréquentation  obligatoire  des  lycées 
ou  collèges  de  l'état,  au  moins  quant  aux  dernières  classes, 
pour  tous  les  candidats  aux  administrations  publiques?  Mais  alors 
comment  s'y  prendra-t-on  pour  n'appliquer  ce  règlement  qu'aux 
maisons  du  clergé?  On  est  donc  conduit  par  la  politique  des 
expédiens  à  la  suppression  totale  de  la  liberté  d'enseignement. 
On  ne  voit  pas  non  plus  qu'en  épurant,  ainsi  qu'on  le  fait,  toutes 
nos  administrations,  sans  règle  ni  mesure,  pour  satisfaire  des  ran- 
cunes ou  des  ambitions,  on  arrive  fatalement  à  une  désorganisation 
dont  le  pays  se  ressentira  et  s'apercevra  tôt  ou  tard.  On  n'a  pas  vu 
que  cet  expédient  de  l'amnistie  partielle  ne  pouvait  suffire  au 
parti  dont  on  aura  de  plus  en  plus  besoin,  et  qu'il  fallait  en  venir  à 
cette  amnistie  plénière  qu'on  avait  eu  jusqu'ici  la  fortune  d'ajourner. 
Alors,  quand  le  pays  ne  se  sentira  plus  ni  gouverné  ni  adininistré, 
mais  exploité,  quand  il  entendra  nos  jacobins  radicaux  réclamer 
les  dépouilles  mêmes  de  V ennemi  qui  porte  soutane,  quand  il  verra 
reparaître,  par  l'amnistie  plénière,  dans  ses  comices,  et  peut- 
être  dans  ses  assemblées,  les  noms  les  plus  tristement  célèbres  de 
la  commune,  il  s'irritera  et  s'effraiera  tout  à  la  fois  de  cette  poli- 
tique qui  sème  partout  le  désordre  et  la  division  :  il  finira  par  y 
mettre  ordre. 
Gomment?  Voilà  ce  qui  devrait  faire  réfléchir  tous  les  républi- 


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70'  BEYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

cainaque  la  passion  n'aveugle  point.  Le  mal  dont  la  France  soufire 
en  ce  moment,  comme  la  république,  la  France  en  guérira  par  un 
remède  quelconque.  Mais  la  république  peut  en  mourir.  Sera-ce 
d'une  fièvre  aigué  ou  d'une  fièvre  lente?  Qu'importe I  Gomme  nous 
sommes  de  ceux  qui  n'ont  aucun  goût  pour  l'homéopathie  politique, 
et  que  nous  voulons  la  guérison  par  les  contraires,  non  par  les  sem- 
blables, nous  comptons  que  le  despotisme  jacobin  sera  vaincu  par  la 
liberté,  non  par  une  dictature  césarienne.  La  république  vivra  donc  ; 
mais  elle  ne  vivra  qu'en  rentrant  dans  les  voies  de  liberté,  de  justice, 
de  paix  sociale  où  seulement  elle  peut  trouver  le  salut  et  l'honneur. 
Dans  la  campagne  qui  vient  de  s'ouvrir  sous  le  drapeau  de  la  répu- 
blique libérale,  on  aura  besoin  d'une  énergique  initiative,  d'une 
persévérante  activité,  d'un  suprême  effort  pour  réussir.  A  quoi  sert 
de  le  dissimuler?  Cette  campagne  sera  rude  et  laborieuse.  Il  y  faut 
l'union  de  tous  les  républicains  libéraux  qui  ne  veulent  du  jacobi- 
nisme sous  aucune  de  ses  formes.  Il  y  faut  l'entente  des  conserva- 
teurs de  toute  origine  devant  le  péril  commun.  Rien  n'est  possible, 
s'ils  veulent  entrer  dans  la  lutte  avec  un  autre  drapeau  que  celui 
de  la  république.  Il  y  faut  l'organisation  et  la  discipline  qui  ont  fait  et 
pourraient  faire  encore  le  succès  de  leurs  adversaires.  Il  y  faut  enfin 
cette  propagande  vraiment  populaire  qui  ne  se  borne  point  à  des 
circulaires  et  à  des  discours,  mais  qui  descend  et  pénètre  dans  les 
plus  humbles  couches  du  suffrage  universel  pour  y  porter  le  mot 
d'ordre  vainqueur. 

Quel  sera  ce  mot  d'ordre?  Il  y  a  tout  lieu  d'espérer  que  la  poli- 
tique jacobine  se  chargera  elle-même  de  nous  le  fournir.  Le  parti 
qui  la  pratique  a  excellé  jusqu'ici  dans  l'art  de  choisir  les  mots 
d'ordre.  Il  a  jeté  dans  les  masses,  aux  dernières  élections  générales, 
les  antithèses  de  république  et  de  monarchie,  de  guerre  et  de  paix, 
de  cléricaux  et  de  libéraux,  de  révolution  et  de  contre-révolution. 
Il  n'est  pas  douteux  qu'il  ne  les  mette  encore  en  avant;  il  ne  man- 
quera pas  surtout  d'évoquer  de  nouveau  le  vieux  spectre  noir.  On 
sait  à  quoi  s'en  tenir,  dans  le  parti,  sur  tous  ces  mots-là.  On  sait 
que  ces  jésuites,  ces  dominicains,  ces  prêtres  de  tout  ordre,  n'ont 
plus  d'autre  rôle,  aujourd'hui,  en  politique,  que  celui  de  martyrs. 
On  sait  qu'ils  ne  se  glissent  plus  dans  les  conseils  des  princes  et 
des  chefs  de  gouvernement.  On  sait  que  les  familles  ne  les  trouvent 
que.  dans  leurs  églises  et  leurs  écoles  et  que  s'ils  y  parlent  beau- 
coup de  Dieu,  ils  n'oublient  pas  la  France.  On  sait  que,  si  les  élèves^ 
qui  eut  reçu  leur  enseignement  sont  chrétiens,  ces  chrétiens  sont, 
d'honnêtes  gens,  de  bons  citoyens,  au  besoin  de  vaillans  soldats. 
On  sait  tout  cela,  et  l'on  n'en  crie  pas  moins  sus  à  l'ennemi.  Sus  à 
l'ennemi  qui  n'est  pa&  l'étranger,  —  quelle  langue  parlons-nous 

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LES  NOUVEAUX  JACOBINS.  71 

donc  maintenant,  et  où  est  le  patriotisme  des  partis?  Nous  n'avons 
pas,  nous  autres  républicains  libéraux  et  conservateurs,  de  ces 
mots-là  à  jeter  au  peuple;  nous  ne  savons  lui  parler  que  de- liberté, 
de  justice,  de  la  paix  des  âmes,  de  l'union  des  cœurs  dans  un  com- 
mun amour  de  la  patrie.  Voilà  des  mots  d'ordre  qui  s'adressent 
aux  nobles  senlimens,  aux  vrais  intérêts  du  pays;  s'ils  ne  suffisent 
point  à  l'imagination  populaire,  à  laquelle  il  faut  autre  chose  que 
des  vérités  abstraites,  nous  n'aurons  pas  besoin  d'évoquer  le 
spectre  rouge  contre  le  spectre  noir.  Nous  n'aurons  qu'à  lui  mon- 
trer la  hideuse  réalité  de  la  commune  qui  a  profané  nos  églises, 
démoli  nos  monumens,  fusillé  nos  généraux,  nos  soldats  et  nos 
prêtres,  incendié  nos  maisons.  Celle-là  est  encore  vivante  dans  le 
cœur  de  ceux  qui  reviennent  de  l'exil  pour  la  glorifier.  Bien  des 
insensés  sont  rentrés  la  tête  haute  et  tout  fiers  de  leurs  œuvres.  Et 
comment  en  auraient-ils  le  regret  quand  ils  voient  accourir  des 
foules  pour  saluer  les  victimes  de  la  justice  des  conseils  de  guerre? 
Nous  ne  crierons  point  au  pays,  comme  nos  jacobins  :  Voilà  l'en- 
nemi !  en  montrant  des  Français.  Nous  dirons  seulement  :  Voilà  le 
danger  !  il  est  où  l'on  menace,  non  où  l'on  prie.  Le  pays  ouvrira 
enfin  les  yeux  et  les  oreilles.  Au  cri  jacobin  :  Guerre  à  l'église  !  paix 
à  la  commune  1  il  répondra  :  Guerre  à  la  commune!  paix  à  Téglise  ! 
S'il  en  était  autiement,  tout  serait  dit;  les  vrais  amis  de  la  répu- 
blique n'auraient  plus  qu'à  attendre,  dans  une  inquiète  et  dou- 
loureuse résignation,  les  dernières  leçons  de  l'expérience.  Dieu 
veuille  que  ces  leçons  ne  coûtent  pas  trop  cher  à  notre  pauvre 
pays  !  Nous  ne  pouvons  croire  que  la  bienfûsante  fée  qui  a  si  riche- 
ment doté  ce  peuple,  qui  lui  a  donné  l'intelligence,  l'esprit,  le 
talent,  un  courage  porté  jusqu'à  l'héroïsme,  ait  oublié  à  ce  point 
le  bon  sens,  qui  seul  sait  faire  usage  de  tous  ces  dons. 

E.  Vacherot. 


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L'EMPEREUR    JULIEN 


I.  Adrien  Nayille,  Julien  rApostal  el  sa  Philasopkie  du  polythéisme,  —  n.  F.  Rode, 
Gsschichte  der  Reaction  Kaiser  JtUians.  —  )II.  Sieyers,  dos  Leben  des  Lihanius, 

n  y  a  des  personnages,  dans  l'histoire,  dont  on  ne  se  lasse  pas 
d'entendre  parler  ;  quelque  connus  qu'ils  soient,  on  recommence 
sans  cesse  à  interroger  leur  vie  et  leurs  œuvres  dans  l'espoir  de  les 
mieux  connaître.  L'empereur  Julien  est  de  ce  nombre  :  depuis  des 
siècles  qu'il  occupe  et  divise  les  historiens  du  christianisme  et  de 
l'empire,  on  pouvait  croire  que  tant  de  débats  auraient  à  la  fin 
fatigué  la  curiosité  du  public  ;  mais  ce  qui  prouve  qu'elle  n'est 
point  encore  satisfaite,  c'est  que  dans  ces  dernières  années  on  a 
publié  sur  lui  des  livres  nouveaux  et  qu'ils  ont  été  lus  avec  inté- 
rêt. Est-ce  à  dire  que  M.  Sievers,  M.  Rode  ou  M.  Naville  (1)  aient 
découvert  des  faits  entièrement  ignorés  et  qu'ils  nous  révèlent  un 
Julien  inconnu?  Non,  sans  doute.  Je  ne  pense  pas  que  pour  l'en- 
semble et  l'essentiel  rien  soit  à  changer  dans  le  jugement  que 
Gibbon  portait,  il  y  a  un  siècle,  sur  ce  caractère  singulier.  Ce  sont 
seulement  quelques  points  de  détsdl  qui  ont  été  éclaircîs,  mais  les 
moindres  détails  ont  leur  importance  dans  une  histoire  aussi  déli- 
cate. Reprenons  donc,  à  notre  tour,  ce  portrait  tant  de  fois 
tracé,  et  cherchons  à  connaître  de  quelle  façon  Julien  nous  appa- 
raît sous  cette  lumière  nouvelle. 

I. 

Les  événemens  de  la  vie  de  Julien  sont  si  connus  qu'il  est  inu- 
tile de  les  raconter.  On  les  trouvera  exposés  longuement  et  d'une 
façon  fort  intéressante  dans  Touvrage  de  M.  de  Broglie  sur  V Église 

(1)  Je  pourrais  encore  citer  les  noms  de  11.  A.  MQcke,  de  M.  Kellerbaaer,  de  M.  Ren- 
diUf  qui  se  sont  occupés  aussi  du  m6me  sujet;  mais  les  trois  ourrages  que  J'ai 
placés  en  tôte  de  cette  étude  me  semblent  suflb^  pour  montrer  ce  que  les  trayaux 
récens  ajoutent  à  nos  connaissances  sur  Julien. 


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l'EMPEB£UR  JULIIM.  73 

el  r Empire  au  iv*  siècle.  Rappelons  seulement  qu'il  était  le  neyeu 
de  Constantin,  qu'à  la  mort  de  son  oncle  il  échappa  par  une  sorte 
de  hasard  au  massacre  de  sa  famille,  ordonné  sans  doute  par  le 
nouvel  empereur,  Constance,  qu'il  vécut  ensuite  près  de  vingt  ans 
dans  des  inquiétudes  mortelles,  tantôt  retenu  au  fond  d'un  châ- 
teau désert,  tantôt  interné  dans  quelqu'une  des  grandes  villes  de 
l'empire,  toujours  surveillé  et  menacé  par  un  prince  ombrageux  et 
faible,  qui  ne  pouvait  se  résoudre  à  le  tuer,  ni  se  décider  à  le  laisser 
vivre.  Pour  se  faire  oublier,  il  se  plongea  dans  l'étude  et  il  y  trouva 
la  consolation  de  tous  ses  malheurs.  Nommé  césar  par  Constance, 
qui  n'avait  plus  d* autre  héritier,  il  fut  élevé  par  ses  troupes  à  la 
dignité  d'auguste,  et  périt  à  trente-deux  ans  dans  une  expédition 
contre  les  Perses,  après  deux  ans  et  demi  de  règne. 

Ce  qui  frappe  d'abord,  dans  cette  courte  existence,  c'est  la  faci- 
lité avec  laquelle  Julien  sut  se  plier  aux  événemens,  se  transfor- 
mer lui-même,  devenir  propre  aux  situations  diverses  où  l'éleva 
la  fortune  et  donner  au  monde  des  spectacles  imprévus.  Il  n'avait 
encore  vécu  que  dans  les  écoles  et  fréquenté  que  des  sophistes, 
quand  l'empereur  l'envoya  commander  l'armée  des  Gaules,  qui  était 
aux  prises  avec  les  Germains.  Cet  ami  passionné  des  livres,  qui 
voyageait  toujours  en  traînant  une  bibliothèque  après  lui,  devint 
aussitôt  un  homme  d'action.  Il  s'improvisa  soldat;  on  vit  ce  philo- 
sophe, à  peine  arrivé  dans  les  camps,  s'initier  à  la  manœuvre,  dont 
il  n'avait  aucune  idée,  et,  pour  commencer  par  les  premiers  élé- 
mens,  apprendre  à  marcher  au  pas  au  son  des  instrumens  qui 
jouaient  la  pyrrhique.  Ammien  Marcellin  raconte  que,  comme  il 
éprouvait  d'abord  quelque  peine  à  y  réussir,  on  l'entendit  souvent 
invoquer  le  nom  de  Platon,  ce  maître  chéri,  qu'il  regrettait  d'avoir 
quitté,  et  dire  avec  découragement  :  a  Ce  n'est  pas  mon  affaire  : 
on  a  mis  une  selle  à  un  bœuf.  »  Mais  ce  découragement  ne  dura 
guère  ;  en  quelques  jours,  l'apprentissage  était  fini,  et  quelques 
semaines  plus  tard  cet  écolier  devenu  maître  remportait  des  vic- 
toires. N'était-ce  pas  l'instinct  d'une  race  militaire  qui  se  réveillait 
tout  d'un  coup  chez  le  petit-fils  de  Constance  Chlore?  On  sait  qu'en 
peu  de  temps  il  rendit  confiance  aux  armées,  qu'il  prit  des  places 
fortes,  qu'il  gagna  des  batailles,  qu'il  chassa  les  barbares,  et  qu'on 
le  regardait,  quand  il  mourut,  non  pas  seulement  conmie  un  de  ces 
capitaines  de  génie  qui  trouvent,  en  présence  de  l'ennemi,  des  in- 
spirations heureuses,  mais  comme  un  manœuvrier  habile  qui  con- 
naît à  fond  tous  les  secrets  de  l'art  de  la  guerre.  C'est  en  combat- 
tant qu'il  les  avait  appris.  Je  ne  crois  pas  que  l'histoire  offre 
beaucoup  d'exemples  d'une  transformation  aussi  brusque  et  d'une 
aptitude  qui  se  soit  si  vite  révélée. 

Si  l'on  avait  été  fort  étonné  de  voir  cet  élève  des  sophistes  de^^tvvc 

uiyiiizeu  uy  ■v^jOv^VJ  Iv^ 


7&t  REVUS  DES  BSn  MONDES. 

tout  d'un  coup  un  grand  général,  on  le  fat  bien  davantage  quand 
on  apprit  que  le  jeune  prince,  qui  venait  de  célébrer^  dans  une 
église  de  Vienne,  les  fêtes  de  TÉpiphanie,  rouvrait  les  temples, 
immoMt  des  victimes  et  se  déclarait  ouvertement  païen.  Cette 
sorte  de  coup  de  théâtre  causa  partout  une  émotion  qu'il  est  facile 
de  comprendre.  C'était  un  spectacle  rare  que  de  voir  le  paganisme 
faire  des  conquêtes.  On  restait  pi^en  par  indifférence  et  par  habi- 
tude, mais  on  ne  le  devenait  plus.  L'ancien  culte  gardait  des  par- 
tisans parmi  ces  conservateurs  obstinés  qui  ne  veulent  pas  renon- 
cer aux  traditions  antiques  ;  il  n'en  gagnait  guère  de  nouveaux.  On 
fut  donc  très  surpris  qu'un  homme  qui  avait  reçu  le  baptême,  et 
dont  le  père  était  un  chrétien  fervent,  revint  ainsi  avec  fracas  à 
l'ancienne  religion,  et  ce  qui  ajoutait  à  la  surprise,  c'est  que  cet 
homme  était  un  prince,  le  propre  neveu  de  celui  qui  avait  placé 
le  christianisme  sur  le  trône  des  Césars.  —  Quelle  était  donc  la 
cause  de  ce  changement  inattendu  ;  et  pouvons-nous,  à  la  distance 
où  nous  sommes,  nous  rendre  compte  de  raisons  qui  déterminèrent, 
en  cette  circonstance,  la  conduite  de  Julien? 

Comme  il  fit  précisément  cet  éclat  au  moment  où  il  allait  com- 
battre Constance  et  où  il  marchait  à  la  conquête  de  l'empire,  la 
première  pensée  qui  vienne  à  l'esprit,  c'est  qu'il  avait  quelque 
intérêt  à  le  faire  et  qu'il  voulait  attirer  à  lui  ce  qui  restait  de  païens. 
Beaucoup  d'historiens  pensent  que  Constantin  n*avait  pas  d'autre 
motif,  quani  il  se  fit  chrétien,  que  de  se  mettre  à  la  tête  d'un  parti 
puissant  qui  l'aidât  à  vaincre  Maxence,  et  Libanius  nous  dit  en  pro- 
pres termes  «  qu'il  ne  changea  de  Dieu  que  parce  qu'il  espérait  en 
tirer  quelque  profit.  »  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  le  dire  de  Julien. 
Il  me  semble  qu'un  prétendant  à  l'empire  courait  alors  beaucoup 
plus  de  risques  en  soulevant  les  chrétiens  contre  lui  qu'il  ne  trou- 
vait d'avantage  à  gagner  la  faveur  de  leurs  adversaires.  Les  pwens 
sans  doute  étaient  encore  fort  nombreux;  mais  ils  avaient  montré, 
depuis  Constantin,  qu'ils  étaient  résignés  à  tout  et  peu  disposés  à 
des  résistances  vigoureuses.  La  jeunesse,  Tardeur,  l'énergie,  l'es- 
poir du  succès,  l'assurance  de  l'avenir,  toutes  ces  forces  qui  pous- 
sent aux  grandes  entreprises  et  les  font  réussir,  n'étaient  plus  de 
leur  côté.  Ils  se  sentaient  blessés  au  cœur,  et  leurs  prêtres  eux- 
mêmes,  si  l'on  en  croit  Eunape,  annonçaient  que  les  temples  allaient 
disparaître,  a  que  les  sanctuaires  les  plus  vénérables  seraient  bien- 
tôt changés  en  un  amas  domines  que  rongerait  le  ténébreux  oubli, 
tyran  fantastique  et  odieux,  auquel  sont  soumises  les  plus  belles 
choses  de  la  terre  (1).  »  Il  n'y  avait  donc  pas  à  compter  sur  un 

(1)   Je  citerai,  en  général,  les  YUs  des  philosophes  et  des  sophistes,  d'Eanape, 
d'après  la  traduction  qn'en  a  donnée  H.  Stéphane  de  RonyiHe  (Paris,  RoaqaettB^r^^^ 


J 


f.'BlIPfiBfiC7R  JULIEN.  75 

culte  qui  s'atyanckniDsH  lai-même,  qiri  prédisait  et  acceptait  sa  tfin 
prochaïDe,  et  ce  n'était  guère  la  peine  de  se  ménager  l'appui  de 
gens  courbés  sons  les  outrages  dont  on  les  accablait  depuis  cin- 
quante ans  et  qui  les  supportaient  sans  réYokCé  La  seule  politiqtie 
adroite  pour  combattre  Gonstasice,  qui  avait  fatigué  tous  les  partis 
de  tracasseries  inutiles,  c'était  d'annoncer  une  large  tolérance  dont 
personne  ne  serait  exclu.  Les  païens,  accoutumés  à  voir  un  chré- 
tien sur  le  trône,  ne  songeaient  plus  à  reconquérir  l'empire;  ils  ne 
demandaient  que  la  permission  d'adorer  leurs  dieux  en  liberté,  et 
en  leur  accordant  ce  droit  on  était  certain  de  les  satisfaire.  Au  ^x>n- 
traire,  les  chrétiens,  qui  se  croyaient  sûrs  d'une  victoire  définitive, 
ne  pouvaient  supporter  sans  un  mécompte  amer  et  une  violente 
colère  de  retomber  sous  le  joug  d'un  prince  païen.  Ce  n'était  donc 
pas  un  bon  calcul  pour  Julien  d'étaler  comme  il  le  fit  sa  nouvelle 
croyance,  et  Ton  peut  assurer  qu'il  avait  beaucoup  à  y  perdre  et 
rien  à  y  ga^er.  Mais  il  n'agissait  pas  par  calcul;  c'était  la  convic- 
tion seule,  une  conviction  profonde  et  passionnée,  qui  le  poussait 
à  déserter  la  religion  de  sa  famille,  et  l'ardeur  même  de  sa  foi  nous 
est  un  garant  de  sa  sincérité.  S'il  est  vrai  que  sa  conversion  n'ait 
pas  été  le  résultat  de  vues  ambitieuses  ou  de  nécessités  politiques, 
comme  celle  de  Henri  IV,  il  ne  suffit  pas,  pour  savoir  comment  elle 
se  fit  et  les  causes  qui  l'ont  amenée,  d'étudier  les  événements  dont 
l'empire  fut  alors  le  théâtre.  Il  faut  pénétrer  dans  la  conscience  du 
jeune  prince  et  tâcher  d'y  découvrir  les  crises  qu'elle  a  traversées 
pour  passer  d'une  croyance  à  l'autre.  Ce  sont  des  secrets  qu'un 
homme  emporte  le  plus  souvent  avec  lui  et  qu'après  des  siècles  il 
est  presque  impossible  de  bien  savoir.  Ici  pourtant  nous  sommes 
plus  heureux  qu'à  l'ordinaire;  si  nous  ne  connaissons  pas  tout  à 
fait  cette  histoire  intime  et  cachée,  grâce  au  témoignage  des  amis 
de  Julien,  et  surtout  aux  confidences  qu'il  laisse  quelquefois  échap- 
per dans  ses  ouvrages,  nous  pouvons  en  deviner  quelqne  chose  (t). 
Ammien  Uarcellin,  qui  l'a  bien  connu,  nous  dit  que,  dès  ses  pre- 
mières années,  il  se^sentit  attiré  vers  le  culte  des  dieux  (2).  Nous 

(1)  Pour  les  oavrages  de  Julien,  Je  renvoie  aa  texte  qae  vient  d'en  publier  M.  Hert  • 
lein.  Je  me  sera  d'ordinaire  de  la  traduction  qu'en  a  pabliéo  M.  Talbot. 

(2)  U  est  vrai  que  libanius  semble  dire  le  contraire.  Dans  un  de  ses  discours  à 
Julien,  il  loi  rappelle  le  temps  de  son  arrivée  à  Nicomédie,  et  comment  il  y  trouva 
quelques  païens  obstinés  qui  pratiquaient  en  secret  l'art  divinatoire.  «  C'est  alors,  lui 
dit-U,  que,  gagné  par  les  oracles,  vous  avez  renoncé  à  votre  haine  violente  contre  les 
dieux.  9  n  détestait  donc  les  dieux  avant  de  venir  à  Nicomédie.  Je  remarque  pour^ 
tant  qu'à  cette  m6me  époque  on  Ini  faisait  solennellement  promettre  de  ne  pas  voir 
Ubanius,  ce  qui  prouve  qu'on  trouvait  sa  foi  mal  afTerraie  et  qu'on  craignait  que  la 
parole  d'un  rhéteur  habile  ne  pût  l'ébranler.  Saint  Grégoire  de  Naziaoze  rapporte  que, 
pendant  sa  Jeunesse,  dans  ses  discussions  avec  son  frère,  qui  était ^  un  grand  dévot, 
Julien  prenait  toujours  le  parti  des  païens.  C'était,  prétendait-il,  pour  s'exercer  à  phider 


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70  BETDE  D£8  DEUX  MONDES. 

savons  que  le  spectacle  de  la  nature  et  surtout  la  contemplation  du 
ciel  lui  a  toujours  causé  les  plus  vives  émotions.  C'est  de  là  peut- 
être  que  lui  vint  cette  sympathie  secrète  pour  la  religion  qui  a  le 
mieux  compris  la  nature  et  qui  en  adore  les  phénomènes  et  les 
forces  divinisées,  r  Dès  mon  enfance,  nous  dit-il,  je  fus  pris  d'un 
amour  violent  pour  les  rayons  de  l'astre  divin.  Tout  jeune,  j'éle- 
vais mon  esprit  vers  la  lumière  éthérée;  et  non-seulement  je  dési- 
rais fixer  sur  elle  mes  regards  pendant  le  jour,  mais  la  nuit  même, 
par  un  ciel  serein  et  pur,  je  quittais  tout  pour  aller  admirer  les 
beautés  célestes;  absorbé  dans  cette  contemplation,  je  n'écoutais  pas 
ceux  qui  me  parlaient  et  je  perdais  conscience  de  moi-même.  »  On 
reconnaît,  à  ces  paroles  émues,  celui  qui  plus  tard  devait  s'appeler 
lui-même  «  le  serviteur  du  Roi-Soleil.  »  Je  ne  doute  pas  que  ces 
premiers  germes  n'aient  été  cultivés  en  lui  de  bonne  heure  par 
quelqu'un  de  ceux  qui  l'approchaient.  Parmi  les  gens  qui  vivaient 
alors  dans  la  domesticité  des  grandes  familles  chrétiennes,  il  devait 
s'en  trouver  plus  d'un  qui,  sans  qu'on  le  sût,  était  resté  païen  et 
qui  essayait  de  faire  naître  le  regret  de  l'ancienne  religion  dans 
les  cœurs  qu'il  voyait  mal  disposés  pour  la  nouvelle.  On  a  beau- 
coup remarqué  la  tendresse  avec  laquelle  Julien  parle  de  Mardo- 
nius,  son  premier  maître  :  c'était  un  eunuque  qui,  après  avoir  élevé 
sa  mère,  fut  mis  près  de  lui  dès  son  enfance  et  qui  lui  apprit  à 
comprendre  et  à  aimer  les  poètes  grecs.  Il  est  probable  qu'en  lui 
faisant  lire  F  Iliade  et  V Odyssée^  il  lui  donna  le  goût  des  fictions 
charmantes  dont  ces  beaux  poèmes  sont  remplis  et  des  dieux  qui 
en  sont  les  héros  ordinaires.  Sa  jeune  imagination  s'habitua  dès 
lors  à  les  fréquenter,  et  ils  devinrent  les  premiers  compagnons,  les 
plus  chers  confidens  de  son  enfance  solitaire  et  persécutée. 

Quand  il  eut  grandi  et  (ju'on  lui  laissa  suivre  les  cours  des  pro- 
fesseurs en  renom,  il  trouva  partout  autour  de  lui  un  préjugé  puis- 
sant que  partageaient  ses  maîtres  et  ses  camarades ,  et  auquel  il 
ne  pouvait  pas  échapper  :  c'était,  chez  tous  les  élèves  des  sophistes, 
une  sorte  d'enivrement  pour  la  gloire  de  leur  pays,  un  sentiment 
profond  de  la  supériorité  de  la  race  hellénique,  qui  se  manifestait 
par  le  mépris  de  toutes  les  autres.  Rome  a  vaincu  la  Grèce,  mais 
elle  n'a  jamais  pu  la  dominer.  Comme  elle  lui  était  inférieure 
par  l'esprit,  elle  n'est  pas  parvenue  à  lui  imposer  sa  civilisation  et 
sa  langue.  Il  y  a  toujours  eu,  dans  ce  vaste  empire  soumis  au  même 

les  causes  difficiles.  En  réalité,  répond  saint  Grégoire,  il  cherchait  déjà  des  armes 
contre  la  vérité.  Je  suis  donc  tenté  de  croire  que  Libanias,  suivant  ses  habitudes  de 
rbètear,  a  ici  forcé  les  expressions,  et  qne,  fier  de  la  conquête  de  cette  jenneàme,ll  a 
voulu  rendre  la  victoire  du  paganisme  plus  difficile  pour  la  rendre  plus  belle.  Il  est 
probable  qa^Ammien  Marcellin  a  raison  et  que,  bien  avant  le  voyage  à  Nicomédie, 
Julien  n'était  qu'un  chrétien  assez  tiède. 


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L'£MP£R£UR  JUUEN.  77 

maître  et  gouverné  par  la  même  administration ,  deux  mondes  sépa- 
rés qui  vivaient  d'une  vie  distincte.  Jusqu'à  la  fin  de  la  république, 
la  résistance  de  l'Orient  à  l'esprit  romain  fut  humble  et  discrète; 
mais,  depuis  Auguste,  on  le  voit  s'enhardir  et  profiter  peu  à  peu 
des  complaisances  et  des  égards  que  l'autorité  témoigne  pour  les 
provinces.  Vers  l'époque  des  Ântonins ,  la  Grèce  avait  tout  à  fait 
repris  sa  confiance  en  elle-même  et  elle  osait  parler  légèrement  de 
ses  vainqueurs.  C'est  surtout  dans  le  Nigrinus  de  Lucien  que  se 
montre  cette  attitude  nouvelle  ;  Rome  y  est  fort  maltraitée,  c'est  le 
pays  de  la  flatterie  et  de  la  servitude,  c'est  le  rendez-vous  de  tous 
les  vices,  c'est  le  séjour  qui  convient  à  ceux  qui  n'ont  jamais  goûté 
l'indépendance,  qui  ne  connaissent  pas  la  franchise,  dont  le  cœur 
est  rempli  d'imposture,  de  fourberies  et  de  mensonges.  Long- 
temps les  Romains  ont  dit  «  un  Grec  »  pour  désigner  un  débauché; 
chez  Lucien  et  ses  successeurs,  a  un  Grec  »  signifie  un  honnête 
homme,  et  quand  Libanius  veut  complimenter  quelqu'un  de  sa 
générosité,  de  sa  sagesse,  de  sa  vertu,  il  lui  dit  «  qu'il  se  conduit 
comme  un  Grec.  »  Les  rôles  dès  lors  sont  changés  :  c'est  Rome  qui 
caresse  et  qui  flatte,  c'est  la  Grèce  qui  prend  des  airs  arrogans. 
Tandis  que  les  Orientaux  ignorent  en  général  le  latin,  les  Romains 
se  piquent  de  parler  et  d'écrire  la  langue  d'Homère  et  de  Démo- 
sthène.  A  partir  d'Hadrien,  les  empereurs  se  font  à  demi  Grecs;  ils 
le  deviennent  tout  à  fait  avec  Constantin.  Pendant  plus  de  cinquante 
ans,  le  centre  de  l'empire  est  placé  sur  le  Bosphore  et  Constan- 
tinople  domine  Rome.  A  ce  moment,  qui  nous  parait  triste  et  sombre, 
l'activité  littéraire  de  la  Gièce  semble  se  réveiller;  elle  reprend 
cette  force  de  propagande  et  de  conquête  qui  a  fait  sa  gloire  sous 
Alexandre  et  attire  de  plus  en  plus  à  elle  l'extrême  Orient.  Elle 
achève  de  civiliser  la  Batanée,  l'Auranite,  la  Nabatène,  qui  plus 
tard  sont  redevenues  des  déserts.  Depuis  longtemps,  l'Egypte  lui 
envoie  des  orateurs  et  des  poètes.  Les  Arabes  se  pressent  dans 
ses  écoles,  ils  viennent  apprendre  la  jurisprudence  à  Beryte  et  l'élo- 
quence à  Antioche.  La  Perse  elle-même  est  entamée,  et  Eunape  nous 
raconte  tout  au  long  que  le  terrible  Sapor  reçut  un  jour,  avec  une 
admiration  profonde,  l'ambassade  d'un  sophiste  et  se  laissa  char- 
mer par  ses  beaux  discours.  11  faut  avouer,  que  ce  spectacle  était 
fait  pour  causer  quelque  illusion  aux  Grecs  et  qu'ils  avaient  alors 
beaucoup  de  raisons  d'être  fiers  de  leur  pays. 

Cette  fierté,  personne*peut-être  ne  l'a  plus  éprouvée  que  Julien. 
Libanius  lui  disait  dans  une  de  ses  harangues  solennelles  :  «  Son- 
gez que  vous  êtes  Grec  et  que  vous  commandez  à  des  Grecs;  »  il 
n'avait  pas  besoin  qu'on  l'enfu  souvenir.  On  peut  dire  que  cette 
idée  n'a  jamais  quitté  son  esprit  et  qu'elle  a  été  la  règle  de  toutes 
ses  actions.  Rien  n'est  plus  frappant,  quand  on  lit  ses  œuvres,  que 

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78  BETUB  DBS  DiEUX  MOICDES* 

de  voir  combien  l'Occident  tient  peu  de  place  dans  ses  préoccupa- 
tions. Borne,  quoiqu'il  en  parle  toujours  avec  respect»  n'est  pas 
véritablement  sa  patrie.  11  ne  Ta  jamais  visitée  et  n'en  exprime 
nulle  part  le  regret.  Âmmien  Harcellin  nous  dit  «  qu'il  ne  parlait 
le  latin  que  d'une  manière  suffisante,  »  tandis  qu'en  grec  il  est  un 
des  meilleurs  écrivains  de  son  temps.  La  littérature  latine  semble 
ne  pas  exister  pour  lui.  11  n'a  jamais  prononcé  le  nom  de  Gicéron 
ou  de  Virgile;  on  dirait  qu'il  ne  les  connaissait  pas.  Au  contraire, 
il  est  familier  avec  Platon  et  cite  Homère  presque  à  chaque  page. 
11  u'a  aucun  souci  de  respecter  les  vieux  préjugés  des  Romains  et 
soutient  sans  hésiter  «  que  si  Alexandre  avait  eu  Rome  à  combattre, 
il  lui  aurait  bien  tenu  tète.  ».  Mais  quand  il  dit  :  «  Nous  autres 
Grecs  )>  ou  qu'il  parle  de  a  son  Athènes  bien-aimée,  »  on  sent  qu'il 
se  redresse  avec  orgueil  dans  sa  petite  taille.  De  ce  passé  glorieux 
de  la  Grèce,  il  ne  veut  rien  laisser  perdre;  tous  les  souvenirs  lui  en 
sont  chers,  sa  religion  surtout,  qui  tient  tant  de  place  dans  son  his- 
toire et  qui  a  inspiré  ses  plus  grands  écrivains.  11  s'y  attache  d'abord, 
et  avant  tout  examen,  par  fierté  nationale.  Quand  il  veut  montrer 
qu'elle  doit  être  supérieure  à  celle  des  chrétiens,  il  lui  parait  suffi- 
sant de  rappeler  que  c'est  la  religion  de  la  Grèce,  et  que  l'autre 
est  sortie  d'un  canton  obscur  de  la  Palestine;  pour  indiquer  par  un 
seul  mot  cette  différence  d'origine  qui  les  sépare  et  qui  les  juge, 
il  affecte,  dans  toute  sa  polémique,  d'appeler  les  chrétiens  a  des 
galiléens ,  »  tandis  qu'il  donne  toujours  à  l'ancien  culte  le  nom 
«  d'hellénisme.  » 

L'hellénisme,  nom  glorieux  entre  tous,  que  Julien  dut  être  heu- 
reux d'inventer  et  sur  lequel  il  comptait  sans  doute,  comme  sur  un 
talisman,  pour  assurer  le  succès  de  son  œuvre  I  Je  crois  pourtant 
qu'il  y  avait  quelque  péril  à  s'en  servir.  Ce  nom  désignait  la  reli- 
gion du  plus  illustre  de  tous  les  peuples,  mais  c'était  celle  d'un 
seul  pays.  Julien  montrait  en  s'en  sei*vant  qu'il  n'entendait  pas  sor- 
tir du  cercle  étroit  des  religions  locales;  il  laissait  aux  chrétiens 
l'avantage  de  ce  Dieu  unique  et  universel  qui  veille  sur  toutes  les 
nations  sans  distinction  et  sans  préférence,  qui  reconstitue  au 
milieu  de  la  division  et  de  l'éparpillement  des  peuples  la  notion 
de  l'humanité;  il  courait  surtout  le  risque  de  désintéresser  de  ses 
réformes  religieuses  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  le  bonheur  d'être 
Grecs.  On  le  vit  bien  à  l'indifférence  singulière  avec  laquelle  l'Oc- 
cident accueillit  la  tentative  de  Julien.  11  y  avait  encore  beaucoup 
de  païens  en  Italie;  le  sénat  de  Rome  surtout  passait  pour  une'des 
citadelles  de  l'ancien  culte.  Il  ne  parait  pas  pourtant  qu'il  ait  donné 
aucun  encouragement  à  l'empereur  et  qu'il  se  soit  associé  à  son 
(Dtreprise.  Les  villes  italiennes,  quoique  païennes  en  partie,  sem- 
blent assister  froidement  à  ce  dtiiiier  tMlori  du  paganisme.  L'his- 

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l'empebbur  joubn.  70 

toire  De  dit  pas  que  chez  elles  il  ait  soulevé  ces  passions  et  amené 
ces  luttes*  qui  ensanglantërent  l'Asie.  N'est-il  pas  probable  qu'elles 
ont  pensé  que  la  réforme  de  Julien  conœmait  surtout  l'Orient  et 
ne  les  touchait  guère?  C'est  ainsi  que  ce  grand  nom  d'hellénisme, 
dont  il  ét^t  si  fier,  ne  l'a  pas  autant  servi  qu'il  le  croyait.  II  le 
regardait  comme  une  force  invincible  qui  devait  lui  donner  la  vic- 
toire; peut-être  a-t-il  été  un  des  motifs  de  sa  défaite. 

Ce  préjugé  d'oi^eil  national  régnait  surtout  dans  les  écoles, 
et  c'étaient  les  écoles  mêmes  qui  lui  avaient  donné  l'occasion  de 
naître.  Les  Grecs  étaient  très  fiers  de  l'enseignement  qu'y  recevait 
la  jeunesse;  ils  lui  attribuaient  leur  supériorité  sur  le  reste  du 
monde  :  aussi  éprouvaient-ils  une  très  grande  reconnaissance  et 
une  très  vive  admiration  pour  les  maîtres  qui  apprenaient  à  leurs 
enfans  cet  art  de  bien  parler  qui  semblait  l'art  grec  par  excel- 
lence. Nous  sommes  sévères  aujourd'hui  pour  ces  exercices  d'é- 
cole, et  il  ne  nous  semble  pas  qu'il  y  eût  tant  de  gloire  à  y 
réussir.  Peut-être  serions-nous  moins  prompts  à  les  mépriser,  si 
nous  songions  qu'ils  ont  été  le  dernier  éclat  d'une  civilisation  bril- 
lante et  qu'ils  ont  donné  à  un  grand  peuple  ses  dernières  joies  litté- 
raires. Libanius  soutient  que  c'est  par  la  rhétorique  seule  que  la 
Grèce  se  distingue  des  autres  nations.  «  Si  le  talent  de  la  parole  se 
perdait  diez  nous,  disait-il,  nous  deviendrions  semblables  aux  bar- 
bares. »  Julien  va  plus  loin  encore;  il  attribue  aux  leçons  des  maî- 
tres de  rhétorique  et  de  philosophie,  à  la  lecture  des  grands  écri- 
vains de  la  Grèce,  des  effets  merveilleux  sur  l'âme,  et  affirme  «  que 
ces  études  sont  indispensables  pour  donner  le  courage,  la  sagesse, 
la  vertu,  n  II  dit  aux  chrétiens  avec  une  imperturbable  assurance  : 
«  Si  les  jeunes  gens  que  vous  appliquez  à  la  lecture  de  vos  livres 
sacrés  arrivés  à  l'âge  d'homme  valent  mieux  que  des  esclaves,  je 
consens  à  passer  pour  un  maniaque  et  un  insensé,  tandis  que  chez 
nous,  avec  notre  enseignement,  tout  homme,  à  moins  d'avoir  une 
nature  entièrement  mauvaise,  devient  nécessairement  meilleur.  » 
Ce  qui  est  plus  surprenant,  c'est  qu'au  fond  les  chrétiens  pensaient 
comme  lui,  et  nous  verrons  plus  tard  qu'ils  n'imaginaient  pas  qu'on 
pût  se  passer  de  l'éducation  qui  se  donnait  dans  les  écoles. 

Cependant  cette  éducation  était  restée  toute  païenne,  et  c'est  dans 
les  écoles,  par  l'influence  des  maîtres,  qui  presque  tous  pratiquaient 
encore  l'ancien  culte,  que  s'est  achevée  la  conversion  de  Julien.  Ces 
maîtres,  nous  leur  donnons  à  tous  le  même  nom,  celui  de  sophistes  : 
c'est  ainsi  qu'on  appelle  ordinairement  Libanius  etThémistius,  aussi 
bien  qu'iEdésius,  Chrysanthe,  Maxime  d'Éphèse,  et  il  est  certain 
que,  quelle  que  soit  la  matière  qu'ils  enseignent,  au  premier  abord 
ils  ne  paraissent  guère  différer  les  uns  des  autres  :  tous  cultivent 
la  rhétorique  et  se  piquent  d'être  de  beaux  parleurs.  Eunape,  à  pro- 


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SO  AEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

pos  d'un  philosophe  célèbre,  nous  dit  que  <c  sa  parole  exerçait  une 
séduction  yoisine  de  la  magie,  que  la  douceur,  la  suavité,  florissaient 
dans  ses  discours,  qu'elles  se  répandaient  avec  tant  de  grâce  que 
ceux  qui  écoutaient  sa  voix,  s'abandonnant  eux-mêmes  comme  s'ils 
eussent  goûté  la  fleur  du  lotus,  restaient  suspendus  à  ses  lèvres.  » 
Mais  si  ce  souci  de  l'éloquence,  qui  leur  est  commun,  et  le  goût 
qu'ils  ont  tous  d'en  donner  des  représentations  publiques,  où  leurs 
disciples  et  leurs  amis  sont  appelés  à  les  applaudir,  peut  les  faire 
confondre,  en  regardant  de  plus  près,  on  aperçoit  entre  eux  des 
diiïérences  importantes  :  il  y  a  ceux  qui  ne  sortent  pas  de  l'ensei- 
gnement de  la  rhétorique  proprement  dite,  et  ceux  qui  y  joignent 
l'étude  de  la  philosophie.  Ce  qui  est  surtout  curieux,  c'est  que, 
païens  les  uns  et  les  autres,  ils  ne  le  sont  pas  tout  à  fait  de  la  même 
façon.  Libanius  peut  être  regardé  comme  le  meilleur  représentant 
du  premier  groupe.  C'est  assurément  un  païen  convaincu,  qui  fré- 
quente les  temples,  qui  fait  des  sacrifices,  qui  consulte  Esculape 
sur  ses  maladies  et  se  recommande  aux  prières  des  hiérophantes.  11 
gémit  doucement  quand  le  culte  qu'il  préfère  est  persécuté,  et,  quoi- 
que de  sa  nature  il  soit  timide  et  soumis,  il  a  Taudaced'en  prendre 
la  défense.  Lorsque  ce  culte  triomphe  avec  Julien,  sa  joie  éclate  et 
déborde.  «  Nous  voilà,  dit-il,  vraiment  rendus  à  la  vie;  un  souffle 
do  bonheur  court  par  toute  la  terre,  maintenant  qu'un  Dieu  véri- 
table, sous  l'apparence  d'un  homme,  gouverne  le  monde,  que  les 
feux  se  rallument  sur  les  autels,  que  l'air  est  purifié  par  la  fumée 
des  sacrifices  I  »  Mais  cette  religion  qu'il  aime,  qu'il  célèbre,  qu'il 
est  si  heureux  de  voir  renaître,  c'est  l'ancienne,  c'est  la  religion 
calme,  sage,  officielle  dont  les  cités  grecques  se  sont  contentées 
pendant  tant  de  siècles;  il  la  conserve  pieusement  en  souvenir  du 
passé  et  n'éprouve  pas  le  besoin  d'y  rien  changer.  Les  philosophes 
au  contraire  y  ajoutent  beaucoup  de  nouveautés.  Porphyre  et  Jam- 
blique  faisaient  des  miracles;  leurs  disciples  sont  des  iHuminés, 
qui  ne  se  contentent  plus  de  prier  les  dieux  en  employant  les  for- 
mules verbeuses  des  anciens  rituels  et  qui  veulent  communiquer 
directement  avec  eux  par  l'extase.  On  raconte  d'eux  des  prodiges 
étranges.  «  On  dit  que,  quand  ils  prient,  ils  semblent  s'élever  du 
sol  à  plus  de  dix  coudées,  et  que  leurs  corps,  comme  leurs  vote- 
mens,  prennent  une  éclatante  couleur  d'or.  »  Ils  invoquent  fami- 
lièrement les  démons  et  les  génies  et  les  forcent  à  leur  appa- 
raître. Ils  pratiquent  surtout  la  divination  sous  toutes  ses  formes, 
et  c'est  la  principale  raison  de  leur  succès,  car  jamais  on  n'a  sou- 
haité plus  passionnément  de  lire  dans  l'avenir.  Malgré  les  défenses 
terribles  de  la  loi,  tout  le  monde  veut  connaître  sa  destinée  ;  les 
supplices  dont  on  punit  les  devins  et  ceux  qui  les  consultent  ne  font 
qu'en  accroître  le  nombre.  Voilà  ce  qui  attire  dans  les  écoles  de 

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l'empereur  julien.  81 

ces  sophistes,  qui  sont  à  la  fois  des  philosophes,  des  "magiciens  et 
des  prophètes,  toutes  les  imaginations  malades,  avides  d'inconnu, 
éprises  de  divin,  comme  il  s'en  trouve  tant  dans  les  grandes  crises 
religieuses.  Ceux  qui  s'y  pressent  ne  sont  pas  des  disciples  ordi- 
naires, qui  viennent  écouter  avec  recueillement  les  leçons  d'un 
mattre;  ce  sont  des  dévots,  des  fanatiques  dont  il  faut  satisfaire 
à  tout  prix  les  ardeurs  emportées.  Eunape  raconte  qu'un  de  ces 
sages  s'étant  un  jour  enfui  dans  une  solitude,  a  ses  élfeves  le  sui- 
virent à  la  piste  et,  hurlant  comme  des  chiens  devant  sa  porte,  ils 
le  menacèrent  de  le  déchirer  s'il  persistait  à  garder  sa  science  pour 
les  montagnes,  les  arbres  et  les  rochers.  » 

Julien  a  fréquenté  successivement  ces  deux  classes  de  sophistes. 
Ce  furent  les  rhéteurs  qui  l'attirèrent  d'abord.  Quand  on  l'envoya 
étudier  à  Nicomédie,  on  lui  fit  promettre  de  ne  pas  suivre  les  cours 
de  Libanius,  dont  l'enseignement  semblait  dangereux  pour  un 
chrétien.  C'était  précisément  celui  qu'il  souhaitait  le  plus  entendre, 
et  il  est  probable  que  la  défense  qu'on  lui  faisait  rendait  encore  son 
désir  plus  vif.  Il  tint  pourtant  sa  promesse,  mais  s'il  n'assistait  pas 
de  sa  personne  aux  leçons  du  célèbre  rhéteur,  il  envoyait  des  gens 
pour  les  recueillir  et  les  lisait  avec  passioa,  quand  il  était  seul. 
Aussi  Libanius  se  regardait-il  comme  un  des  maîtres  de  Julien,  et  il 
pouvait  se  rendre  ce  témoignage  qu'il  lui  avait  enseigné  bien  autre 
chose  que  l'art  de  parler  :  on  ne  peut  guère  douter  que  ses  discours 
tout  pleins  de  paganisme  n'aient  souvent  réveillé,  dans  cette  âme 
pieuse  et  ouverte  aux  impressions  du  passé,  le  souvenir  et  le  regret 
de  l'ancien  culte.  Libanius  avait  donc  raison  de  lui  dire  plus  tard  : 
<f  C'est  la  rhétorique  qui  vous  a  ramené  au  respect  des  dieux.  »  Mais 
la  rhétorique  ne  pouvait  pas  longtemps  lui  suffire.  Après  avoir  fré- 
quenté les  rhéteurs,  il  souhaita  connaître  les  philosophes  «  et  s'ei^i- 
vrer  auprès  d'eux  à  satiété  de  toute  sagesse  et  de  toute  science.  * 
Eunape  raconte  qu'il  s'adressa  d'abord  au  vieil  iEdésius,  le  chef  de 
l'école.  Mais  iEdésius,  que  l'âge  rendait  prudent,  craignit  de  se 
compromettre  en  lui  révélant  des  connaissances  suspectes  et  le 
renvoya  à  ses  disciples.  Julien,  que  tous  ces  retards  ne  faisaient 
qu'enflammer  davantage,  alla  chercher  jusqu'à  Éphèse  le  plus  cé- 
lèbre d'entre  eux,  Maxime,  et  se  mit  sous  sa  direction.  C'est  de  lui 
qu'il  apprit  toute  la  doctrine  secrète  des  néo-platoniciens,  l'art  de 
connaître  l'avenir  et  de  se  rapprocher  des  dieux  par  la  prière  et 
l'extase.  Quand  Maxime  le  vit  sous  le  charme,  pour  achever  de  le 
conquérir,  il  adressa  «  l'enfant  chéri  de  la  philosophie,  »  comme  on 
l'appelait,  à  l'hiérophante  d'Eleusis,  qui  l'initia  à  ses  mystères.  — 
Ce  fut  comme  le  baptême  de  nouveau  converti. 

Voilà  ce  que  nous  savons  de  la  manière  dont  s'est  accomplie  la 

loin  IL.  ~  1880.  6 

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82  REYUE  DES  DEUX  MORDES. 

conversion  de  Julien.  Ce  ne  fut  pas  un  de  ces  coups  subits  qui^  en  un 
moment,  changent  un  homme;  elle  se  fit  lentement,  peu  à  peu,  et 
nous  pouvons  rétablir  presque  tous  les  degrés  par  lesquels  il  est 
revenu  à  l'ancienne  religion..  On  nous  dît,  et  nous  n'avons  pas  de 
peine  à  le  croire,  qu'il  a  toujours  eu  pour  elle,  au  fond  du  cœur,  une 
préférence  instinctive;  son  orgueil  de  Grec  le  disposait  à  croire  que 
les  dieux  que  la  Grèce  avait  si  longtemps  servis  étaient  les  véri- 
tables. Il  fut  encore  rapproché  d'eux  par  l'éducation  qu'il  reçut 
dans  les  écoles,  l'étude  de  la  rhétorique,  la  lecture  des  livres  où 
ils  tenaient  tant  de  place  ;  mais  tout  le  monde  s'accorde  à  recon- 
naître que  ce  furent  les  leçons  des  philosophes  qui  achevèrent  de 
le  décider.  On  doit  en  conclure  que  leur  enseignement  répondait  à 
quelque  besoin  de  son  âme  que  le  christianisme  n'avait  pas  pu 
contenter.  Cet  enseignement,  nous  l'avons  vu,  ne  se  composait  pas 
seulement  d'une  métaphysique  hardie,  d'un  mélange  de  raisonne- 
mens  subtils  et  de  rêveries  audacieuses  qui  donnent  le  vertige  à 
l'esprit;  il  prétendait  fournir  le  moyen  de  communiquer  avec  la 
divinité,  d'aller  vers  elle  ou  de  l'attirer  à  soi,  d'entendre  sa  voix 
dans  les  songes  ou  dans  les  oracles,  et  de  savoir  d'elle-même  sa 
nature  et  ses  desseins.  Voilà  ce  que  Julien  ne  trouvait  pas  au  même 
degré  dans  la  religion  des  chrétiens.  Quelque  part  qu'elle  ait  voulu 
faire  aux  surexcitations  de  la  dévotion,  il  y  a  toujours  eu  des  âmes 
à  qui  son  dogmatisme  a  paru  froid  et  qui  n'ont  pas  pu  se  passer 
du  charme  des  révélations  et  des  extases.  De  là  sont  nées  ces  sectes 
mystiques  que  l'église  a  tantôt  tolérées  avec  méfiance,  tantôt  re- 
poussées sévèrement  de  son  sein.  C'est  le  même  besoin  qui  a  jeté 
Julien  dans  les  bras  de  Maxime  d'Éphèse  et  de  ses  amis.  On  se 
trompe  souvent  sur  les  motifs  de  sa  conversion;  on  la  regarde  comme 
une  sorte  de  révolte  du  bon  sens  contre  les  excès  de  la  supersti- 
tion ;  c'est  une  profonde  erreur  :  il  y  avait  certainement  plus  de 
croyances  et  de  pratiques  superstitieuses  dans  la  doctrine  qu'il 
adoptait  que  dans  celle  qu'il  a  quittée,  et,  s'il  a  changé  de  foi,  ce 
n'est  pas  en  haine  du  surnaturel,  c'est  qu'au  contraire  il  ne  trou- 
vait pas  assez  de  surnaturel  à  son  gré  dans  le  christianisme. 

II. 

Julien  a  dit  quelque  part  «  qu'il  a  été  chrétien  jusqu'à  vingt 
ans.  »  On  a  vu  qu'il  ne  faut  pas  prendre  ces  mots  à  la  lettre.  Chré- 
tien  fervent  et  sincère,  il  est  bien  probable  qu'il  ne  l'a  guère  été  ; 
mais  il  faisait  au  moins  profession  de  l'être.  Il  avait,  pendant  vingt 
ans,  vécu  parmi  les  fidèles,  fréquenté  les  églises,  lu  les  livres  sacrés, 
écouté  l'enseignement  des  évoques,  lorsqu'il  fut  tout  à  fait  conquis 
par  le  paganisme. 

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L'SMPBBEim  JOUEir,  &S 

C'est  ce  qui  précisément  a  causé  à  quelques  bons  esprits  une 
surprise  profonde  :  on  s'est  demandé  comment  une  âme  si  hon- 
nête, si  élevée,  si  religieuse,  avait  pu  traverser  le  christianisme 
sans  être  jamais  frappée  de  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  pur  dans 
sa  doctrine.  D'où  peut  venir  que,  l'ayant  connu  de  près  et  pratiqué 
pendant  plus  de  la  moitié  de  sa  vie,  non^seulement  il  lui  a  préféré 
une  religion  décrépite,  mais  qu'il  n'a  conservé  pour  lui  qu'un  impla- 
cable mépris?  Ce  qui  est  surtout  incroyable,  ce  qui  montre  le  plus 
bizarre  aveuglement,  c'est  qu'il  ait  tout  à  fait  méconnu  sa  supé* 
riorité  morale,  qu'il  ne  le  trouve  bon  «  qu'à  faire  des  âmes  d'es- 
claves, )>  et  qu'il  affirme  avec  la  plus  singulière  assurance  «  que 
jamais  aucun  homme  ne  saurait  devenir,  chez  les  chrétiens,  coura- 
geux et  honnête.  »  On  s'explique  pourtant  un  peu  ces  assertions 
étranges  quand  on  songe  aux  spectacles  que  Julien  avait  sous  les 
yeux  et  dont  il  devait  être  plus  frappé  que  personne.  Depuis  la 
victoire  du  christianisme,  les  mœurs  publiques  n'étaient  pas  deve- 
nues beaucoup  meilleures.  On  n'en  est  pas  fort  surpris  quand  on 
songe  que  l'humanité,  prise  dans  son  ensemble,  ne  change  guère, 
que  le  bien  et  le  mal  s'y  mêlent  toujours  dans  des  proportions  à 
peu  près  semblables,  et  qu'aucune  doctrine,  si  pure,  si  élevée 
qu'elle  soit,  n'aura  jamais  assez  de  force  poui  rendre  tous  les 
hommes  parfaits.  Mais  les  chrétiens  avaient  souvent  annoncé  que, 
quand  leur  religion  arriverait  à  triompher  des  autres,  le  monde 
serait  renouvelé.  Elle  avait  remporté  la  victoire,  et  le  monde  était 
toujours  le  même.  Ne  venait-on  pas  de  voir  Constantin,  le  prince 
qui  avait  mis  le  christianisme  sur  le  trône,  assassiner  successive- 
ment son  beau-père,  son  beau-frère,  sa  femme  ;et  son  iils?  A  quoi 
lui  servait  donc  de  bâtir  des  églises,  de  s'entourer  d'évèques,  de 
présider  des  conciles,  s'il  se  conduisait  comme  PTéron?  Et  plus 
récemment  encore,  l'avènement  de  Constance  n'avait-il  pas  été 
ensanglanté  par  le  massacre  de  presque  tout  ce  qui  restait  de  sa 
famille?  Les  grandes  espérances,  quand  elles  ne  se  réalisent  pas, 
amènent  de  grands  découragemens,  et  il  est  probable  que  beau- 
coup de  ceux  qui  comptaient  le  plus  sur  le  retour  de  l'âge  d'or., 
voyant  que  rien  n'était  changé  et  que  les  princes  chrétiens  sui- 
vaient l'exemple  des  autres,  furent  tentés  d'accuser  le  christianisme 
d'impuissance.  C'est  l'impression  que  Julien  a  recueillie  et  qu'il 
exprime.  Peut-être  aussi  le  caractère  de  ceux  qui  furent  chargés 
de  lui  apprendre  la  doctrine  de  l'église  n'était-il  pas  de  nature  à 
le  bien  disposer  pour  elle.  M.  Naville  fait  remarquer  que  c'étaient 
des  évêques  ariens,  hommes  de  cour,  plus  occupés  d'intrigues  poli- 
tiques que  riches  de  vertu,  et  qui  lui  donnèrent  sans  doute  une  mau- 
vaise idée  de  l'éducation  chrétienne.  Mais  ce  qui,  dès  ses  pre-  i 
mières  années,  a  du  l'éloigner  plusque  tout  le  reste  du  christianisme 

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8&  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  l'empêcher  de  le  comprendre,  c'est  qu'il  était  la  religion  de  ses 
persécuteurs.  On  le  forçait  surtout  à.  la  pratiquer,  parce  qu'on 
espérait  qu'étant  chrétien  plus  fidèle,  il  serait  sujet  plus  soumis* 
On  la  lui  imposait  comme  une  discipline,  il  l'accepta  comme  un 
châtiment.  Il  savait  bien  d'ailleurs  que,  parmi  ceux  qui  la  lui 
enseignaient,  il  y  en  avait  qui  étaient  chargés  de  surveiller  ses 
actions  et  de  pénétrer  dans  ses  pensées  pour  en  instruire  l'empe- 
reur. Ils  lui  semblaient  moins  être  des  professeurs  que  des  espions 
et  des  geôliers,  et  la  haine  qu'il  ressentait  pour  eux  s'étendit  à  leur 
doctrine.  Il  ne  prétait  guère  à  leurs  leçons  qu'une  oreille  malveil- 
lante. Il  raconte  qu'il  prenait  plaisir  à  les  troubler  de  ses  objec- 
tions et  qu'il  avait  la  générosité  de  leur  fournir  des  argumens 
quand  ils  étaient  embarrassés  pour  répondre.  Ils  le  félicitaient  sans 
doute  quand  ils  le  voyaient  plongé  dans  la  lecture  de  leurs  livres 
saints  ;  ils  ne  savaient  pas  qu'il  ne  les  étudiait  que  pour  les  com- 
battre, et  qu'il  préparait  ainsi  sous  leurs  yeux,  et  peut-être  avec 
leur  aide,  sa  grande  réfutation  du  christianisme. 

Ainsi  la  principale  raison  qu'il  avait  pour  détester  cette  doctrine 
qui  lui  était  imposée  par  le  meurtrier  de  sa  famille,  c'est  qu'elle 
représentait  pour  lui  la  servitude.  L'autre,  au  contraire,  lui  sem- 
blait être  la  liberté.  Il  secouait  le  joug,  il  reprenait  possession  de 
lui-même,  il  croyait  échapper  à  ses  tyrans  en  reniant  leur  foi.  Dès 
lors  le  christianisme  se  confondit  pour  lui  avec  le  souvenir  des 
plus  tristes  années  de  sa  jeunesse,  et  il  se  rappela  toujours  qu'au 
milieu  de  ses  humiliations  et  de  ses  misères  le  paganisme  lui  était 
apparu  comme  une  consolation  et  une  délivrance.  C'est  ce  qui 
explique  qu'il  l'ait  embrassé  avec  tant  d'ardeur.  Libanius  raconte 
qu'il  pleurait  quand  il  entendait  dire  que  les  temples  étaient  ren- 
versés, les  prêtres  proscrits,  les  biens  des  dieux  distribués  à  des 
eunuques  ou  à  des  courtisanes  ;  il  nous  le  montre  heureux  d'immoler 
des  victimes  sur  ces  autels  délaissés  n  et  qui  avaient  soif  de  sang.» 
Quelques  amis  étaient  seuls  confidens  de  ses  croyances  nouvelles 
et  assistaient  à  ses  sacrifices  ;  cependant  le  bruit  s'en  était  répandu 
au  dehors,  «  parmi  ceux  qui  cultivaient  les  muses  et  qui  adoraient 
encore  les  dieux.  »  Ils  venaient  voir  le  jeune  prince,  s'entretenaient 
avec  lui  quand  il  était  seul,  et,  séduits  par  sa  piété  et  par  sa 
sagesse,  ils  priaient  les  dieux  de  le  garder  pour  le  bonheur  de  l'em- 
pire. Ces  communications  discrètes,  cet  air  de  conspiration  et  de 
mystère,  le  charme  du  secret,  l'attrait  du  péril,  le  plaisir  de  braver 
des  maîtres  ombrageux  et  de  résister  à  leurs  ordres,  tout  rattachait 
Julien  au  culte  persécuté,  et  il  attendait  avec  impatience,  il  appe- 
lait de  tous  ses  vœux  le  jour  où  il  pourrait  le  pratiquer  en  liberté 
et  lui  rendre  les  honneurs  qu'il  avait  perdus. 

Ce  jour  se  fit  attendre  dix  ans  entiers.  Pendant  dix  longues 

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l'£MPEB£UB  JUUEN.  S5 

années,  pleines  de  terreurs  et  de  tristesses,  il  lui  fallut  tromper  le 
monde,  mentir  à  sa  conscience,  pratiquer  un  culte  qu'il  détestait, 
et  même,  pour  désarmer  tout  à  fait  les  inquiétudes  de  Constance, 
entrer  dans  les  ordres  inférieurs  de  la  hiérarchie  sacerdotale  et 
lire  au  peuple  les  livres  sacrés  dans  les  églises.  Il  est  vraiment 
difficile  de  comprendre  qu'un  jeune  homme  si  ardent,  si  convaincu 
ait  été  capable  d'une  si  longue  dissimulation.  On  la  lui  a  quelque- 
fois reprochée,  ce  qui  me  semble  bien  injuste,  quand  on  sait  sous 
quelle  sévère  tutelle  il  passait  sa  vie,  et  que,  s'il  avait  ajouté  au 
crime  impardonnable  d*ètre  neveu  de  Constantin  la  faute  de  déser- 
ter le  culte  de  sa  famille,  il  était  perdu.  Il  lui  fallut  donc  dissi- 
muler pour  vivre,  et  si  cette  hypocrisie  nous  déplaît,  n'oublions 
pas  qu'il  y  était  condamné  sous  peine  de  mort,  et  qu'il  faut  moins 
la  reprocher  au  jeune  prince  qui  s'y  résigna  qu'à  ceux  qui  la  lui 
rendaient  nécessaire. 

Devenu  césar  et  chef  de  l'armée  des  Gaules,  il  ne  fut  pas  beau- 
coup plus  libre.  L'empereur,  même  éloigné,  continuait  à  peser  sur 
lui.  Il  le  surveillait  toujours  avec  méfiance  et  s'empressa  de  rap- 
peler son  préfet  Salluste,  quand  il  s'aperçut  qu'ils  s'entendaient 
trop  bien  ensemble.  Julien,  qui  le  vit  partir  tristement,  lui  adressa 
une  lettre  que  nous  avons  conservée  et  qui  est  un  de  ses  meilleurs 
ouvrages.  Sans  qu'il  se  plaigne  ouvertement  de  l'empereur,  on  y 
sent  une  secrète  amertume;  tout  y  fait  soupçonner  sa  foi  nouvelle, 
quoique  rien  ne  la  trahisse  :  on  devine  aisément  que  Salluste  la 
partageait,  qu'il  était  un  de  ces  amis  sûrs  qui  priaient  avec  lui  le 
Roi-Soleil  ou  la  Mère  des  dieux,  et  auxquels  il  confiait  ses  projets 
pour  la  restauration  de  l'ande^n  culte.  La  fio,  pleine  de  tendresse 
et  de  gravité,  nous  attache  à  ce  jeune  prince,  qui  aimait  si  vive- 
ment ses  amis,  et  qui,  selon  le  mot  d'Antonin,  tout  césar  qu'il  était, 
savait  être  homme  avec  eux.  a  Pour  toi,  lui  dit-il,  car  il  est  temps 
que  je  t'adresse  des  paroles  d'adieu,  puisse  la  divinité  propice  te 
guider  partout  où  doivent  aller  tes  pas!  que  le  dieu  des  hôtes  t") 
fasse  accueil,  que  le  dieu  des  amis  te  ménage  partout  la  bienveil- 
lance I  qu'il  aplanisse  la  route  par  terre,  et,  si  tu  dois  naviguer, 
qu'il  abaisse  les  flots  devant  toi!  Sois  chéri,  sois  honoré  de  tbus! 
que  la  joie  accueille  ton  arrivée,  que  les  regrets  accompagnent  ton 
départ!  » 

On  éprouve  beaucoup  moins  de  plaisir  à  lire  les  panégyriques 
qu'il  a  composés  vers  la  même  époque  pour  l'empereur  Constance 
et  l'impératrice^Eusébie.  Ils  sont  pourtant,  quand  on  les  regarde  de 
près,  bien  plus  curieux  que  la  consolation  à  Salluste.  On  y  trouve 
sans  doute  des  éloges  fort  hyperboliques  et  qui  ne  pouvaient  pas 
être  sincères;  mais  Julien  a  soin  de  nous  prévenir  qu'un  des  privi- 
lèges du  genre,  c'est  qu'il  y  est  permis  de  mentir,  «  Ce  n'est  pas 


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86  BBTUE  DES  DBUX  MONDES. 

une  honte  pour  l'orateur  cpe  de  donner  de  fausses  louanges  à  )des 
gens  qui  il' en  méritent  aufcune.  On  dit,  au  oontraire,  qu'il  a  tîré  m 
bon  parti  de  son  art,  quand  sa  parole  a  su  grandir  oe  qui  est  petit, 
rapetisser  ce  qui  est  grand,  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  opposer 
à  la  nature  des  choses  la  force  de  son  éloquence.  »  Nous  voilà  pré- 
venus, et  c^est  notre  faute  si  nous  ajoutons  quelque  foi  à  ces  hyper- 
boles officielles.  Laissons  donc  de  cOté  tous  ces  mensonges  poai  - 
peux,  qui  se  trahissent  par  leur  exagération  môme  ;  ce  qui  mérâle 
de  nous  arrêter,  ce  qui  est  véritablement  étrange  et  inattendu  dams 
ces  panégyriques,  c'est  la  liberté  avec  laquelle  Julien  y  touche  à 
des  sujets  religieux  et  laisse  voir  ses  opinions  véritables,  qu'il 
cachait  ailleurs  avec  tant  de  soin.  On  ne  peut  Taccuser  ici  d*ôtre  imi 
hypocrite;  aucune  allusion  n'y  est  faite  aux  doctrines  chrétiennes, 
rien  n'y  révèle  le  prince  qui  fréquentait  les  églises  et  qui  avait  Ûl 
au  peuple  les  livres  saints.  Il  y  est  partout  question  de  Platon  et 
d'Homère,  jamais  de  l'Évangile.  Lies  sages  de  la  Grèce  tiennent  la 
place  que  devraient  occuper  les  docteurs  de  l'église;  c'est  Plalcm 
seul  que  l'auteur  nous  cite,  quand  il  veut  prouver  «  que  l'homme 
doit  tendre  à  s'élever  vers  le  ciel,  d'où  il  descend;  »  pour  établir 
«  qu'il  vaut  mieux  pardonner  une  injure  que  de  se  venger,  »  il  ne 
s'appuie  que  sur  une  maxime  de  Pittacus.  Dans  ce  discours  des- 
tiné à  louer  un  prince  chrétien,  les  vieux  récits  de  la  mythologie 
abondent,  et  non-seulement  il  les  raconte  avec  plaisir,  mais  il  les 
justifie.  «  Gardons-nous  de  croire,  dit-il,  ceux  qui  prétendent  que 
ce  sont  des  mensonges  inventés  par  des  îgnorans  ;  »  et,  pour  prou- 
ver qu'ils  se  trompent,  H  nous  donne  une  explication  de  la  légencte 
d'Hercule'qui  la  rend  très  morale  et  fort  raisonnable.  Vers  la  fin  du 
second  discours,  il  est  amené  à  tracer  ce  qu'il  regarde  comme  l'idéal 
d'un  bon  roi  :  le  portrait  est  beau,  mais  c'est  celui  d'un  prinoe 
païen.  Son  premier  devoir  est  la  piété,  c'est-à-dire  «  le  culte  des 
dieux.  »  Pour  se  bien  conduire,  «  il  faut  qu'il  ait  l'œil  sur  le  roi  des 
dieux  dont  un  vrai  prince  doit  être  l'organe  et  le  ministre.  »  S'il  se 
règle  sur  ce  modèle,  ses  sujets  l'aimeront  et  appelleront  toutes  les 
prospérités  sur  lui.   «  Les  dieux  à  leur  tour  devanceront  leurs 
prières,  et  tout  en  lui  accordant  d'abord  les  dons  du  ciel,  ils  ne  le 
priveront  pas  de  ceux  de  la  terre.  Enfin,  qaani  la  fatalité  l'aura 
fait  succomber  aux  chances  inévitables  de  la  vie,  ils  le  recevront 
dans  leurs  chœurs  et  dans  leurs  festins  et  répandront  sa  gloire 
parmi  tous  les  mortels.  »  Ne  dirait-on  pas  qu'il  voulait  tracer 
d'avance  le  programme  de  son  règne? 

Ainsi  ces  discours  officiels,  destinés  à  être  prononcés  dans  des 
cérémonies  solennelles,  devant  les  principaux  officiers  de  l'empire, 
sont  pleins  ,de  souvenirs  et  de  sentimens  païens.  On  a  quelque 
peine  à  comprendre  qu'uu  prince  suspect  comme  Julien  ait  osé  les 

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l'emfebeur  jclien^  87 

prononcer,  et  qu'un  prince  dévot  comme  Constance,  qui  mettait 
sa  gloire  à  fermer  les  temples  et  à  convertir  ses  sujets,  ait  pu  les 
entendre  ou  les  lire.  Il  faut  évidemment  que  ce  genre  d'éloquence 
ait  joui  de  privilèges  particuliers:  de  même  qu'il  y  était  permis  de 
mentir  effrontément,  on  pouvait  y  employer  cette  phraséologie 
païenne  sans  danger.  Elle  était  consacrée  par  des  chefs-d'œuvre  ;  les 
rhéteurs  s'en  servaient  depuis  dps  siècles,  et  c'était  comme  une 
ancienne  mode  qu'on  tolérait  par  habitude  et  par  respect.  Il  n'en 
est  pas  moins  étrange  que,  dans  un  moment  où  les  deux  cultes  se 
disputaient  encore  les  âmes,  on  ait  permis  à  l'homme  qui  faisait 
profession  d'être  chrétien  à  l'église  de  rester  païen  à  l'école.  Julien 
pouvait  donc  à  la  rigueur,  sans  étonner  les  indifférens,  sans  môme 
trop  effaroucher  les  dévots,  invoquer  Jupiter  (1)  et  trouver  un  sens 
très  moral  à  la  légende  d'Hercule  dans  ses  panégyriques;  mais  l'em- 
pressement qu'il  luit  à  user  de  la  permission  et  la  manière  dont  il  en 
profita  méritent  d'être  remarqués.  On  voit  bien  qu'il  était  heureux 
d'avoir  quelque  occasion  d'exprimer  ses  sentiments  véritables.  La 
gêne  dans  laquelle  il  était  forcé  de  vivre  lui  pesait,  et  il  soulageait 
son  cœur  dans  ces  exercices  oratoires  où  il  pouvait  au  moins  être 
plus  libre.  Aussi  sa  joie  dut-elle  être  très  vive  quand  il  put  jeter  le 
masque  et  pratiquer  sa  religion  au  grand  jour.  C'était  au  moment  où 
tout  espoir  de  s'accommoder  avec  Constance  était  perdu  et  où  il  par- 
tait avec  son  armée  pour  aller  le  combattre.  Il  écrivit  alors  à  son 
maître,  Maxime  d'Éphèse  :  «  Nous  adorons  publiquement  les  dieux, 
et  toute  l'armée  qui  me  suit  est  dévouée  à  leur  culte.  Nous  leur 
sacrifions  des  bœufs  pour  les  remercier  de  leui*s  bienfaits,  et  nous 
immolons  en  leur  honneur  de  nombreuses  hécatombes.  Ces  dieux 
m'ordonnent  de  tout  maintenir,  autant  que  possible,  en  parfaite 
sainteté.  Je  leur  obéis,  et  de  grand  cœur.  Ils  me  promettent  de 
m'accorder  de  grands  fruits  de  mes  efforts,  si  je  ne  faiblis  pas.  » 
Il  était  alors,  comme  on  le  voit,  plein  d'enthousiasme  et  d'espoir; 
mais  l'avenir  lui  gardait  beaucoup  de  mécomptes. 

III. 

Ce  qui  fait  l'originalité  de  la  tentative  de  Julien  pour  restaurer 
l'ancienne  religion,  c'est  qu'étant  à  la  fois  un  philosophe  et  un 
empereur,  il  avait  deux  moyens  de  lutter  contre  le  christianisme. 
Comme  philosophe,  il  pouvait  l'attaquer  par  ses  écrits,  le  réfuter, 
le  confondre,  essayer  de  le  perdre  dans  l'opinion  publique;  il  pou- 
vait prendre,  comme  empereur,  toutes  les  mesures  qui  lui  sem- 

(i)  Dans  le  pauégyriqtie  de  l'inipératrice  Eusébie,  on  lit  cette  exclamation  :  •  Pw 
Japitory  dieu  des  amisi  » 


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88  EETUE  DES  DEUX  MONDES. 

blaient  les  plus  efficaces  pour  le  détruire.  Nous  allons  le  suivre 
successivement  dans  ces  deux  genres  de  combat  qu'il  lui  a  livrés. 
Il  avait  composé  un  grand  ouvrage  contre  les  chrétiens,  qui  ne 
nous  est  plus  connu  que  par  la  réfutation  qu'en  a  faite  saint 
Cyrille.  C'était  une  œuvre  remarquable  que  Libanius  préfère  au 
travail  de  Porphyre  sur  le  même  sujet  et  dont  saint  Cyrille  dit 
«  qu'elle  a  ébranlé  beaucoup  de  personnes  et  fait  beaucoup  de 
mal.  »  On  trouve,  dans  ce  qui  en  reste,  une  polémique  vive,  habile, 
quelquefois  profonde,  toujours  nourrie  par  la  connaissance   des 
livres  saints.  En  le  forçant  à  les  lire  et  à  les  méditer,  on  lui  avait 
mis  dans  la  main  une  arme  qu'il  a  tournée  contre  eux.  Il  a  fait 
durement  payer  aux  évoques  et  aux  prêtres  chargés  de  l'instruire 
les  longs  ennuis  que  lui  avait  coûtés  cette  théologie  dont  on  lui  in- 
fligeait l'étude.  Non-seulement  il  reproduit  les  anciens  argumens  de 
Celse,  mais  il  semble  qu'il  ait  prévu  la  plupart  de  ceux  dont  la 
critique  se  sert  le  plus  volontiers  aujourd'hui  :  ainsi  il  fait  remar- 
quer les  traces  de  polythéisme  que  contient  le  récit  de  la  création 
dans  la  Bible;  il  indique  en  passant  que  l'évangile  de  Jean  ne 
ressemble  pas  aux  trois  autres  ;  il  affirme  que  le  christianisme  s'est 
formé  d'emprunts  maladroits  faits  aux  Grecs  et  aux  Juifs,  «  mais 
que,  comme  les  sangsues,  il  a  tiré  le  mauvais  sang  et  laissé  le  bon.  » 
Il  devance  les  railleries  de  Voltaire,  il  est  amusant  et  spirituel 
comme  lui  quand  il  analyse  les  récits  des  livres  saints  et  qu'il  en 
fait  ressortir  les  contradictions  et  les  bizarreries.  «  Dieu  dit  :  Il  n'est 
pas  bon  que  l'homme  soit  seul,  faisons-lui  une  aide  à  sa  ressem- 
blance. Cependant  cette  aide,  non-seulement  ne  l'aide  en  rien, 
mais  elle  le  trompe  et  devient  pour  tous  les  deux  la  cause  de  leur 
expulsion  du  paradis...  Quant  au  serpent  dialoguant  avec  Eve,  de 
quelle  langue  dirons-nous  qu'il  se  servit?..  Et  la  défense  imposée 
par  Dieu  à  l'homn^e  et  à  la  femme  qu'il  avait  créés  de  faire  la  dis- 
tinction du  bien  et  du  mal,  n'est-ce  pas  le  comble  de  l'absurdité  ? 
peut-il  y  avoir  un  être  plus  stupide  que  celui  qui  ne  sait  pas  dis- 
tinguer le  mal  du  bien,  pour  fuir  l'un  et  chercher  l'autre?  Dieu 
était  donc  l'ennemi  du  genre  humain,  puisqu'il  lui  refusait  ce  qui 
est  le  fond  même  de  la  raison,  et  le  serpent  en  était  le  bienfai- 
teur. »  Le  seul  inconvénient  de  ces  railleries,  c'est  qu'on  pouvait 
les  retourner  contre  les  légendes  piaîennes,  que  Julien  trouvait 
dignes  de  respect,  qu'il  essayait  d'expliquer  et  de  défendre.   Il 
faut  avouer  que,  quand  on  vient  de  se  moquer  de  la  tour  de  Babel, 
il  est  difficile  de  traiter  sérieusement  ce  qu'Homère  raconte  des 
Aloades  qui  s'avisèrent  de  mettre  trois  montagnes  l'une  sur  l'autre 
((  afin  d'escalader  le  ciel,  n  Mais  c'est  le  propre  de  ces  querelles 
théologiques  que  ceux  qui  s'y  livrent  avec  plus  d'ardeur  que  de 
prudence  ne  sont  plus  capables  de  voir  chez  eux  les  imperfections 

uiymzeu  uy  x_j  v^' v.^ pt  Iv^ 


L*£M?EREUR  JULIEN.  89 

qu'ils  discernent  chez  les  antres.  Ils  dirigent  contre  leurs  adver- 
saires des  argumens  dont  on  peut  se  servir  contre  eux-mêmes,  de 
façon  que  les  deux  partis  sortent  également  blessés  de  la  lutte  et 
qu'en  réalité  ce  sont  les  incrédules  qui  en  recueillent  tous  les  fruits. 

Julien  ne  croyait  pas  travailler  pour  les  incrédules,  il  espérait 
bien  ramener  le  monde  aux  anciens  dieux  ;  mais  il  n'ignorait  pas 
que,  pour  y  réussir,  un  grand  effort  était  à  faire.  La  polémique 
chrétienne  avait  porté  des  coups  terribles  aux  religions  populaire?, 
elle  en  avait  montré  d'une  manière  victorieuse  les  faiblesses  et  le 
ridicule,  et  il  n'était  plus  possible  de  revenir  tout  à  fait  au  poly- 
théisme naïf  d'autrefeis.  Aussi  était-ce  véritablement  une  religion 
nouvelle  que  Julien  essaya  de  composer  avec  les  débris  de  l'an- 
cienne. Malgré  son  enthousiasme  pour  Homère,  il  comprit  qu'on 
n'était  plus  au  temps  de  la  guerre  de  Troie,  que  la  société  nouvelle 
avait  de  nouveaux  besoins  religieux  et  qu'il  fallait  trouver  quelque 
moyen  de  les  satisfaire.  Les  religions  de  l'antiquité  se  composaient 
de  pratiques  qu'on  était  tenu  d'accomplir  rigoureusement  et  de 
légendes  que  chacun  pouvait  interpréter  à  sa  façon;  elles  n'avaient 
pas  de  dogmes  et  ne  connaissaient  pas  d'orthodoxie.  Le  monde 
s'était  fort  bien  accommodé  pendant  des  siècles  de  ces  croyances 
indéterminées,  qui  ne  gênaient  la  liberté  de  personne;  mais,  avec 
le  temps,  on  était  devenu  plus  difficile.  De  grands  problèmes  s'é- 
taient posés  à  l'esprit  d'une  façon  impérieuse,  il  fallait  qu'ils  fus- 
sent résolus,  et  l'on  ne  voulait  plus  se  contenter  d'une  religion  qui 
n'apprenait  rien  de  la  nature  des  dieux,  de  leur  action  sur  le 
monde  et  des  secrets  de  l'autre  vie.  Julien  se  chargea  de  combler  ce 
vide  avec  la  philosophie  de  Platon.  Ce  fut  son  premier  travail  de 
créer  une  doctrine  religieuse,  de  donner  ce  qu'on  pourrait  appeler 
des  dogmes  à  ces  cultes  qui  n'en  avaient  pas.  C'est  ce  qui  est  visible 
dans  ce  long  discours  «  sur  le  Roi-Soleil  »  qu'il  composa  en  trois 
nuits  d'insomnie  et  qui  est  un  de  ses  plus  importans  ouvrages. 

Ce  discours  n'est  pas  facile  à  comprendre,  et  Julien  y  est  souvent 
fort  obscur.  C'est  une  sorte  d'improvisation  où  il  ne  s'est  pas  donné 
le  temps  de  préciser  ses  idées.  Il  y  traite  d'ailleurs  de  questions 
métaphysiques  et  parle  pour  des  gens  nourris  des  mêmes  opinions 
que  lui,  qui  l'entendent  à  demi-mot.  Heureusement  pour  nous, 
H.  Naville  a  pris  la  peine  de  rendre  clair  ce  que  Julien  s'était  con- 
tenté d'ébaucher.  Je  n'ai  donc  rien  de  mieux  à  faire  que  d'analyser 
son  travail,  en  lui  laissant  la  parole  le  plus  que  je  pourrai. 

Le  Dieu  véritable  de  Julien,  c'est  le  Soleil.  Il  est  le  principe  de 
la  vie  pour  toute  la  nature;  sur  la  terre  il  fait  tout  naître  et  grandir, 
il  préside  à  tous  les  mouvemens  des  sphères  et  des  corps  célestes, 
il  est  le  centre  et  le  principe  de  l'harmonie  incomparable  des  cieux; 
N  les  planètes  règlent  leurs  mouvemens  sur  les  siens,  et  le  ciel 

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90  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

entier  est  plein  de  dieux  qui  lui  doivent  leur  naissance.  »  Mais  .ce 
soleil,  auquel  Julien  adresse  toius  ses  hommages^  n'est  pas  tout  à 
fait  celui  dont  nos  yeux  suivent  le  cours,  que  nous  voyons  tous  les 
jours  se  lever  et  disparaître.  Cet  astre  matériel  est  seulement  l'image 
et  comme  le  reflet  d'un  autre  soleil  que  nos  yeux  ne  peuvent  sai- 
sir et  qui,  dans  une  région  supérieure,  au-dessus  de  la  portée  de 
nos  regards,  «  éclaire  les  races  invisibles  et  divines  des  dieux  intel- 
ligens.  »  Il  faut  un  effort  d'abstraction  pour  comprendre  les  idées 
de  Julien  sur  ces  mondes  qui  s'étagent  hiérarchiquement  les  uns 
au-dessus  des  autres  et  nous  mènent  de  la  sphère  que  nous  habi- 
tons à  celle  où  résident  l'idéal  et  l'absolu.  Mais  les  explications  de 
M.  Naville  vont  nous  rendre  ce  travail  plus  facile.  «  L'univers  visible, 
nous  dit-il,  est  l'image  d'un  monde  supérieur  qui  est  son  modèle,  et 
Ton  peut  d'après  l'image  se  faire  une  idée  du  modèle.  De  l'univers 
visible  enlevez  la  matière  et  toutes  les  imperfections  qui  résultent 
de  la  matière;  augmentez  au  contraire  par  la  pensée,  élevez  à  l'ab- 
solu tous  les  élémens  de  perfection  qu'il  contient,  et  vous  serez  en 
chemin  de  vous  faire  une  notion  du  monde  supérieur.  Là  aussi,  un 
principe  central  est  le  foyer  d'où  l'iiarmonie  rayonne  sur  les  prin- 
cipes subordonnés.  Appelons-le,  dit  Julien,  ce  qui  est  au-dessus 
de  l'intelligence,  ou  l'Idée  des  êtres,  c'est-à-dire  du  Tout  intelligible, 
ou  rCn,  ou,  selon  l'usage  de  Platon,  le  Bien.  De  même  que  le 
soleil  est  entouré  de  l'armée  des  cieux  et  que  les  planètes  dansent 
en  chœur  autour  de  lui,  de  même  le  Bien  est  entouré  de  principes 
intelligibles  auxquels  il  di^^tribue  l'être,  la  beauté,  la  perfection, 
l'unité,  en  les  enveloppant  de  l'éclat  de  sa  puissance  bienraisanle. 
Aux  «  dieux  visibles  »  de  l'univers  correspondent  les  «  dieux  intel- 
ligibles »  du  monde  supérieur.  Ce  monde  supérieur  est  le  monde 
absolu,  la  région  des  principes  primitifs  et  des  causes  premières  ; 
l'univers  visible  en  procède  et  en  reproduit  l'ordonnance,  mais  il 
n'en  procède  pas  directement.  Entre  ces  deux  inondes,  entre  l'Un 
absolu  et  l'Un  divisé,  entre  l'immatérialité  absolue  et  la  matière, 
entre  ce  qui  est  absolument  immuable  et  ce  qui  change  incessam- 
ment, entre  ce  qu'il  y  a  de  plus  haut  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas,. la 
distance  est  trop  grande  pour  que  l'un  puisse  sortir  de  l'aulre 
immédiatement.  U  faut  om  intermédiare.  Entre  le  monde  intelli- 
gible (vovrro;)  et  le  monde  «ensiblese  trouve  le  monde  intelligenft 
(voepoç).  Le  monde  intelligent  est^une  image  du  monde  intelligible 
et  sert  à  son  tour  de  modèle  au  monde  -sensible,  qui  est  laifisi 
l'image  d'une  image,  fo  reproduction  au  second  degré  du  modèle 
absolu,  n  M.  NaviHe  fiait  remarquer  que  la  doctrine  de  Julien  ada 
forme  générale  de  la  plupart  des  doctrines  alexaBdriaes;  elle  est 
trinitahre.  Sa  triade  se  oompetede  ces  trois  tenues:  le  monde  intél- 
ligibie,  le  monde  intelligent,  le  monde  sensible  ou  visible.  A  dia- 


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.    l'£MPEBECB  juuen.  91 

CEn  d'eux  correspond  un  soleil  particulier,  qui  est  le  centre  du 
système*  II  y  a  donc  trois  soleils,  répondant  à.  ces  trois  mondes 
divers,  et  qui  ont  une  importance  et  des  attributions  différentes. 
Celui  du  monde  intelligible,  c'est-àf-dire  le  premier  principe,  l'Un, 
le  Bien,  est  surtout  pour  Julien  un  objet  de  spéculations  philoso- 
phiques, que  sa  pensée  aime  à  entrevoir  dans  le  lointain,  mais  qui 
ne  se  laisse  guère  aborder.  Le  soleil  du  monde  sensible,  celui  que 
nous  voyons  et  dont  noua  jouissons,  est  trop  matériel  pour  être 
le»  dernier  terme  de  ses  adorations.  C'est  donc  sur  le  Dieu  central 
du  monde  intelligent  qu'il  concentre  surtout  ses  hommages.  Il  l'ap- 
pelle «  le  Roi-Soleil,  »  et  le  regarde  comme  une  sorte  d'intermé- 
diaire par  qui  les  perfections  se  transmettent  du  monde  intelligible 
au  monde  sensible  et  qui  communique  à  ce  dernier  les  qualités  qu'il 
a  reçues  lui-même  du  Bien  absolu.  M.  Naville  a  raison  de  dire  que, 
dans  ces  conceptions,  Julien  s'est  inspiré  d* abord  de  Platon,  mais 
qu'il  s'est  aussi  souvenu  de  la  théologie  chrétienne.  «  Il  y  a  une 
parenté  évidente  entre  le  Roi-Soleil  et  ce  Dieu  secondaire,  organe 
de  la  création,  que  les  pères  du  ii*  siècle  avaient  proclamé  sous 
le  nom  de  Logos  et  le  concile  dis  Nicée  sous  le  nom  de  Fils,  et  les 
expressions  dont  Julien  se  sert  pour  définir  sa  nature  rappellent 
quelquefois  celles  que  les  docteurs  ecclésiastiques  appliquent  au 
deuxième  terme  de  leur  Trinité.  Julien  espérait  peut-être  substituer 
le  Roi-Soleil  au  Verbe-Fils  dans  l'adoration  du  peuple.  » 

Je  crois  que  cette  analyse  rapide  suffît  pour  nous  donner  une 
idée  de  ce  que  Juh'en  voulait  faire.  Il  part  ici  du  plus  important 
dea  cultes  populaires,  celui  du  Soleil,  qui  avait  peu  à  peu  effacé 
tous  les  autres  et  dans  lequel  semblaient  se  concentrer  en  ce  mo- 
ment toutes  les  forces  vives  du  paganisme.  Par  ses  origines  loin- 
taines, ce  culte  se  rattachait  aux  vieux  mythes  d'Apollon,  le  dieu 
national  de  la  Grèce,  mais  il  s'était  rajeuni  et  renouvelé  par  l'intro- 
duction d'élémens  orientaux.  Au  moment  même  où  Julien  écrivait, 
c'était  une  autre  incarnation  du  o  Soleil  invincible,  »  le  dieu  persan 
Mithra,  qui,  grâce  à  ses  associations  secrètes  et  à  ses  mystères,  atti- 
rait et  passionnait  la  foule.  Â  cette  dévotion  ardente,  sur  laquelle 
tout  le  système  de  Julien  repose  comme  sur  une  base  solide,  il  veut 
donner  ce  fond  de  théologie  dogmatique  qui  lui  manquait.  Il  prend 
à  Platon  ses  spéculations  les  plus  audacieuses  et  les  plus  séduisan- 
tes sur  la  hiérarchie  des  différens  mondes,  sur  l'émanation,  qui  les 
fait  sortir  les  uns  des  autres,  sur  le  Beau  absolu,  sur  les  idées,  etc., 
et  il  espère  qu'en  appuyant  les  croyances  naïves  du  peuple  sur 
les  doctrines  des  philosophes^  il  leur  donnera  la  force  dfe  tenir 
tête  au  christianisme.  L'œuvre  était  grande  assurément  et  tout  à 
fait  digne  de  cet  esprit  ingénieux  et  hardi,  mais  il  n'était  pas  aisé 
dfy  réussir.  Quand  on  ht  regarde  de  près  et  qu'on  la  compare  au, 

uiyiiizeu  uy  V^JvJ\JpJ  Iv^ 


92  EEYUB   DES   DEUX   MONDES. 

travail  qu'accomplissait  en  môme  temps  la  théologie  chrétienne,  on 
distingue  vite  les  imperfections  qui  en  compromirent  le  succès. 

D'abord  on  est  très  frappé  de  voir  combien  les  raisonnemens  de 
Julien  sont  subtils  et  obscurs.  II  fallait,  pour  saisir  son  système  et 
le  suivre  dans  tous  ses  détails,  un  esprit  rompu  à  la  dialectique  des 
écoles  et  familier  avec  les  théories  les  plus  délicates  des  platoni- 
ciens. Il  s'en  est  bien  aperçu  lui-même  et  n'en  paratt  pas  fort  affligé. 
a  Peut-être,  dit-il,  les  idées  que  je  viens  d'exposer  ne  serontrclles 
pas  comprises  par  tous  les  Grecs  ;  mais  ne  faut-il  rien  dire  que  de 
vulgaire  et  de  commun?  »  On  voit  clairement  ici  à  quel  public  il 
veut  s'adresser,  et  qu'il  écrit  seulement  c  pour  les  heureux  adeptes 
de  la  théurgie.»  En  le  faisant,  il  était  fidèle  à  l'esprit  de  la  philosophie 
antique,  qui  ne  se  communiquait  pas  à  tout  le  monde,  qui  choisissait 
et  éprouvait  ses  disciples,  qui  avait  un  enseignement  extérieur  et 
superficiel  pour  la  foule,  un  enseignement  secret  pour  les  privilé- 
giés. Mais  le  christianisme  n'acceptait  pas  ces  distinctions  aristo- 
cratiques.' II  pr<ichait  à  tous  le  même  évangile,  et  ce  qui  attirait 
surtout  le  peuple  dans  ses  églises,  c'est  que  tous  les  fidèles  s'y  sen- 
taient unis  dans  la  même  foi  et  qu'on  leur  reconnaissait  à  tous  un 
droit  égal  à  la  vérité.  Julien  avait  tort  de  se  consoler  si  aisément 
de  n'être  pas  compris  du  vulgaire  :  il  faut  bien  songer  au  vulgaire, 
quand  c'est  une  religion  et  non  pas  une  philosophie  qu'on  prétend 
fonder. 

C'était  donc  pour  lui  un  premier  désavantage  :  en  voici  un  second 
qui  n'est  pas  moins  grave.  Toutes  ces  belles  théories  qu'il  déve- 
loppe avec  tant  de  plaisir  ne  sont  après  tout  que  les  spéculations 
d'un  esprit  isolé,  des  idées  philosophiques  qu'on  discute  comme 
les  autres  et  non  des  dogmes  qui  s'imposent  à  la  foi.  Julien  pré- 
tendait pourtant  en  faire  des  dogmes  véritables,  et  il  leur  en  donne 
le  nom  dans  un  passage  curieux  où  il  les  compare  aux  systèmes 
créés  par  les  astronomes  pour  expliquer  les  cours  des  planètes.  Ce 
sont  ces  systèmes  qui  lui  paraissent  n'être  que  des  hypothèses, 
c'est-à-dire  a  des  probabilités  en  harmonie  avec  les  phénomènes  ;  » 
tandis  qu'au  contraire  les  théories  de  Platon,  qu'on  appelle  quel- 
quefois des  hypothèses  mystiques,  sont  pour  lui  des  dogmes  «  attes- 
tés par  les  sages  qui  ont  entendu  la  voix  même  des  dieux  ou  des 
grands  démons.  »  Nous  saisissons  ici,  à  ce  qu'il  me  semble,  la  pen- 
sée véritable  de  Julien.  Il  sait  bien  qu'un  dogme  a  besoin  de  s'ap- 
puyer sur  une  révélation,  et  c'est  aussi  sur  une  révélation  qu'il 
fonde  la  certitude  des  siens.  Il  reconnaît  qu'on  ne  parvient  pas  à 
découvrir  la  nature  divine  sans  le  secours  des  dieux,  mais  il  croit  fer- 
mement que  les  dieux  se  communiquent  à  ceux  qui  les  cherchent, 
qu'ils  se  mettent  en  rapport  avec  eux  par  les  rêves  et  l'extase,  qu'ils 
font  entendre  leur  voix  secrète  au  cœur  qui  veut  les  connaître,  en 

uiymzeu  uy  "v^j  v-/ V-^pc  iv^ 


L*BMP£B£UB  JDLI£N.  OS 

sorte  que  les  résultats  auxquels  arrivent  les  sages  occupés  à  scruter 
les  mystères  de  la  nature  divine  peuvent  être  regardés  comme  dictés 
par  les  dieux  eux-mêmes.  On  pourrait  Je  crois,  comparer  ce  système 
à  celui  des  théologiens  protestans,  quand  ils  soutiennent  que  les 
fidèles  peuvent  interpréter  les  livres  sacrés  par  leur  inspiration 
personnelle  et  que  le  Saint-Esprit  leur  communique  les  lumières 
nécessaires  pour  les  comprendre.  La  seule  différence,  et  par  malheur 
elle  est  très  grave,  c'est  qu'il  n'y  avait  pas  de  livres  sacrés  chez  les 
païens.  Il  était  difficile  d'attribuer  beaucoup  d'autorité  aux  poèmes 
d*Homère,  et  les  philosophes  s'accordaient  trop  mal  ensemble  pour 
qu'on  pût  tirer  d'eux  une  doctrine  commune  (1).  Le  système  de 
Julien  manquait  donc  d'une  base  solide.  Comme  il  était  obligé  de 
partir  de  légendes  vagues  ou  de  fantaisies  philosophiques,  tout  y  . 
était  livré  aux  caprices  de  l'interprétation  individuelle.  Ce  qu'un 
sage  avait  trouvé  ne  s'imposait  pas  suffisamment  aux  autres,  et 
chacun  était  obligé  de  reprendre  le  travail  pour  son  compte.  On 
voulait  alors  autre  chose  :  les  esprits  fatigués  d'erreurs  cherchaient 
une  doctrine  fixe  et  sûre  pour  s'y  reposer  en  paix,  et  Julien  ne  pou- 
vait pas  la  leur  donner. 

Il  était  aussi  très  difficile  que  sa  doctrine,  qui  se  composait 
(félémens  très  divers,  formât  un  tout  bien  uni.  C'était  du  reste 
riuconvénient  de  toutes  les  restaurations  qu'on  essayait  alors  du 
vieux  paganisme.  Comme  on  prétendait  relever  les  religions  popu- 
laires par  des  interprétations  philosophiques,  il  était  nécessaire  de 
mêler  des  spéculations  très  sérieuses  avec  des  légendes  ridicules, 
ce  qui  ne  produit  jamais  un  efiet  heureux;  il  fallait  surtout  trouver 
quelque  moyen  de  passer  du  monothéisme  des  gens  éclahrés  au 
polythéisme  de  la  foule,  et  c'était  là  un  problème  encore  plus  em- 
barrassant que  tout  le  reste.  Julien  a  rencontré  devant  lui  les 
mêmes  difficultés  et  il  ne  les  a  pas  tout  à  fait  résolues.  On  ne  voit 
pas  nettement  s'il  accorde  aux  mille  divinités  de  la  fable  une 
existence  réelle  et  une  personnalité  distincte.  M.  Naville  fait 
remarquer  que,  lorsqu'il  parle  d'elles,  sa  pensée  est  souvent 
indécise ,  que  tantôt  il  semble  les  regarder  comme  des  forces  de  la 
nature  ou  de  simples  conceptions  de  l'esprit,  tantôt  il  les  repré- 
sente comme  des  personnes  animées  qu'il  croit  voir  et  entendre, 
dont  il  invoque  le  secours,  et  «  pour  lesquelles  il  a  les  mêmes  senti- 
mens  que  pour  des  parens  et  de  bons  maîtres.  »  Je  ne  sais  s'il  s'est 
bien  entendu  lui-même  sur  ce  point  important,  et  je  n'oserais  pas 
dire  avec  autant  d'assurance  que  H.  Naville  o  que  Tanthropomor- 

(1)  M.  Naville  a  très  bien  montré  qae  le  système  de  Julien  repose  sur  cette  idée  que 
les  philosophiea  anUqaes  aboutissent  toutes  aux  mêmes  résnltau,  et  que  cette  idée 
n*est  pas  exacte. 

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9h  RETUB  DBS  DEUX   MONDES. 

phisme  lai  est  tout  à  Mt  étranger.  »  Mais  supposons  que  M.  NaviUe 
ait  raison;  et  que  Julien  parle  par  métaphore  lorsqu'il  nous  raconte 
d'un  ton  si  pénétré  les  appuitions  d'EscuIape  et  les  voyages  de 
Baechus  :  s'il  se  rapprochait  par  là  des  philosophes,  du  même  coup 
il  s'éloignait  du  peuple.  Il  arrive  donc  que  cette  fusion  qu'il  a  pré- 
tendu faire  des  idées  philosophiques  avec  les  religions  populaires 
n^est  qu'une  vaine  apparence,  que  les  ignorans  et  les  lettrés,  qu'il 
réunit  dans  les  mêmes  temples,  ne  s'adressent  pas  en  réalité  aux 
mêmes  dieux,  que  tandis  que  les  uns  les  prient  comme  des  êtres 
vivans ,  les  autres  ne  les  regardent  que  comme  des  allégories  ou 
des  symboles.  Ce  sont  de  ces  malentendus  qui  finissent  un  jour  ou 
l'autre  par  se  découvrir  et  qui  ruinent,  en  se  découvrant,  le  sys- 
tème qui  prétendait  s'appuyer  sur  eux  pour  vivre. 

C'étaient  là  de  grands  inconvéniens  et  qui  ressortent  davantage 
quand  on  compare  la  théologie  de  Julien  à  celle  de  l'église.  Mais 
il  ne  semble  pas  les  avoir  aperçus.  Il  croyait  fermement  que  cette 
façon  d'interpréter  les  fables  mythologiques  par  la  philosophie  de 
Platon  donnerait  naissance  à  un  véritable  enseignement  religieux 
qu'on  pourrait  communiquer  au  peuple.  C'est  ce  qui  ne  s'était 
encore  jamais  fait.  On  ne  prêchait  pas  dans  les  temples^  on  n'y 
exposait  aucune  doctrine,  on  n'y  faisait  pas  de  leçons  de  morale. 
Ce  furent  les  philosophes  qui  s'avisèrent  les  premiers  d'une  sorte 
de  prédication  populaire  :  après  s'être  contentés  longtemps  de  déve- 
lopper leurs  idées  devant  quelques  disciples  choisis,  ils  appelèrent 
la  foule  à  les  entendre.  Devant  elle,  ils  prononçaient  de  véritables 
sermons  qui  ont  quelquefois  amené  des  conversions  éclatantes.  La 
parole  avait  bien  plus  d'importance  encore  et  produisait  des  elTets 
plus  merveilleux  dans  les  églises  chrétiennes,  et  il  est  naturel  que 
Julien  ait  tenté  de  mettre  cette  force  au  service  du  culte  qu'il  res- 
taurait* Saint  Grégoire  de  Nazianze  nous  dit  qu'il  avait  l'inten- 
tion «  d'établir  dans  toutes  les  villes  des  lectures  et  des  expli- 
cations des  dogmes  helléniques  qui  participeraient  à  la  foi&  de 
laf  morale  et  de  la  théologie.  »  C'était  une  prédication  véritable 
qu'il  se  proposait  d'instituer;  il  voulait  l'aller  reprendre  à  la  philo- 
sophie pour  lai  rendre  à  la  religion,  et  la  transporter  des  écoles 
dana  les  temples..  11  n'est  pas  douteux  que  ce  projet  n'ait  été  réa- 
lisé :  nous  savons  qu'un  rhéteur  célèbre,  Acacius,  prononça  un 
jour  un  sermoa  sur  Esculape  dans  un  temple  qui  avait  été  pillé 
par  les  chrétiens  et.  qu'on  venait  de  rouvrir.  «  Votre  discours,  lui 
écriwttt.]Libaniu8,  son  ami,  est  d'un  bout  à  l'autre  comme  le  miel 
des  muses,  brillant  par  son  élégance,  persuasif  par  ses  raisonne- 
mens,  accomplissant  tout  ce  qu'il  se  propose.  Tantôt,  en  effet,  vous 
prouvez  la  puissance  du  dieu  par  les  inscriptions  que  des  conva- 
lescens  lui  ont  consacrées,  tantôt  vous  décrivez  tragiquement  la 

uiymzeu  uy  "v^j  v-/ v.^ pt  Iv^ 


l'empereur  julien.  95 

guerre  des  athées  contre  le  temple,  la  ruine,  l'incendie,  les  autels 
insultés,  les  supplians  punis  et  n'osant  plus  demander  la  guérison 
de  leurs  maux.  Vous  forcez  la  conyiction  par  vos  arguroens ,  vous 
charmez  par  votre  style,  et  la  longueur  même  du  discours  est  une 
beauté  de  plus,  car  elle  répond  à  la  gravité  des  circonstances.  » 
Cette  prédication  devait  se  proposer  d'enseigner  au  peuple  la  nature 
vraie  des  dieux,  le  sens  caché  des  mythes  et  les  leçons  morales 
qu'on  en  peut  tirer.  Il  est  probable  aussi  que  la  vie  future  y  tenait 
une  gi'ande  place,  comme  dahs  celle  des  chrétiens  :  Julien  en  était 
fort  préoccupé,  et  c'est  par  des  pensées  d'immortalité  que  se  ter- 
mine son  discours  sur  le  Roi-Soleil  et  celui  sur  la  Mère  des  dieux. 
Quand  on  le  ramena  mortellement  blessé  dans  sa  tente,  son  der- 
nier souci  fut  pour  un  de  ses  officiers,  Ânatolius,  qu'il  aimait  tendre- 
ment et  qui  venait  de  périr  dans  la  mêlée.  Julien  s'écant  enquis  de 
son  sort,  on  lui  répondit  a  qu'il  avait  été  heureux,  beatum  fuisse -y  » 
il  comprit  qu'on  voulait  I  uî  dire  qu'il  n'était  plus  et  oublia  son  propre 
sort  pour  gémir  sur  celui  de  son  ami;  puis,  comme  il  voyait  que  tout 
le  monde  pleurait  autour  de  lui,  il  blâma  cette  faiblesse,  u  disant 
qu'il  n'était  pas  convenable  de  pleurer  un  prince  qui  était  près  de 
monter  au  ciel  (1).  »  Il  est  donc  mort  avec  la  certitude  absolue 
qu'il  allait  recevoir  dans  une  autre  vie  la  récompense  de  ses  tra- 
vaux, et  que  les  dieux  qu'il  avait  servis  et  honorés  lui  réservaient  «  un 
séjour  éternel  dans  leur  sein.  »  Nous  sommes  loin,  comm«  on  voit, 
des  espérances  timides  que  Platon  exprime  à  la  fin  du  Phédon. 
«  Aussi  n'estH^e  pas  sur  la  doctrine  des  philosophes  que  Julien  pré- 
tend s'appuyer  pour  être  sûr  que  tout  ne  périt  pas  avec  la  vie. 
a  Les  hommes,  dit-il,  sont  réduits  sur  ce  sujet  à  des  conjectures; 
mais  les  dieux  en  ont  une  connaissance  complète,  »  et  ce  sont  les 
dieux,  qui,  en  se  communiquant  à  lui,  lui  ont  révélé  la  vérité. 

On  enseignement  religieux  suppose  un  clergé  instruit  et  capable 
de  le  donner;  or  il  n'existait  pas  de  clergé  véritable,  au  sens  où 
l'entend  le  christianisme,  dans  les  religions  antiques.  Les  prêtres 
y  étaient  en  général  des  magistrats  ordinaires,  nommés  comme  les 
autres,  et  l'on  n'exigeait  d'eux,  pour  leur  confier  ces  graves  fonc- 
tions, ni  éducation  préalable  ni  dispositions  particulières.  Oettefat}on 
de  recruter  les  sacerdoces  de  citoyens  qui  restaient  citoyens  ^et  ne 
prenaient  pas  un  esprit  différent  avec  leurs  fonctions  nouvelles, 
avait  eu  certainement  quelques  avanrtages'.  Ids  anciennes  religions 
lui  doivent  de  n'être  jamais  devenues  des  théocraties  étroites  let 


(1)  Le  fameux  mot  qu'on  loi  prête  à. ses  deeàieni  moments  :  «GAliléen,  turns 
vaincu  I  »  se. trouve  pour  la  première  fois  dansThéodoret,  qui  écrivait  près.d*un  siècle 
après  les  évènemens  qu*il  raconte.  11  est  contmire  à  tout  ce  que  nous  dit  Ammlen 
HarceUio,  qUi  fut  témoin  de  la  mort  de  Julien,  et  n*a  aucune  authenticité. 


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96  REVUE  BES  DEUX  MOlfDES. 

intolérantes,  et  d'avoir  évité  ces  conflits  fâcheux  entre  l'église  et 
l'état  qui  ont  affaibli  et  déchiré  de  puissans  royaumes;  mais  elle 
avait  aussi  de  grands  inconvéniens  dont  on  s'aperçut  quand  on  eut  à 
lutter  contre  le  christianisme.  Un  clergé  mondain,  politique,  indiffé- 
rent n'était  pas  une  défense  suffisante  pour  ces  cultes  menacés.  Aussi 
la  pensée  vînt-elle  aux  empereurs,  surtout  à  Julien,  d'en  changer  le 
caractère.  Le  premier  de  tous,  il  prit  au  sérieux  ce  titre  de  grand 
pontife  que  ses  prédécesseurs  portaient  depuis  Auguste  et  qu'ils  ne 
regardaient  que  comme  une  décoration  de  leur  pouvoir.  Il  sembla 
à  Julien  que  cette  dignité  lui  créait  des  devoirs  sévères,  et  il  nous 
dit  ((  qu'il  priait  les  dieux  de  le  rendre  digne  de  les  bien  remplir.  » 
Il  voulut  d'abord  établir  entre  tous  ces  sacerdoces  divers  et  isolés 
une  sorte  de  hiérarchie.  Les  grands  prêtres  des  provinces,  qui  prési- 
daient au  culte  des  empereurs  divinisés,  furent  chargés  de  surveiller 
les  autres.  Ils  eurent  le  droit  de  les  destituer  «  s'ils  ne  donnaient  pas, 
avec  leurs  femmes,  leurs  enfans  et  leurs  serviteurs,  l'exemple  du 
respect  envers  les  dieux.  »  Il  prit  l'habitude  de  les  choisir  non  plus 
comme  autrefois  parmi  les  citoyens  riches,  importans,  magnifiques, 
dont  la  fortune  pouvait  suffire  à  des  jeux  coûteux,  mais  parmi  les 
philosophes,  les  sages,  les  gens  éprouvés  par  leur  fermeté,  leur 
constance,  dans  les  dernières  luttes  du  paganisme.  Dans  des  lettres 
qui  sont  de  véritables  encycliques,  il  leur  recommande  de  vivre 
honnêtement,  de  fuir  les  théâtres,  de  ne  pas  fréquenter  les  comé- 
diens, d'éviter  les  mauvaises  lectures,  de  prier  souvent  les  dieux  ; 
il  veut  qu'ils  ne  négligent  aucune  vertu,  surtout  la  charité,  dont  le, 
christianisme  a  tiré  tant  d'honneur  et  de  profit.  «  Il  est  arrivé,  dit 
Julien,  que  l'indifférence  de  nos  prêtres  pour  les  indigens  a  sug- 
géré aux  impies  galiléens  la  pensée  de  pratiquer  la  bienfaisance,  et 
ils  ont  consolidé  leur  œuvre  perverse  en  se  couvrant  de  ces  dehors 
vertueux.  »  Ce  qui  a  propagé  si  vite  leur  doctrine,  «  c'est  l'humanité 
envers  les  étrangers,  le  soin  d'inhumer  honorablement  les  morts, 
la  sainteté  apparente  de  la  vie.  »  Il  faut  faire  comme  eux,  s'occu- 
per des  pauvres,  des  malheureux,  des  malades.  «  Il  serait  honteux, 
quand  les  juifs  n'ont  pas  un  mendiant,  quand  les  impies  galiléens 
nourrissent  les  nôtres  avec  les  leurs,  que  ceux  de  notre  culte 
fussent  dépourvus  des  secours  que  nous  leur  devons.  » 

Cette  religion  ainsi  modifiée,  avec  un  clergé  bien  organisé  et  sur- 
veillé sévèrement,  un  enseignement  moral  et  des  dogmes,  des  hos- 
pices dépendant  des  temples  et  tout  un  système  de  secours  chari- 
tables dans  la  main  des  prêtres,  était  en  réalité  une  religion 
nouvelle.  Julien  le  comprit,  puisqu'il  éprouva  le  besoin  de  lui 
donner  un  nouveau  nom.  Nous  avons  vu  qu'il  l'appela  Y  hellénisme. 
C'est  l'hellénisme  qui  allait  prendre  la  place  du  paganisme  vieilli 
et  essayer  à  son  tour  de  soutenir  l'assaut  victorieux  de  l'église. 

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l'empebevr  JCIJEN.  97 


IV. 


Voilà  de  quelle  manière  Julien  essaya  de  réformer  et  de  rajeunir 
le  culte  des  anciens  dieux.  C'est  assurément  la  partie  la  plus  cu- 
rieuse et  la  plus  intéressante  de  son  œuvre.  Mais  ce  philosophe  et 
ce  théologien  se  trouvait  être  aussi  le  maître  du  monde.  En  sa  qua- 
lité d'empereur,  il  avait  à  régler  la  situation  des  deux  religions 
qui  se  partageaient  l'empire  ;  il  pouvait  mettre  son  pouvoir  souve- 
rain au  service  de  celle  qu'il  voulait  rétablir,  et  employer,  pour 
ruiner  l'autre,  toutes  les  forces  dont  il  disposait.  Peut-on  lui  repro- 
cher d'avoir  tenté  de  le  faire?  A-t-il  été  véritablement  un  persécu- 
teur, comme  l'ont  prétendu  les  chrétiens,  ou  mérite-t'-il  les  éloges 
que  les  ennemis  du  christianisme  ont  accordés  à  sa  sagesse  et  à  sa 
modération?  C'est  ce  qu'a  voulu  savoir  M.  F.  Rode,  c'est  ce  qu'il 
cherche  à  nous  apprendre  dans  un  mémoire  solide,  impartial,  où 
il  dégage  la  vérité  de  toutes  les  exagérations  des  partis.  Sans  ren- 
trer dans  la  discussion  qu'il  a  faite  des  textes  contraires,  je  me  con- 
tenterai de  résumer  ici  les  résultats  de  son  travsdl. 

Julien  a  toujours  prétendu  être  un  prince  tolérant.  Au  moment 
même  où  il  rouvrait  les  temples,  il  annonçait  par  des  édits  solen- 
nels qu'il  n'entendait  gêner  en  rien  les  autres  cultes,  a  J'ai  résolu, 
disait-il,  d'user  de  douceur  et  d'humanité  envers  tous  les  galiléens; 
je  défends  qu'on  ait  recours  à  aucune  violence  et  que  personne 
soit  traîné  dans  un  temple  ou  forcé  à  commettre  aucime  autre 
action  contraire  à  sa  volonté.  »  Loin  de  paraître  courir  après  les 
conversions  forcées  et  de  vouloir  grossir  le  nombre  des  païens  par 
des  abjurations  rapides,  il  annonçait  fièrement  que  les  nouveaux 
convertis  ne  seraient  admis  aux  cérémonies  sacrées  «  qu'après  avoir 
lavé  leur  âme  par  des  supplications  aux  dieux  et  leur  corps  par  des 
ablutions  légales.  »  Il  persista  jusqu'à  la  fin  dans  ces  principes,  et 
il  écrivait  encore  vers  les  derniers  tempis  de  sa  vie  :  «  C'est  par  la 
raison  qu'il  faut  convaincre  et  instruire  les  hommes,  non  par  les 
coups,  les  outrages  et  les  supplices.  J'engage  donc  encore  et  tou- 
jours ceux  qui  ont  le  zèle  de  la  vraie  religion  à  ne  faite  aucun  tort 
à  la  secte  des  galiléens,  à  ne  se  permettre  contre  eux  ni  voies  de 
fait  ni  violences.  Il  faut  avoir  plus  de  pitié  que  de  haine  envers  des 
gens  assez  malheureux  pour  se  tromper  dans  des  choses  si  impor- 
tantes. » 

Ce  sont  là  de  belles  paroles,  et  je  conçois  que  Voltaire  les  ait 
plusieurs  fois  citées  avec  admiration.  Par  malheur,  à  côté  de  celles-là, 
il  y  en  a  d'autres  où  les  chrétiens  sont  traités  avec  le  dernier  mé- 
pris. Une  tolérance  qui  s'exprime  d'une  manière  si  insultante  cause 

ions  IL*  «-  1880.  7 

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98  REYITB  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  inquiétude,  et  Ton  ne  peut  s'empêcher  de  craindre  qu'un 
homme  si  violent,  si  emporté,  ne  reste  pas  toujours  mattre  de  lui. 
Ces  gens  envers  lesquels  il  promet  de  se  montrer  juste  et  modéré, 
il  ne  peut  prononcer  leur  nom  sans  les  outrager  cruellement  ;  il  les 
appelle  des  insensés,  des  impies,  des  athées,  des  fous  furieux, 
«  la  lèpre  de  la  société  humaine.  »  Quand  il  est  amené  à  les  me- 
nacer ou  à  les  punir,  il  y  joint  toujours  quelque  amère  raillerie  où 
éclate  sa  haine.  S'il  les  dépouille  de  leurs  biens,  il  déclare  que  «  c'est 
pour  leur  rendre  le  chemin  du  ciel  plus  facile  ;  »  s'il  refuse  de  châ- 
tier les  magistrats  qui  les  maltraitent,  il  leur  rappelle  «  que  leurs 
livres  les  exhortent  à  supporter  leurs  maux  avec  patience.  »  Ce  sont 
là  des  sarcasmes  de  théologien  enragé,  ce  n'est  pas  le  ton  d'un 
juge  et  d'un  prince.  Il  abondait  trop  dans  sa  propre  opinion,  il  se 
croyait  trop  sûr  de  la  vérité  de  sa  doctrine  pour  ne  pas  mettre  hors 
du  bon  sens  et  de  la  raison  tous  ceux  qui  ne  pensaient  pas  comiae 
lui.  C'est  un  grand  danger  de  trop  mépriser  ses  adversaires.  II  est 
rare  que  des  gens  qui  considèrent  ceux  qui  ne  partagent  pas  leurs 
sentimens  comme  des  fous  et  des  malades  n'arrivent  pas  à  croire 
que  l'humanité  commande  de  leur  faire  un  peu  de  violence  pour 
leur  rendre  la  santé.  On  voit  bien  que  cette  pensée  a  traversé  un 
moment  l'esprit  de  Julien  :  «  Peut-être  serait-il  plus  convenable, 
dit-il  dans  une  de  ses  lettres,  de  guérir  les  galiléens  malgré  eux, 
comme  on  fait  pour  les  frénétiques,  j)  Il  est  vrai  qu'il  s'empresse 
d'ajouter  a  qu'il  leur  accorde  la  liberté  de  rester  malades;  »  mais 
il  est  bien  possible  que  plus  tard,  s'il  avait  vu  sa  tolérance  impuis- 
sante et  ses  ennemis  lui  tenir  tête,  il  fût  revenu  à  sa  première  idée 
et  qu'il  se  fût  dit  que,  puisqu'ils  refusaient  obstinément  tous  les 
remèdes,  il  fallait  bien  essayer  de  «  les  guérir  malgré  eux.  »  C'est 
le  prétexte  dont  se  couvrent  toutes  les  persécutions. 

N'oublions  pas  d'ailleurs  que  Julien  a  promis  d'être  tolérant, 
mais  non  pas  d'être  impartial.  Il  ne  traînera  personne  dans  les 
temples,  il  ne  forcera  pas  les  chrétiens  à  sacrifier  aux  dieux,  comme 
faisaient  ses  prédécesseurs;  voilà  tout.  Jamais  il  ne  s'est  engagé 
à  traiter  tous  les  cultes  de  la  même  façon  et  à  leur  accorder 
une  faveur  égale.  La  religion  qu'il  pratique  est  celle  de  l'État,  il 
est  bien  juste  qu'elle  soit  la  préférée.  Sa  partialité  pour  elle  est 
visible  et  lui  paraît  toute  naturelle.  Les  mômes  actions  changent 
pour  lui  de  caractère,  suivant  le  culte  qu'on  professe.  Les  païens 
qui  n'ont  pas  voulu  renier  leur  foi  sont  des  martyrs  ;  les  chrétiens 
qui  refusent  d'abjurer  sont  des  impies.  S'ils  résistent  avec  courage 
aux  sollicitations  de  l'empereur,  il  les  maltraite  et  les  accuse  de  lui 
mMquer  de  respect.  Tandis  qu'il  défend  aux  évêques  de  faire  des 
prosélytes,  il  cherche  par  tous  les  moyens  à  propager  sa  doctrine  ; 
il  attire  à  elle  tous  les  ambitieux  par  l'appât  des  dignités  publi- 

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l'empereub  julien.  99 

ques.  «  Je  ne  veux,  dit-il,  ni  massacrer  les  galiléens,  ni  permettre 
qu'on  les  maltraite  :  je  dis  seulement  qu'il  faut  leur  préférer  les 
hommes  qui  respectent  les  dieux,  et  cela  en  toute  rencontre.  »  C'é- 
tait annoncer  que  les  dignités  publiques  leur  étaient  absolument 
réservées,  et  je  ne  doute  pas  que,  s'il  eût  vécu,  il  n'eût  plus  laissé 
aucun  chrétien  dans  l'administration  civile  et  militaire  de  l'empire. 
Les  mêmes  procédés  furent  employés  sans  plus  de  scrupule  pour 
ramener  à  l'ancien  culte  des  populations  entières.  Dans  ce  vaste 
empire,  qui  se  composait  d'une  agglomération  d'anciens  états 
libres,  les  villes  voisines  étaient  souvent  rivales.  Elles  voulaient 
dominer  l'une  sur  l'autre,  ou  se  disputaient  avec  acharnement 
quelques  lambeaux  de  territoire.  C'était  une  occasion  pour  l'empe- 
reur de  se  les  attacher  en  prenant  parti  pour  l'une  ou  pour  l'autre. 
M.  Rode  a  montré,  par  l'histoire  de  Nisibe  et  de  Gaza,  que  Julien 
faisait  profession  de  se  déclarer  toujours  pour  celles  qui  partageaient 
sa  foi.  i(  Si  l'on  honore  les  dieux,  disait-il,  il  faut  honorer  aussi 
les  hommes  et  les  villes  qui  les  respectent.  »  C'est  un  principe  qui 
peut  mener  loin .  Quand  Pessinonte,  célèbre  par  son  temple  de  Cybèle, 
s'adresse  à  lui  pour  obtenir  une  faveur,  Julien  laisse  entendre  à 
quel  prix  il  l'accordera.  «  Je  suis  disposé,  dit-il,  à  venir  en  aide  à 
Pessinonte,  à  la  condition  qu'on  se  rendra  propice  la  Mère  des 
dieux.  Faites  donc  comprendre  aux  habitans  que,  s'ils  dési- 
rent quelque  chose  de  moi,  ils  doivent  tous  ensemble  s'agenouiller 
devant  la  déesse.  »  Voilà  qui  est  clair  :  Julien  connaissait  les 
hommes,  il  savait  qu'on  en  trouve  toujours  qui  sont  décidés  à  sacri- 
fier leur  foi  à  leur  fortune  ;  mais  il  ne  pouvait  pas  ignorer  non  plus 
qu'il  ne  faut  guère  compter  sur  ces  recrues  que  l'intérêt  ou  l'am- 
bition amènent  aux  religions  qui  triomphent,  et  que  ce  sont  des 
conquêtes  dont  elles  ne  tirent  pas  beaucoup  plus  de  profit  que 
d'honneur. 

Ses  projets  en  général  étaient  fort  habilement  conçus ,  mais  ils 
n'eurent  pas  tout  le  succès  qu'il  en  attendait.  Il  avait  pris,  dès  son 
arrivée  à  Constantinople,  une  mesure  généreuse  et  qui  devait  bien 
disposer  l'opinion  pour  lui.  Il  rappela  tous  ceux  que  Constance  avait 
exilés  pour  des  motifs  religieux  et  rendit  les  biens  qu'il  avait  con- 
fisqués. Parmi  ces  exilés,  il  y  en  avait  de  toutes  les  sectes  chré- 
tiennes; mais,  comme  Constance  était  arien,  c'était  principalement 
sur  les  catholiques  qu'il  avait  frappé.  On  vit  donc  revenir  dans  leur 
pays  un  grand  nombre  d' évoques  victimes  des  tracasseries  du  régime 
précédent,  et,  parmi  eux,  l'invincible  Athanase.  Julien  était  très 
fier  de  cet  acte  de  clémence  dont  ses  amis  durent  lui  faire  beau- 
coup de  complimens.  Il  en  parle  souvent  dans  ses  lettres  et  se 
plaint  avec  amertume  que  les  chrétiens  ne  lui  en  aient  pas  témoi- 
gné plus  de  reconnaissance.  C'est  que  les  chrétiens,  comme  tout  le 

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100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde,  s'étaient  bien  vite  aperçus  que  le  bienfait  de  Julien  cachait 
un  piège  et  qu'en  ayant  l'air  de  les  servir,  il  travaillait  contre  eux. 
S'il  avait  fait  revenir  les  proscrits,  c'était  uniquement  dans  la  pen- 
sée que  leur  retour  ranimerait  les  querelles  théologiques,  a  II 
savait,  nous  dit  \mmien  Marcellin,  que  les  chrétiens  étaient  pires 
que  des  bêtes  féroces,  quand  ils  disputaient  entre  eux,  »  et  il 
comptait  qu'affaiblis  par  leurs  luttes  intérieures,  ils  lui  opposeraient 
moins  de  résistance.  C'était  sa  tactique  de  diviser  ses  ennemis  pour 
les  vaincre.  En  même  temps  qu'il  essayait  d'exciter  les  diverses 
sectes  les  unes  contre  les  autres,  dans  les  mêmes  églises  il  voulait 
séparer  les  fidèles  de  leurs  chefs.  Toutes  les  fois  qu'il  se  produisait 
dans  une  ville  chrétienne  quelque  émotion  populaire,  il  affectait 
d'en  rejeter  la  faute  sur  le  clergé.  Les  coupables,  pour  lui,  c'étaient 
toujours  les  prêtres,  «  qui  ne  pouvaient  se  consoler  qu'on  leur  eût 
ôté  le  pouvoir  de  nuire.  »  Un  jour  l'évêque  de  Bôstra  et  ses  clercs, 
qu'il  accusait  d'avoir  fomenté  quelque  révolte,  lui  adressèrent  une 
lettre  dans  laquelle  on  lisait  ces  mots  :  «  Quoique  les  chrétiens 
soient  chez  nous  en  nombre  égal  à  celui  des  Hellènes,  nos  exhor- 
tations les  ont  empêchés  de  commettre  le  plus  léger  excès.  »  Julien 
s'empressa  de  renvoyer  la  lettre  aux  habitans  avec  un  commentaire 
perfide,  où  il  dénaturait  les  intentions  de  l'évêque.  «  Vous  voyez, 
leur  disait- il,  que  ce  n'est  pas  à  votre  bon  vouloh-  qu'il  attribue 
votre  modération  ;  il  dit  que  c'est  malgré  vous  que  vous  êtes  restés 
tranquilles  et  que  vous  n'avez  été  contenus  que  par  ses  exhorta- 
tions. Chassez-le  donc  de  votre  ville  sans  hésiter  comme  étant  votre 
accusateur.  »  La  mauvaise  foi  de  Julien  est  ici  manifeste.  Il  est 
pourtant  probable  que  ses  excitations  furent  écoutées,  puisque 
Libanius  nous  apprend  que  de  graves  désordres,  dus  à  des  motifs 
religieux,  troublèrent  alors  la  tranquillité  de  Bostra. 

Il  avait  d'autres  moyens  encore  d'atteindre  les  chrétiens  et  de 
leur  nuire.  Le  décret  qui  rendait  à  leurs  anciens  possesseurs  tous 
les  biens  confisqués  sous  prétexte  de  religion  s'appliquait  à  tout  le 
monde,  et  les  païens  devaient  en  profiter  comme  les  autres.  Sous 
les  derniers  règnes,  un  grand  nombre  de  temples  avaient  été  dé- 
pouillés de  leurs  richesses  ;  on  avait  pris  les  terres  qui  leur  appar- 
tenaient, et  souvent  on  s'était  approprié  sans  façon  le  temple  lui- 
même  pour  le  faire  servir  à  des  usages  profanes.  Julien  ordonna 
que  tout  serait  restitué.  C'était  une  loi  juste,  mais  dont  Texécu- 
tion  présentait  beaucoup  de  dangers.  Comme  les  faits  remontaient 
quelquefois  assez  haut  et  qu'il  n'était  pas  facile,  après  un  long 
temps,  de  retrouver  les  vrais  coupables,  la  porte  était  ouverte  à 
toutes  les  délations  ;  on  pouvait  toujours  perdre  un  ennemi  en  l'ac- 
cusant d'avoir  pris  sa  part  des  biens  sacrés.  Les  lettres  de  Libanius 
prouvent  que  beaucoup  d'excès  furent  commis  à  cette  occasion, 

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l'empereur  JULIEir.  101 

qu'on  envahit  de  riches  maisons  chrétiennes  sons  prétexte  d*y  aller 
chercher  le  trésor  des  temples  qui  ne  s'y  trouvait  pas  et  qu'on  les 
mit  au  pillage,  a  Prenez  garde,  disait  le  sage  rhéteur  à  ses  amis,  de 
mériter  vous-même  le  reproche  que  vous  adressez  aux  autres. 
Les  dieux  ne  ressemblent  pas  à  de  cruels  usuriers  :  si  on  leur  res- 
titue ce  qui  leur  appartient,  ils  ne  réclament  pas  davantage.  »  Mais 
ces  conseils  de  modération  n'avaient  alors  aucune  chance  d'être 
écoutés.  Partout  les  esprits  étaient  émus,  les  haines  ravivées.  Dans 
les  villes  qui  se  partageaient  entre  les  deux  religions,  la  population 
païenne,  qui  se  sentait  soutenue,  se  jeta  sur  les  chrétiens.  Les  gens 
qu'on  accusait  de  s'être  signalés  par  leur  zèle  contre  l'ancien  culte 
furent  poursuivis,  battus,  jetés  en  prison,  quelquefois  déchirés  par 
la  foule.  Les  écrivains  ecclésiastiques  ont  raconté  longuement  toutes 
ces  vengeances,  et  M.  Rode  peuse  qu'en  général  ils  ont  dit  la  vérité. 
Julien  lui-même  se  plaint  qu'en  certains  endroits  on  soit  allé  trop 
loin.  «  Le  zèle  de  mes  amis,  dit-il,  s'est  déchaîné  sur  les  impies 
plus  que  ne  le  souhaitait  ma  volonté.  »  Sur  un  mot  imprudent 
qu'on  rapporta  de  l'évêque  Georges,  la  populace  d'Alexandrie,  la 
plus  indisciplinée  de  toutes  celles  qui  peuplaient  les  grandes  villes 
de  r empire,  massacra  l'évêque  et  deux  de  ses  amis.  Julien  blâma 
cette  exécution,  mais  il  n'osa  pas  la  punir.  11  écrivit  une  lettre  fort 
singulière  aux  Alexandrins,  dans  laquelle  il  déclarait  qu'après  tout 
Georges  méritait  son  sort,  que  l'indignation  du  peuple  était  natu- 
relle, et  que,  «  comme  il  ne  voulait  pas  guérir  un  mal  violent  par 
un  remède  plus  violent  encore,  »  il  se  contentait  de  leur  envoyer 
quelques  reproches  et  quelques  conseils.  Les  chrétiens  ne  s'en 
seraient  pas  tirés  à  si  bon  compte.  Le  sang  a  donc  coulé  sous  le 
règne  de  ce  prince  qui  faisait  profession  d'être  tolérant;  tout  ce 
qu'on  peut  dire  pour  le  défendre,  c'est  qu'il  n'a  pas  coulé  par  son 
ordre.  Il  est  coupable  sans  doute  de  n'avoir  pas  assez  fait  pour 
prévenir  ou  pour  venger  ces  violences,  mais  au  moins  est-il  sûr 
qu'il  ne  les  avait  pas  commandées. 

Ce  qui  lui  appartient  tout  à  fait,  ce  qui  est  véritablement  son 
œuvre,  c'est  le  fameux  édit  par  lequel  il  défendait  aux  rhéteurs 
aux  grammairiens  et  aux  sophistes  chrétiens  d'enseigner  dans  les 
écoles.  Il  est  aisé  de  voir  quels  motifs  le  décidèrent  à  prendre  cette 
mesure  grave.  C'était  l'éducation  qui  l'avait  ramené  au  paganisme, 
et  il  comptait  bien  qu'elle  aurait  sur  les  autres  la  même  influence 
que  sur  lui.  «  Le  chrétien,  disait-il,  qui  touche  aux  sciences  des 
Grecs,  n'eût-il  qu'une  lueur  de  bon  naturel,  sent  aussitôt  du  dégoût 
pour  ses  doctrines  impies.  »  L'admiration  qu'il  éprouvait  pour 
Homère  et  pour  Platon  lui  faisait  croire  qu'on  ne  pouvait  pas  les 
lire  sans  partager  les  croyances  qui  les  avaient  si  bien  inspirés. 
Mais  pour  que  cet  enseignement  produisit  tout  son  effet,  il  ne  fal- 

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102  lETUB  0BS  mXOL  MONDES. 

laît  pas  qu'on  pût  le  dénaturer.  Le  rhéteur  ou  le  sophiste  devaiu 
chrétien  était  forcé  d'opposer  une  autre  doctrine  à  celle  des  j^- 
losophes  qu*il  faisait  lire  à  ses  élèves,  de  donner  un  sens  nouveau 
aux  légendes  racontées  par  les  poètes  et  d'affaiblir  par  des  expli- 
cations ou  des  réserves  l'impression  de  ces  beaux  récits.  C'est  ce 
que  Julien  ne  voulait  à  aucun  prix  permettre;  c'est  ce  qui  lui  donna 
la  pensée  d'interdire  à  tous  ceux  qui  avaient  quitté  l'ancienne  reli- 
gion de  la  Grèce  de  lire  les  poètes  ou  les  philosophes  grecs  devant 
la  jeunesse.  L'édit  dans  lequel  il  le  leur  défendait,  et  que  nous  avons 
conservé,  est  plein  d'une  bienveillance  hypocrite  pour  eux  qui  n'est 
au  fond  qu'une  cruelle  ironie.  Il  a  l'air  vraiment  de  prendre  leurs 
intérêts;  il  déclare  qu'il  veut  leur  rendre  un  grand  service  et 
mettre  enfin  d'accord  leurs  sentimens  et  leurs  paroles.  Est-il  con- 
venable que  des  gens  qui  font  profession  de  former  leurs  élèves 
non-seulement  à  l'éloquence,  mais  à  la  morale,  soient  forcés  d'exr 
pliquer  devant  eux  des  auteurs  dont  ils  ne  partagent  pas  les  croyances 
et  qu'ils  accusent  d'impiété?  <c  Jusqu'ici,  dit-il,  on  avait  beaucoup 
de  raisons  pour  ne  pas  fréquenter  les  temples,  et  la  crainte  sus- 
pendue de  toutes  parts  sur  les  têtes  faisait  excuser  ceux  qui 
cachaient  les  opinions  les  plus  vraies  au  sujet  des  dieux.  Mais 
puisque  les  dieux  nous  ont  rendu  la  liberté,  il  est  absurde  d'ensei- 
gner aux  hommes  ce  qu'on  ne  croit  pas  bon.  »  La  tolérance  doit 
amener  avec  elle  la  sincérité.  Chacun  étant  libre  dans  s^  opinions, 
personne  ne  doit  plus  agir  ou  parler  contre  ses  croyances.  Si  les 
professeurs  pensent  que  les  grands  écrivains  de  la  Grèce  se  sont 
trompés,  ils  doivent  cesser  d'interpréter  leurs  ouvrages;  «  autre- 
ment, puisqu'ils  vivent  des  écrits  de  ces  auteurs  et  qu'ils  en  tirent 
leurs  honoraires,  il  faut  avouer  qu'ils  font  preuve  de  la  plus  sor^ 
dide  avarice  et  qu'ils  sont  prêts  à  tout  endurer  pour  quelques 
drachmes.  »  Ils  ont  donc  le  choix  ou  de  ne  pas  enseigner  ce  qu'ils 
croient  dangereux,  ou,  s'ils  veulent  continuer  leurs  leçons,  de  com- 
mencer par  se  convaincre  eux-mêmes  qu'Hésiode  et  Homère,  qu'ils 
sont  chargés  de  faire  admirer  aux  autres,  ont  dit  la  vérité.  La 
conclusion  de  tout  ce  raisonnement,  c'est  qu'il  faut  qu'ils  reviennent 
à  l'ancienne  religion  «  ou  qu'ils  aillent  dans  les  églises  des  gali- 
Jéens  interpréter  Mathieu  et  Luc.  » 

Cet  édit,  qui  déplut  aux  psûens  modérés,  souleva  une  colère  vio- 
lente chez  les  chrétiens.  Ils  en  furent  même  plus  irrités  que  de 
beaucoup  d'autres  mesures  qui  auraient  dû,  à  ce  qu'il  semble,  leur 
être  plus  désagréables.  Il  ne  s'agissait  après  tout  que  de  ces  écoles 
où  ils  [savaient  bien  que  le  paganisme  régnait  en  maître,  et  l'on 
éprouve  quelque  surprise  de  les  trouver  si  attachés  à  un  enseigne- 
ment hostile  à  leurs  croyances.  Nous  avons  vu  de  nos  jours  des 
docteurs  rigoureux  effrayer  les  âmes  timides  du  danger  que  pré- 

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L*£MP£B£DB  JOLI£N.  103 

sente  la  lecture  des  auteurs  païens  pour  les  jeunes  gens  et  deman- 
der qu'on  les  bannisse  de  nos  collèges,  L'édit  de  Julien  leur  don- 
nait satisfaction,  et  il  est  probable  que,  loin  de  s'en  plaindi*e,  ils 
auraient  été  fort  contens  qu'on  forçât  les  maîtres  chrétiens  derenon- 
cer  aux  chefs-d'œuvre  antiques  et  «  d'interpréter  Mathieu  et  Luc.  » 
Hais  on  pensait  autrement  au  iv*  siècle.  Quoique  le  christianisme 
fût  encore  dans  la  ferveur  de  sa  jeunesse,  l'église  n'avait  pas  ces 
scrupules  exagérés.  Autant  que  la  société  païenne,  elle  tenait  à 
l'éducation,  et  elle  ne  croyait  pas  qu'on  pût  élever  quelqu'un,  lui 
apprendre  à  penser  et  à  parler  sans  lui  faire  lire  ces  grands  écri- 
vains qui  étaient  les  maîtres  de  la  parole  et  de  la  pensée.  On  ne 
renonçait  pas  à  les  étudier  et^à  les  admirer  en  devenant  chrétien. 
Ils  étaient  le  bien  commun  de  toute  la  race  grecque,  et  quand  Julien 
voulait  en  faire  le  monopole  d'un  seul  culte,  saint  Grégoire  répon- 
dait fièrement  à  cette  insolente  prétention  :  «  N'y  a-t-il  donc  d'autre 
Hellène  que  toi?  )>  Cette  insistance  nous  prouve  que  l'église,  sur- 
tout en  Orient,  entrait  dans  une  phase  nouvelle.  Le  temps  des 
luttes  ardentes  avec  la  société  païenne  allait  finir.  11  n'était  plus 
question  de  combattre  le  vieux  paganisme,  qui  était  vaincu  ;  il  fal- 
lait prendre  sa  place,  et  l'on  sentait  bien  qu'on  ne  pouvait  pas  le 
remplacer  sans  faire  un  peu  comme  lui.  Depuis  qu'il  était  moins  à 
craindre,  on  s'apercevait  que  tout  n'était  pas  à  répudier  dans  son 
héritage.  On  devient  vite  conservateur  quand  on  est  le  maître.  Au 
lieu  de  se  donner  la  peine  de  créer  de  toutes  pièces  une  société 
nouvelle,  on  trouvait  plus  sûr  de  ne  pas  détruire  ce  qui  pouvait 
se  garder  du  passé.  Il  s'agissait  seulement  d'accommoder  ce  qu'on 
gardait  avec  l'esprit  du  christianisme,  ce  qui  ne  paraissait  pas 
impossible.  Il  y  avait  déjà  des  sophistes  chrétiens,  Prohserese  à 
Athènes,  Victorinus  à  Rome  ;  on  allait  avoir  des  poètes  qui  essaie- 
raient d'appliquer  les  procédés  de  l'art  antique  à  des  sujets  tirés 
de  l'Évangile  et  de  la  Bible.  On  peut  donc  dire  que,  dès  ce  moment, 
commençait  à  se  fahre  cette  union  de  la  sagesse  grecque  et  de  la 
doctrine  chrétienne,  ce  mélange  d'idées  anciennes  et  nouvelles  sur 
lequel  repose  la  civilisation  moderne.  Il  semble  qu'on  avait,  autour 
de  Julien,  le  sentiment  confus  que  ce  mélange  achèverait  de  perdre 
l'ancienne  religion  en  la  rendant  inutile.  Aussi  prétendait- il  l'em- 
pêcher en  chassant  les  maîtres  chrétiens  des  écoles.  Plus  ses  enne- 
mis souhaitaient  conserver,  pour  leurs  rhéteurs  ou  leurs  sophistes, 
le  droit  de  lire  et  d'expliquer  Homère  ou  Platon,  plus  il  tenait  à 
les  en  priver.  Il  croyait  assurer  par  là  le  succès  défmitif  de  son 
entreprise.  Les  autres  mesures  qu'il  avait  prises  contre  les  chré- 
tiens leur  nuisaient  dans  le  jprésent,  celle-là  leur  enlevait  l'avenir. 
Ou  bien  leurs  enfans  continueraient  à  suivre  les  écoles  de  rhéto- 
rique et  de  philosophie  redevenues  tout  à  fait  païennes,  et  ils  ne 


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iOA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvaient  manquer  de  se  laisser  séduire  à  cet  enseignement  qui  les 
ramènerait  à  Tancienne  foi;  ou  ils  cesseraient  de  les  fréquenter, 
et,  après  quelque  temps,  privés  de  cette  éducation  salutaire  qui  fait 
l'homme,  ils  perdraient  peu  à  peu  les  belles  qualités  de  l'esprit 
grec  et  deviendraient  des  barbares.  De  cette  façon,  la  secte  achè- 
verait de  s'éteindre  dans  l'ignorance  et  l'obscurité. 

V. 

Ces  espérances,  on  le  sait,  furent  tout  à  fait  trompées.  De  toutes 
les  entreprises  dirigées  contre  le  christianisme,  aucune  n'a  été 
mieux  conçue  et  plus  habilement  cpnduite  que  celle  de  Julien; 
aucune  n'a  produit  de  plus  médiocres  résultats.  Une  des  principales 
raisons  de  cet  éclatant  insuccès,  c'est  qu'il  trouva  moyen  de  s'alié- 
ner les  deux  cultes,  et  qu'en  réalité  il  ne  contenta  personne.  On 
est  d'abord  tenté  de  croire  que  les  partisans  des  anciens  dieux  ont 
dû  applaudir  de  tout  leur  cœur  à  la  restauration  de  l'ancien  culte 
et  qu'ils  faisaient  tous  des  vœux  pour  le  prince  qui  leur  rendait 
leurs  temples  et  leurs  cérémonies.  Il  n'en  est  rien  pourtant,  et  Ton 
s'aperçoit  vite  qu'il  rencontra,  parmi  les  gens  même  de  son  parti, 
des  résistances  obstinées  dont  il  dut  être  fort  chagrin.  Beaucoup 
d'entre  eux  n'avaient  pas  d'autre  raison  de  rester  païens  que  leur 
goût  pour  une  certaine  facilité  de  mœurs  que  le  paganisme  tolérait. 
C'étaient  des  gens  du  monde  dont  l'honnêteté  n'était  pas  très  austère, 
qui  aimaient  le  plaisir  et  n'y  trouvaient  pas  de  crime,  qui  attachaient 
plus  de  prix  à  la  vie  présente  qu'à  cette  immortalité  problématique 
qui  suit  l'existence  et  regardaient  plus  volontiers  la  terre  que  le  ciel. 
Julien  voulait  en  faire  à  toute  force  des  mystiques  et  des  dévots. 
Ils  né  s'y  résignèrent  pas,  et  tous  ses  efforts  vinrent  se  briser  contre 
le  scepticisme  léger  de  ces  personnes  d'esprit  qui  ne  voulaient  pas 
plus  être  traînées  au  temple  qu'à  l'église.  Des  raisons  semblables 
éloignèrent  de  lui  la  populace  des  grandes  villes,  amoureuse  des 
jeux  et  des  fêtes.  Parmi  ces  habitans  d'Antioche,  qui  chansonnaient 
si  galment  l'empereur,  qui  se  moquaient  de  son  petit  manteau  et 
de  sa  barbe  de  bouc,  les  chrétiens  étaient  nombreux  sans  doute; 
mais  il  y  avait  des  païens  aussi,  puisque  Libanîus  nous  apprend 
qu'on  a  proféré  ces  insultes  dans  le  désordre  d'une  cérémonie 
sacrée.  On  lui  en  voulait  surtout  de  négliger  les  jeux  publics  et  de 
n'avoir  pas  l'air  de  s'y  plaire.  On  ne  le  voyait  presque  jamais  à 
l'hippodrome,  ou,  s'il  y  paraissait  un  instant,  il  y  portait  une  figure 
ennuyée,  et,  après  quelques  courses,  s'empressait  d'en  sortir.  Les 
mimes  ne  le  retenaient  pas  plus  longtemps,  et  il  se  gardait  bien  de 
passer  ses  journées,  comme  faisaient  ses  prédécesseurs,  «  à  regar- 
der danser  des  femmes  sans  honte  ou  des  garçons  beaux  comme  des 

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LfiMPERBUft  JOLIEN.  105 

femmes.  »  Ce  sont  des  crimes  que  nous  pardonnerions  aujourd'hui 
tarés  volontiers,  mais  on  les  trouvait  alors  irrémissibles.  Souve- 
nons-nous qu'une  des  raisons  qui  avaient  irrité  le  plus  la  populace 
païenne  contre  les  premiers  chrétiens,  c'est  qu'on  ne  les  voyait 
jamais  au  théâtre,  et  qu'en  évitant  d'y  paraître  ils  avaient  Tair  de 
le  condamner.  Julien  prenait  plaisir  à  vivre  autrement  que  le 
peuple,  et  il  s'en  faisait  gloire,  a  Nous  sommes  ici,  disaiMI  aux 
gens  d'Antioche,  sept  étrangers,  sept  intrus.  Joignez-y  l'un  de  vos 
concitoyens  cher  à  Mercure  et  à  moi-même,  habile  artisan  de  paroles 
(Libanius).  Séparés  de  tout  commerce,  nous  ne  suivons  qu'une 
seule  route,  celle  qui  mène  au  temple  des  dieux.  Jamais  de  théâtre, 
le  spectacle  nous  paraissant  la  plus  honteuse  des  occupations,  l'em- 
ploi le  plus  blâmable  de  la  vie.  »  C'est  la  conduite  d'un  sage,  mais 
le  peuple  en  était  choqué  et  le  laissait  voir.  Quand  on  veut  agir 
sur  la  foule,  il  ne  faut  pas  trop  vivre  en  dehors  d'elle.  Un  homme 
qui  est  trop  étranger  à  ses  goûts  et  qui  méprise  trop  ses  plaisirs  ne 
la  comprend  pas  et  n'a  guère  de  chance  d'en  être  compris.  Julien 
s'enfermait  trop  volontiers  avec  les  sept  ou  huit  personnes  qui 
partageaient  tous  ses  sentimens,  il  ne  tenait  pas  assez  de  compte 
de  l'opinion  du  reste.  C'est  une  grande  maladresse  pour  un  prince 
qui  attaquait  le  christianisme  de  n'avoir  pas  mis  d'abord  tous  les 
païens  de  son  côté. 

Réussit-il  au  moins  à  gagner  beaucoup  de  chrétiens  ?  C'est  ce 
qu'il  n'est  pas  aisé  de  savoir,  les  historiens  de  l'église  étant  plutôt 
occupés  à  nous  faire  connaître  ceux  qui  résistèrent  avec  courage 
que  ceux  qui  eurent  la  faiblesse  de  céder.  On  ne  peut  guère  douter 
que  les  indifférens  et  les  ambitieux,  qui  sont  toujours  prêts  à  sacri- 
fier leurs  convictions  à  leurs  intérêts,  les  parfaits  fonctionnaires 
qui  font  profession  de  suivre  en  tout  les  préférences  du  maître,  ne 
se  soient  décidés  vite  pour  la  religion  de  l'empereur.  De  ceux-là 
il  y  en  a  toujours  assez  dans  un  vaste  empire,  où  le  prince  dispose 
d'un  grand  nombre  de  places,  pour  que  Julien  ait  pu  avoir  quelque 
illusion,  au  début  de  son  règne,  sur  le  succès  de  son  entreprise. 
On, vit  donc  alors  tout  ce  peuple  de  flatteurs  qui  avait  docilement 
suivi  Constantin,  quand  il  quitta  le  paganisme,  se  retourner  vers 
les  anciens  dieux  avec  la  même  unanimité.  Quelques  années  plus 
tard,  un  évêque,  dans  un  sermon  contre  l'ambition  et  l'avarice, 
rappelle  que  ces  vices  ont  toujours  fait  les  apostats,  qu'ils  ont  été 
cause  que  beaucoup  ont  changé  de  religion  comme  d'habit,  et  il  en 
donne  pour  exemple  les  faits  dont  on.  venait  d'être  témoin.  «  Quand 
un  empereur,  dit-il,  déposant  le  masque  dont  il  s'était  couvert, 
sacrifia  ouvertement  aux  dieux  et  poussa  les  autres  à  le  faire  par 
l'appât  des  récompenses,  combien  ne  quittèrent  pas  l'église  pour 
aller  dans  les  temples  I  combien  furent  séduits  par  les  avantages 


Jiymzeu  uy  ' 


106  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

qu'on  leur  offrait  et  mordirent  à  l'hameçon  de  l'impie  I  »  Le  païen 
Tbemistius,  en  d'autres  termes,  parle  comme  l'évéque  et  flétrit  avec 
autant  de  force  cette  honteuse  versatilité  :  «  Misérables  jouets  des 
caprices  de  nos  maîtres,  c'est  leur  pourpre,  ce  n'est  pas  Dieu  que 
adorons,  et  nous  acceptons  un  nouveau  culte  avec  un  nouveau 
règne  !»  Il  y  eut  donc,  au  début,  un  grand  nombre  de  transfuges, 
mais  il  est  probable  que  ce  n'était  pas  ceux  auxquels  l'empereur 
tenait  le  plus.  Les  honnêtes  gens  restèrent  fermes,  et  ce  furent 
seulement  les  décriés  et  les  suspects  qui  vinrent  en  foule.  Julien 
aurait  l)eaucoup  désiré  ramener  au  culte  des  dieux  le  sophiste  Pro- 
hœrese,  la  gloire  de  l'école,  qui  venait  de  se  faire  chrétien;  mais  il 
résista  à  toutes  ses  avances.  En  revanche,  il  h'eut  pas  de  peme  à 
gagner  Héoébole,  qui  avait  séduit  Constance  par  son  zèle  bruyant 
contre  les  païens,  rhéteur  médiocre,  au  dire  de  Libanius,  flatteur 
éhonté  du  pouvoir  présent,  et  qu'on  vit,  aussitôt  après  la  mort  de 
Julien,  se  coucher  à  la  porte  d'une  église,  en  criant  aux  fidèles  : 
«  Foulez-moi  aux  pieds  comme  un  sel  corrompu  et  insipide.  »  Il 
ramena  aussi  Thalassius,  un  délateur,  dont  le  témoignage  avait 
perdu  son  frère  Gallus.  Julien  l'avait  fort  durement  accueilli  quand 
il  vint  le  voir  à  \ntioche;  mais  Thalassius  savait  le  moyen  le  désar- 
mer :  il  se  fit  païen  et  devint  tout  d'un  coup  si  zélé  pour  les  devins 
et  les  oracles  que  le  prince  ne  tarda  pas  à  en  faire  son  familier. 
C'étaient  là  des  conquêtes  faciles  et  dont  il  n'y  avait  pas  lieu  d'être 
fier. 

Julien  ne  pouvait  guère  espérer  d'attirer  à  lui  les  chefs  de  l'église. 
Il  savait  qu'il  en  était  détesté,  et  le  leur  rendait  bien.  Jamais  il  ne 
parle  d'eux  qu'avec  un  ton  de  colère  et  de  menace,  a  Après  avoir 
exercé  jusqu'ici  leur  tyrannie,  dit-il,  ce  n'est  pas  assez  pour  eux 
de  ne  pas  payer  la  peine  de  leurs  crimes;  jaloux  de  leur  ancienne 
domination  et  regrettant  de  ne  plus  pouvoir  rendre  la  justice,  écrire 
des  testamens,  s'approprier  des  héritages,  tirer  tout  à  eux,  ils  font 
jouer  tous  les  ressorts  de  l'intrigue  et  poussent  les  peuples  à  se 
révolter.  »  Nous  savons  pourtant  aujourd'hui  que  cet  ennemi  vio- 
lent des  évêques  eut  la  chance  d'en  convertir  un.  C'est  une  histoire 
curieuse,  que  la  découverte  d'Une  lettre  inédite  de  Julien  vient  de 
nous  révéler  et  qui  mérite  d'être  connue  (1).  Il  raconte,  dans  cette 
lettre,  qu'à^l'époque  où  il  fut  appelé  par  Constance  au  commande- 
ment de  l'armée,  il  passa  par  la  Troade  et  s'arrêta  dans  la  ville  qu'on 
avait  construite  sur  l'emplacement  de  l'ancien  lUon.  Il  demanda  à 
voir  les  monumens  du  passé.  «  C'était,  nous  dit-il,  le  détour  que 
j'employais  pour  visiter  les  temples.  »  L'évéque  du  lieu,  qui  s'appe- 

(1)  Cette  lettre  a  été  trouyéee  dans  un  manuscrit  grec  du  British  Muséum,  qui 
contient  un  recueil  deUettres  diverses.  L'authenticité  en  est  incontestable.  Elle  a  été 
publiée  par  M.  Henning;  dans  le  Hermès  de  Berlin;  en  1875. 

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l'eupereub  juuen.  107 

lait  Pégase,  s'offrit  à  le  condaire  et  le  mena  aux  tombeaux  d'Hector 
et  d'Achille,  a  Là,  ajoute  le  prince,  comme  je  m'aperçus  que  le  feu 
brûlait  presque  sur  les  autels  et  qu'on  venait  à  peine  de  l'éteindre, 
que  la  statue  d'Hector  était  encore  toute  brillante  des  parfums 
qu'on  y  avait  versés,  je  dis,  les  yeux  fixés  vers  Pégase  :  «  £b  quoil 
les  babitans  d'Ilion  font  donc  des  sacrifices?  »  Je  voulais  coiuQaî(ire« 
sans  en  avoir  l'air,  quelles  étaient  ses  opinions.  Il  me  répandit  : 
«  Qu'y  a-t-il  d'étonnant  qu'Us  honorent  le  souvenir  d'un  grand 
homme,  qui  était  leur  concitoyen,  comme  nous  faisons  pour  nos 
martyrs?» Sa  comparaison  n^était  pas  bonne,  mdseu  égard  aux 
temps  la  réponse  ne  manquait  pas  de  finesse.  Il  me  dit  ensuite: 
a  Allons,  visiter  Tenceînte  sacrée  de  Minerve  Troyenne;  ««t  heureux 
de  me  conduire,  il  ouvrit  la  porte  du  temple.  Il  me  fit  voir  alors  les 
statues  et  me  prit  à  témoin  qu'elles  étaient  tout  à  fait  intactes.  Je 
remarquai  qu'en  me  les  montrant  il  ne  fit  rien  de  ce  que  font  d'or- 
dinaire ces  impies  dans  des  circonstances  pareilles  ;  il  ne  traça 
pas  sur  son  front  le  signe  qui  rappelle  la  mort  du  crucifié  et  ne 
sifila  pas<lans  ses  dents;  car  c'est  le  fond  de  leur  théologie  de  sif- 
fler, quand  ils  sont  en  présence  îles  £rtatues  de  nos  dieux,  et  de  faire 
le  signe  de  la  croix.  »  Voilà,  il  faut  l'avouer,  un  ^vêque  fort  com- 
plaisant. L'habile  homme  avait  deviné  sans  doute  les  opinions  se- 
crètes de  Julien  qui  ne  pouvaient  pas  échapper  à  des  yeux  péné- 
trans,  et  il  voulait  d'avance  se  mettre  bien  avec  l'héritier  du  trône. 
Quand  le  paganistne  triompha,  Pégase  se  fit  ouvertement  païen,  et 
d'évéque  d'Ilion  il  devint  grand  prêtre  des  dieux.  Mais  il  parait  qu'il 
ne  fut  pas  bien  accueilli  dans  son  nouveau  parti.  Un  ancien  évoque 
était  toujours  suspect  aux  ennemis  de  l'église.  Odieux  à  ceux  qu'il 
avait  quittés,  il  n'inspirait  aucune  confiance  aux  autres,  et  l'on 
rappelait,  pour  le  perdre,  qu'il  avait  lui  aussi  détruit  des  objets 
sacrés  du  temps  qu'il  voulait  plaire  aux  chrétiens.  Julien  fut  obligé 
de  le  défendre  contre  Tanimadversion  publique ,  et  c'est  dans  ce 
dessein  qu'il  écrivit  la  lettre  qu'on  a  retrouvée.  II  y  parle  avec  un  ton 
de  mauvaise  humeur  visible  :  «  Pensez-vous,  dit-il,  que  je  l'aurais 
nommé  à  un  sacerdoce,  si  j'avais  cru  qu'il  avait  jamais  commis 
quelque  impiété?  »  Puis  il  le  justifie  des  crimes  qu'on  lui  reproche  : 
s'il  a  couvert  de  haillons  les  statues  des  dieux,  c'était  pour  leur 
épargner  de  plus  grands  outrages,  et  il  n'a  consenti  à  jeter  à  bas 
quelques  pans  de  mur  insignifians  qu'afin  de  sauver  le  reste.  Est-ce 
une  raison  de  donner  aux  galiléens  le  piaiiûr  de  le  voir  malheureux 
et  insulié  ?  «  Groyez-moi,  dit-il  en  finissant,  il  vous  faut  honorer 
non-seulement  P^ase,  mais  tous  ceux  qui  comme  lui  se  sont  con- 
vertis à  notre  foi,  si  nous  voulons  attirer  les  autres  à  nous  et  ne 
pas  donner  à  nos  ennemis  l'occasion  de  se  réjouir.  Si  au  contraire 

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108.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  accueillons  mal  ceux  qui  viennent  d'eux-mêmes  nous  trouver, 
personne  ne  sera  plus  disposé  à  nous  écouter  et  à  nous  suivre.  » 

Il  est  sûr  que  l'exemple  de  Pégase  devait  donner  à  réfléchir  et  que 
ce  n'est  pas  un  sort  très  enviable  de  se  trouver  en  butte  aux  haines 
des  deux  partis,  d'être  détesté  de  l'un  et  suspect  à  l'autre,  kassi 
peut-on  affirmer  sans  crainte  que  le  clergé  chrétien  ne  se  laissa  pas 
séduire  par  ces  sacerdoces  que  Julien  oflrait  si  libéralement  à  ceux 
qui  embrassaient  sa  foi.  Dans  le  peuple,  les  convertis  furent  sans 
doute  plus  nombreux;  mais,  si  quelques  hommes  cédèrent,  les 
femmes  paraissent  avoir  résisté.  Julien,  qui  leur  en  voulait  de  la  part 
qu'elles  ont  eue  à  la  propagation  du  christianisme,  les  accusait, 
môme  dans  les  maisons  païennes,  «  de  porter  aux  galiléens  tout 
l'avoir  de  la  famille.  »  Ubanius  prétend  que,  quand  on  pressait  les 
gens  d'aller  au  temple,  ils  répondaient  «  qu'ils  ne  voulaient  pas  faire 
de  la  peine  à  leur  femme  ou  à  leur  mère,  »  ou  que,  s'ils  se  lais- 
saient par  hasard  entraîner  et  consentaient  à  offrir  un  sacrifice,  «de 
retour,  chez  eux,  les  prières  de  leur  femme,  les  larmes  qui  coulaient 
la  nuit,  les  détournaient  de  nouveau  des  dieux.  »  L'ancien  culte  ne  fit 
donc,  malgré  tant  d'efforts,  que  des  conquêtes  peu  solides.  Julien, 
qui  était  si  convaincu  de  la  vérité  de  sa  doctrine,  qui  ne  croyait 
pas  qu'on  pût  résister  à  la  lumière  de  Platon  et  de  Porphyre,  éprou- 
vait une  sorte  d'impatience  quand  il  voyait  les  gens  rester  insen- 
sibles aux  argumens  qui  l'avaient  conquis.  Il  avait  cru  qu'il  suffi- 
rait de  rouvrir  les  temples  pour  que  la  foule  vint  de  nouveau  s'y 
précipiter.  Les  temples  étaient  rouverts,  mais  la  foule  n'en  savait 
plus  le  chemin,  ou  si  elle  y  venait  à  certains  jours,  il  comprenait 
sans  peine  que  ce  n'était  pas  par  dévotion,  mais  par  flatterie,  et 
qu'on  cherchait  à  plaire  à  l'empereur  plus  qu'aux  dieux.  Aussi 
trouve-t-on,  dans  ses  derniers  écrits,  la  trace  d'un  découragement 
qu'il  ne  peut  dissimuler.  «  L'hellénisme>  dit-il  dans  une  lettre,  ne 
fait  pas  encore  tous  les  progrès  que  nous  voudrions.  »  Et  ailleurs  : 
«  Il  me  faudra  beaucoup  de  monde  pour  relever  ce  qui  est  si  triste- 
ment tombé.  »  Mais  le  temps,  ni  les  hommes  n'y  auraient  rien 
fait,  le  succès  n'était  pas  possible,  et  il  se  serait  aperçu  un  jour 
que  «  ce  qui  était  tristement  tombé  ne  pouvait  plus  se  relever,  n 

Est-ce  un  malheur  qu'il  n'ait  pas  réussi,  et  l'échec  de  son  entre- 
prise mérite-tfil  vraiment  quelques  regrets  ?  Sur  cette  question,  les 
sentimens  sont  partagés  :  tandis  que  des  philosophes,  qui  ne  sont 
pas  suspects  de  bienveillance  pour  Iç  christianisme,  comme  Auguste 
Comte,  traitent  Julien  avec  la  dernière  rigueur,  d'autres  pensent 
qu'il  est  fâcheux  pour  l'humanité  que  la  mort  ne  lui  ait  pas  permis 
d'exécuter  ses  projets  (1).  Cette  di^rsité  d'opinidtïs  entre  des  gens 

^1)  C'est  ridée  d'Émilo  ^amé,  dans  ce  livre  si  étrange  et  si  curieux  qu*il  a  composé 
sur  Julien  TÂpostat.  Il  approuve  tout  à  fait  «  la  l^atatfvo  de  Juliea  de  fonder  une  église 

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L  EMPEREUR  JDLIEN.  109 

qui  appartiennent  au  même  parti  ne  doit  pas  nous  surprendre  et 
peut  s'expliquer  sans  trop  de  peine.  Si  Ton  a  porté  sur  Julien  des 
jugemens  opposés,  c'est  qu'en  réalité  son  œuvre  était  double  :  il 
voulait  détruire  une  religion  et  en  fonder  un  autre;  selon  qu'on 
est  plus  frappé  de  Tun  ou  de  l'autre  de  ces  deux  desseins,  l'idée 
qu'on  a  de  lui  change  et  on  lui  devient  favorable  ou  contraire. 

Au  siècle  dernier,  on  n'apercevait  qu'un  des  côtés  de  son  œuvre; 
on  ne  voyait  en  lui  qu  le  prince  qui  avait  combattu  le  christia- 
nisme :  c'était  donc  un  allié  auquel  on  était  heureux  de  tendre  la 
main  à  travers  les  siècles.  On  avait  recueilli  dans  ses  ouvrages 
quelques  belles  paroles  de  tolérance  qu'on  citait  avec  admiration, 
et  l'on  se  plaisait  à  tracer  de  lui  les  portraits  les  plus  séduisans. 
C'étaient,  par  malheur,  des  portraits  de  fantaisie,  où  l'on  exagérait 
les  qualités,  où  l'on  dissimulait  les  défauts.  A  dire  le  vrai,  il  n'y  a, 
chez  Julien,  que  le  soldat  qui  mérite  des  éloges  sans  réserve.  Ces 
belles  campagnes  de  l'armée  des  Gaules,  cette  bataille  de  Stras- 
bourg, si  hardiment  engagée,  si  féconde  en  résultats  heureux,  cau- 
sèrent partout  une  surprise  et  un  enthousiasme  dont  le  souvenir 
a  longtemps  duré.  Plus  tard,  quand  les  armes  romaines  ne  furent 
plus  victorieuses,  quand  les  barbares  ravagèrent  l'empire  sans 
qu'on  pût  les  arrêter,  on  songea  souvent  avec  regret  à  ce  jeune 
prince  qui  les  avait  si  vivement  rejetés  au-delà  du  Rhin,  C'est  alors 
que  le  poète  Prudence,  un  chrétien  zélé,  mais  un  bon  patriote, 
disait  de  lui  ce  beau  mot  :  «  S'il  a  trahi  son  Dieu,  au  moins  il  n'a 
pas  trahi  sa  patrie  !  » 

Perfidus  nie  Deo,  scd  non  et  perfidus  urbi  î 

Mais  ce  n'était  pas  le  soldat  qu'admiraient  surtout  les  philosophes 
du  xviii*  siècle,  c'était  l'ennemi  du  christianisme.  En  le  voyant 
animé  contre  les  chrétiens  des  passions  qu'ils  éprouvaient  eux- 
mêmes,  ils  se  le  fign raient  semblable  à  eux  dans  tout  le  reste.  Ils 
étaient  tentés  d'en  faire  un  incrédule,  un  sceptique  comme  eux,  un 

catholique  et  monothéiste,  »  il  trouve  a  qu'en  projetant  d'établir  au  profit  dfes  empe- 
reurs et  des  dieux  helléniques  Tunité  spirituelle  qui  s'est  établie  plus  tard  au  profit 
des  papes  et  des  dieux  chaldéo-juifs,  il  s'est  élevé  à  une  conception  unique,  qui  fait 
de  lui  une  figure  unique  dans  l'histoire.  11  nous  conservait  ainsi,  cachées  sous  les  brous- 
sailles de  la  théologie,  la  sagesse  et  la  beauté  antiques  dont  il  a  fallu  après  tant  de 
siècles  recueillir  à  grand' poinc  les  r.^stes  à  moitié  défigurés  par  les  chrétiens.  »  Il  lui 
reproche  seulement  d*avoir  pcrda  sa  réforme  religieuse,  pleine  do  jeunesse  et  d'avenir 
eu  l'assuciant  à  la  défense  d'un  empire  vieilli  et  qui  ne  pouvait  plus  vivre.  Si  Julien 
avait  abandonné  rOLfident  aux  barbaroH,  en  les  laissant  s'établir  daos  les  villes  qui 
ne  pouvaient  pas  leur  écjanpor,  s'il  avait  essaye  de  les  convertir  à  rhellénisaïc,  «  lo 
christiaiiisrao  était  peiiiu  et  la  riv^lisition  sauvée.  »>  Ainsi,  selon  Lamé,  U  succès  de 
r^Btreprise  de  Julien  aurait  fait  le  bonheur  du  monde. 


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110  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ennemi  du  surnaturel  et  des  religions  réyélées.  L'erreur  était  gros* 
siëre,  et  il  est  difficile  d'imaginer  comment  on  a  pu  la  commettre. 
Rien  ne  ressemble  moins  à  un  libre  penseur  que  Julien.  Il  aime  beau- 
coup la  philosophie,  mais  celle  de  Platon  et  de  Pythagore,  c'est-à- 
dire  «  la  philosophie  qui  nous  conduit  à  la  piété,  qui  nous  apprend 
ce  que  nous  devons  savoir,  des  dieux,  et  d'abord  qu'ils  existent  et 
que  leur  providence  veille  aux  choses  d'ici-bas.  »  Quant  à  celle 
d'Epicure  et  de  Pfrrhon,  il  n'en  veut  pas  entendre  parler.  «  C'est 
par  un  bienfait  des  dieux,  dit-il,  que  leurs  livres  sont  perdus.  » 
Il  a  en  horreur  les  athées,  et  il  répète,  à  leur  propos,  une  parole 
de  son  maître  Jamblique,  «  qu'à  tous  ceux  qui  demandent  s'il  y  a 
des  dieux  et  qui  semblent  en  douter,  il  ne  faut  pas  répondre  comme 
à  des  hommes,  mais  les  poursuivre  comme  des  bêtes  fauves.  )> 
Voilà  un  mot  qui  aurait  dû  refroidir  l'admiration  que  d'Argens  et 
Frédéric  éprouvaient  pour  lui.  Ce  prince,  dont  on  voulait  fahre  à 
tout  prix  un  sceptique,  un  libre  penseur,  était  réellement  un  illu- 
miné qui  croyait  voir  les  dieux  et  les  entendre,  un  dévot  qui  visitait 
tous  les  temples  et  passait  une  partie  de  ses  journées  en  prières. 
((  Il  tient  moins,  disait  Libanius,  à  être  appelé  un  empereur  qu'un 
prêtre;  et  ce  nom  lui  convient.  Autant  il  est  au-dessus  des  autres 
souverains  par  sa  façon  de  régner,  autant  par  sa  connaissance  des 
choses  sacrées,  il  dépasse  les  autres  prêtres  ;  je  ne  dis  pas  ceux 
d'aujourd'hui,  qui  sont  des  ignorans,  je  parle  des  prêtres  éclairés 
de  l'ancienne  Egypte.  Il  ne  se  contente  pas  de  sacrifier  de  temps  en 
temps,  aux  fêtes  marquées  dans  les  rituels,  mais  comme  il  est  con- 
vaincu de  la  vérité  de  ce  principe  qu'il  faut  se  souvenir  des  dieux 
au  commencement  de  toute  action  et  de  tout  discours,  il  offre  tous 
les  jours  les  sacrifices  que  d'autres  ne  célèbrent  que  tous  les  mois. 
C'est  par  le  sang  des  victimes  qu'il  salue  le  soleil  à  son  lever,  et 
le  sang  coule  encore  le  soir  pour  l'honorer  quand  il  se  couche. 
Puis  d'autres  victimes  sont  immolées  en  l'honneur  des  démons  de 
la  nuit.  Comme  il  est  quelquefois  retenu  chez  lui  et  ne  peut  pas 
toujours  se  rendre  aux  temples,  il  a  fait  un  temple  de  sa  maison. 
Dans  le  jardin  de  son  palais,  les  arbres  ombragent  des  autels  et  les 
autels  donnent  plus  de  charme  à  l'ombrage  des  arbres.  Ce  qui  est 
encore  plus  beau,  c'est  que,  pendant  qu'on  offre  quelque  sacrifice, 
il  ne  re.  te  pas  assis  sur  un  trône  élevé,  entouré  des  boucliers^d'or 
de  ses  g  irdes,  servant  les  dieux  par  des  mains  étrangères  ;  il  prend 
part  lui-même  à  la  cérémonie,  il  se  mêle  aux  sacrificateurs,  il  porte 
le  bois,  il  prend  le  couteau,  il  ouvre  le  cœur  des  oiseaux  sacrés  et 
sait  lire  l'avenir  dans  les  entrailles  des  victimes.  »  Voilà  le  Julien 
véritable,  décrit  dans  un  panégyrique,  par  un  de  ses  plus  grands 
admirateurs.  Il  faut  avouer  qu'il  ne  ressemble  pas  à  celui  qu'ima- 
ginaient Voltaire  et  ses  amis. 


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l'£MP£REUB  julien*  111 

On  pense  bien  que  ce  dévot,  ce  mystique,  n'avait  pas  le  des- 
sein, en  combattant  le  christianisme,  de  supprimer  les  religions 
positives.  Il  ne  voulait  le  détruire  que  pour  le  remplacer;  sur 
ce  terrain  déblayé  il  entendait  établir  sa  propre  religion,  qui 
devait  y  régner  sans  rivale.  Cette  seconde  partie  de  son  œuvre  était 
pour  lui  la  plus  importante,  c'est  sur  elle  qu'il  faut  surtout  le 
juger.  La  religion  qu'il  entreprend  de  restaurer,  en  apparence, 
c'est  l'ancienne  ;  mais  on  a  vu  qu'il  l'a  tout  à  fait  changée.  Quoi- 
qu'il prétende  «  qu'en  toute  chose  il  fuit  la  nouveauté,  »  sur  ce 
tronc  vieilli  il  a  greffé  beaucoup  d'idées  et  de  pratiques  nouvelles. 
Les  nombreux  emprunts  qu'il  a  faits  à  la  doctrine  de  l'église  sont 
surtout  importans  à  signaler;  ils  montrent  combien  le  christianisme 
est  venu  à  son  heure,  comme  il  répondait  aux  désirs  et  aux  besoins 
de  cette  société,  comme  il  était  fait  pour  elle  et  devait  y  réussir, 
puisque  Julien,  qui  le  déteste,  ne  croit  pouvoir  lui  résister  qu'en 
l'imitant.  Mais  l'imitation  était  mal  faite;  elle  avait  le  tort  de  réu- 
nir des  principes  contraires  qui  ne  pouvaient  pas  s'accorder  en- 
semble. Dans  ce  mélange  incohérent,  aucun  des  deux  partis  ne  se 
reconnut.  Julien  tentait  d'introduire  dans  l'ancien  culte  ce  que  le 
nouveau  avait  de  meilleur;  l'intention  était  bonne,  mais  valait-il  la 
peine  de  supprimer  une  religion  pour  la  refaire  ?  N'était-il  pas 
naturel  de  lui  laisser  continuer  son  ouvrage,  si  le  monde  en  devait 
tirer  quelque  profit,  et  qui  pouvait  mieux  accomplir  la  tâche  du 
christianisme  que  le  christianisme  lui-même?  Il  voulait  sauver 
d'une  ruine  complète  ce  qui  restait  des  religions  antiques,  et  il  faut 
bien  avouer  qu'il  n'avait  pas  tort  :  elles  contenaient  des  élémens 
qui  méritaient  de  vivre  et  qui  devaient  servir  à  constituer  les  socié- 
tés modernes.  Mais  ces  élémens,  le  christianisme  était  en  train  de 
se  les  assimiler  ;  ils  s'y  insinuaient,  ils  y  pénétraient  de  tous  les 
côtés,  depuis  qu'il  était  devenu  moins  sévère  et  se  mêlait  davantage 
au  monde;  ils  devaient  finir  par  se  fondre  avec  lui,  sans  en  altérer 
le  caractère  général.  L'entreprise  de  Julien  était  donc  inutile  ;  elle 
s'accomplissait  ailleurs  d'une  autre  manière  et  dans  de  meilleures 
conditions.  Son  œuvre  pouvait  échouer,  le  monde  n'avait  rien  à  y 
perdre. 

Ce  fut  le  dernier  effort  du  paganisme  contre  son  ennemi  triom- 
phant. La  persécution  sanglante  et  inutile  de  Dioçlétien  avait  mon- 
tré qu'il  ne  pouvait  pas  se  sauver  par  les  supplices.  L'échec  de 
Julien  fit  voir  qu'il  lui  était  aussi  impossible  de  se  réformer  que  de 
se  défendre.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à  disparaître  obscurément  avec 
ses  derniers  adeptes  découragés. 

Gaston  Boissier. 

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LÀ 


MORALE   CONTEMPORAINE 


I. 

LA  MORALE  DE  L'ÉVOLUTION  ET  DU  DARWINISME  EN  ANGLETERRE. 


Herbert  Spencer,  the  Data  ofEthics,  1879.  —  La  Morale  évolutionniste  ;  Paris,  1880. 

La  grande  doctrine  de  révolution,  appliquée  par  Darwin  à  l'ori- 
gine et  au  développement  des  espèces,  par  M.  Spencer  à  l'explica- 
tion du  monde  intérieur  comme  du  monde  extérieur,  ne  devait  pas 
seulement  transformer  l'histoire  naturelle  :  elle  ne  pouvait  man- 
quer de  produire  une  révolution  dans  la  morale.  Gomment  une 
nouvelle  conception  de  la  nature  n'entraînerait- elle  pas  une  nou- 
velle conception  de  l'homme?  C'est  ce  qu'on  a  compris  tout  d'abord 
en  Angleterre.  Outre  l'important  chapitre  de  Darwin  sur  ce  sujet 
dans  sa  Descendance  de  Vhommej  la  nouvelle  morale  a  inspiré  le 
dernier  et  capital  ouvrage  de  celui  que  Darwin  lui-môme,  résumant 
l'opinion  de  ses  compatriotes,  appelle  «  notre  grand  philosophe,  » 
M.  Spencer.  Avant  de  publier  le  second  et  le  troisième  vcrfume  de 
ses  Principes  de  sociologie^  M.  Spencer,  peu  confiant  dans  l'état 
de  sa  santé,  a  voulu  nous  donner  ses  Principes  de  morale:  — 
((  Depuis  de  longues  années,  dit-il,  mon  suprême  dessein  a  été  de 
trouver  une  base  scientifique  pour  les  principes  du  bien  et  du  mal; 
laisser  ce  dessein  sans  achèvement  après  avoir  fait  un  si  long  tra- 
vail préparatoire  en  vue  de  l'achever,  ce  serait  là  un  échec  dont  je 
n'aime  pas  à  me  représenter  la  probabilité,  et  je  suis  impatient  de 

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LA  MORALE  CONTEMPORAINE.  113 

conclure  mon  œuvre,  sinon  complètement,  du  moins  en  partie.  » 
Espérons  que  les  inquiétudes  de  M.  Spencer  pour  une  santé  si  pré-t . 
cieuse  à  la  science  ne  se  réaliseront  pas  et  qu'il  pourra  achever  '  ; 
une  tâche  magnifiquement  commencée.  Avant  les  Données  de  la 
morale  de  H.  Spencer,  de  nombreux  travaux,  bien  inférieurs  du 
reste,  avaient  déjà  été  publiés  en  Angleterre  sur  un  sujet  analogue  : 
nous  citerons  en  première  ligne  le  livre  récent  de  M.  H.  Sidgwick 
sur  les  Méthodes  en  morale.  En  outre,  des  discussions  presque 
continuelles  se  produisent  dans  les  revues  anglaises,  principale- 
ment dans  le  Mind^  sur  ces  intéressans  problèmes  où  toutes  nos 
idées  morales  sont  engagées.  En  France,  on  a  d*abord  insisté  sur 
les  conséquences  de  la  doctrine  évolutionniste  dans  Tordre  cosmo- 
logique et  même  métaphysique,  moins  sur  les  changemens  que  le 
darwinisme  entraîne  dans  les  idées  morales  ou  sociales  (1).  De 
récentes  publications  ont  appelé  les  réflexions  de  tous  sur  ce  grave 
problème.  Nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  mentionner  ici  un 
livre  auquel  nous  aurons  à  faire  plus  d'un  emprunt  dans  cette 
étude  :  la  Morale  anglaise  contemporaine^  par  M.  M.  Guyau,  qui  con- 
tient, au  dire  des  Anglais  eux-mêmes  et  en  particulier  de  M.  Spen- 
cer, l'exposition  et  la  critique  la  plus  complète  des  systèmes  de 
morale  produits  par  TAngleterre. 

L'AHemagne  n'est  pas  restée  en  arrière  de  ce  mouvement  général, 
et  la  morale  darwinienne  y  a  inspiré  plus  d'un  écrit  (2).  V impé- 
ratif catégorique  du  vénérable  Kant  n'a  plus  aujourd'hui  pour 
adeptes  que  les  kantiens  orthodoxes  ;  ceux-ci,  nouveaux  stoïciens, 
demeurent  seuls  obstinément  fidèles  à  l'idée  du  «  devoir  »  absolu, 
au  milieu  de  ce  bouleversement  des  anciennes  croyances  morales 
qui  paraîtra  sans  doute  à  nos  successeurs  une  révolution  plus  con- 
sidérable que  toutes  les  révolutions  religieuses  accomplies  jusqu'à 
ce  jour.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  Kant  lui-même  donnait  à  cer- 
taines a  antinomies  »  de  la  conscience,  où  les  idées  luttent  entre 
elles  eomme  les  personnages  d'un  drame  intérieur,  le  nom  de  tra- 
giques; les  combats  mêmes  de  la  foi  ne  sont  rien  auprès  des  com- 
bats de  la  conscience,  et  les  doutes  qui  ont  pour  objet  le  Dieu  d'en 
haut  ne  sont  que  le  £siible  prélude  des  domtes  qui  ont  pour  objet 
le  Dieu  intérieur,  je  veux  dire  notre  moralité. 

(1)  Citons  à  ce  sujet  le  trayail  très  suggestif  de  H.  Radau  sur  VOrigine  de  Vhomme 
d'après  Darwin,  dans  la  Revue  du  1*' (octobre  1871,  et  les  éloquentes  études  de  M.Caro, 
qui,  après  avoir  paru  ici  môme,  ont  été  réunies  dam  les  Problèmes  de  morale  sociale, 
M.  Caro  est  Un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué,  tant  par  leurs  leurs  livres  que  j^ar 
leurs  cours,  à  tourner  les  esprits  vers  ces  questions.  Voir  aussi,  dans  V Hérédité  de 
M.  Ribot,  le  remarquable  chapitre  consacré  aux  conséquences  morales  de  Thérédité. 

(2)  Récemment  elle  a  été  exposée  avec  talent  dans  un  livre  de  M.  Swientochowski  sur 
POrigine  des  lois  morales. 

IQMB  XL.  —  1880.  8 

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ilA  BSYUB  DES  DEUX  MONDES* 


I. 


La  doctrine  de  révolution,  —  celle  de  Diderot,  de  Lamarck,  de 
Spencer  et  de  Darwin,  —  fait  chaque  jour  de  nouveaux  progrès  chez 
les  esprits  scientifiques  ;  on  comprend  de  plus  en  plus  qu'en  dehors 
de  cette  doctrine  il  n'y  a  guère  pour  le  développement  des  êtres 
d'autre  explication  possible  que  le  miracle,  c'est- à- dire  l'abdication 
de  la  science.  Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  identifier  absolument  la  théo- 
rie de  l'évolution  et  de  la  descendance  avec  celle  de  la  sélection 
naturelle,  qui  n'exprime  qu'un  des  procédés  possibles  de  l'évolu- 
tion universelle,  procédé  essentiellement  mécanique  dont  la  fécon- 
dité s'étend  si  loin  en  histoire  naturelle.  Rien  peut-être,  remarque 
M.  de  Hartmann,  n'a  tant  contribué  au  rapide  essor  du  darwi- 
nisme que  «  l'ardeur  avec  laquelle  il  a  été  combattu  par  la  théologie 
de  toutes  les  confessions,  alliée  à  la  philosophie  officielle.  »  Aujour- 
d'hui, le  caractère  rationnel  de  l'évolution  et  du  darvrinisme  com- 
mence à  frapper  malgré  eux  les  partisans  de  la  métaphysique  tra- 
ditionnelle et  de  la  théologie;  on  les  voit  déjà  déployer  toutes  les 
ressources  de  leur  esprit,  comme  ils  le  firent  jadis  à  propos  des 
découvertes  de  l'astronomie  ou  de  la  géologie,  pour  mettre  les 
doctrines  nouvelles  en  harmonie  avec  la  croyance  aux  causes  finales 
ou  avec  les  dogmes  bibliques  (1).  Il  est  permis  de  croire,  avec 

(1)  Quelques-uns,  s'inspirant  de  KOlliker,  pour  mettre  d'accord  Taction  divine  avec 

la  loi  d^évolution  continue,  supposent  une  intervention  de  Dieu  qui,  en  produisant  une 

légère  modification  dans  le  germe  ou  Tembryon  au  sein  d*un  animal,  par  exemple 

d'une  guenon,  y  donnerait  ainsi  naissance  à  l'espèce  humaine.  M.  Charles  Secrétan, 

tenté  lui  aussi  par  le  darwinisme,  s'efforce,  sinon  de  supprimer  le  miracle  dans  la 

création  de  l'homme,  du  moins  de  le  généraliser  et  de  l'étendre  à  la  création  entière. 

Il  attribue  une  «  nourrice  »  simienne  à  l'espèce  hamaine.  «  Pour  conserver,  dit-il,  a« 

miracle  sa  grandeur  même,  il  ne  faut  pas  le  résoudre  en  contradiction  matérielleu 

Quoi  !  le  premier  homme  fut-il  créé  en  possession  d'un  âge  qu'il  n'avait  pas,  ou  bien 

n'est-il  pas  sorti  d'un  germe?  Et  s'il  est  sorti  d'un  germe,  dans  quelles  conditions  ce 

germe  a-t-il  dû  se  nourrir,  grandir  et  se  transformer?  Est-ce  dans  les  conditions  les  plus 

c  ompatibles  ou  dans  les  condition!  les  moins  compatibles  à  sa  nature?  La  loi  du  plus 

court  chemin  ne  permet  pas  l'alternative.  C'est  dans  les  conditions  les  plus  favorables, 

et  ces  conditions  ne  sont-elles  pas  réunies  dans  le  sein  et  dalis  les  mamelles  d'un  être 

le  moins  différent  possible  de  l'humanité?  11  m'importe  peu  que  cette  nourrice  eût  une 

fo  rme  assez  voisine  de  celle  du  singe.  »  {Discours  laXques,  p.  71,  72.)  —  M.  Garrao, 

lui,  dans  ses  i  ntéress  antes  Études  sur  révolution  (Paris,  1870),  s'efforce  de  conserver 

expressément  le  miracle  e  n soigné  par  la  foi,  tout  en  le  rendant  moins  visible  :  c'est  &  ses 

yeux  l'avantage  qu'offre  l'hypothèse  de  Kôlliker.  «  Ne  pourrait-on  pas,  dit  M.  Carran, 

réduire  à  un  minimum  en  quelque  sorte  infinitésimal  la  quantité  d'action  directe  par 

laquelle  Dieu  est  intervenu  pour  former  l'espèce  humaine  au  sein  de  l'animalité?  Qu'on 

suppose  par  exemple,  avec  K&Uiker,  une  imperceptible  modification  du  germe,  soit  on 


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LA  MORALE   CONTEMPORAINE.  115 

M.  Spencer,  que  le  transformisme  sera  bientôt  au  nombre  des 
hypothèses  universellement  admises  par  les  savants  et  par  les  phi- 
losophes. 

Après  avoir  fait  la  genèse  des  mondes,  celle  des  espèces  animales, 
celle  de  l'homme,  la  doctrine  de  l'évolution  s'efforce  d'y  ajouter  la 
genèse  de  la  conscience  morale  au  moyen  d'élémens  physiques  et 
sans  aucun  mélange  d'élémens  métaphysiques.  Si  cette  explication 
n'épuise  pas  absolument  tout  le  contenu  de  la  conscience,  du  moins 
elle  s'étend  fort  loin;  il  sufiira  de  l'exposer  pour  le  reconnaître. 
Commençons  donc  par  résumer  cette  doctrine,  librement  d'ailleurs 
et  à  notre  manière,  en  la  prenant  dans  son  sens  le  plus  plausible. 

Selon  MM.  Spencer  et  Darwin,  la  cosmogonie  des  Moïse  et  des 
Hésiode,  avec  ses  créations  successives  ou  ses  générations  de  dieux, 
n'était  pas  plus  fabuleuse  que  ne  l'est  encore  cette  sorte  de  cosmo- 
gonie morale  des  philosophes  spiritualistes,qui  attribue  à  la  Divinité 
ou  à  un  principe  suprarnaturel  les  lois  du  monde  moral  et  les  senti- 
mens  de  la  conscience,  —  commandemens  du  devoir,  satisfaction 
intime  ou  remords.  Diuis  les  inouvemens  de  la  nature  extérieure,  tout 
dérive  sans  aucun  miracle  d'un  principe  fondamental,  persistance 
de  la  force  sous  la  variabilité  de  ses  effets  ;  de  même,  tous  les 
mooivemens  du  monde  intérieur  s'expliquent,  selon  le  darwinisme, 
par  ce  principe  unique  que  les  prédécesseurs  de  l'école  anglaise, 
la  Rochefoucauld,  flelvétius,  d'Holbach,  nommaient  Tamour-propre, 
l'intérêt  personnel,  da  a  gravitation  sur  soi  (1).  »  L'homme  tend 
au  bonheur  comme  la  pierre  tombe  vers  le  centre  de  la  terre.  L'in- 
destructibilité  de  la  force  et  celle  de  l'amour  de  soi  sont  deux 
conséquences  parallèles  d'une  seule  et  même  tendance  qui  régit 


changement  dans  la  composition  des  molécules  qai  le  constitaent,  soit  ane  légère  varia- 
tion dans  la  direction  ou  la  yitesse  des  moayemens  qui  animent  les  atomes  de  ces  mo- 
lécnles,cela  ne  sufiSrait-il  pas  potir  commencer  entre  Thomme  futur  et  son  ancêtre  ani- 
mal nne  divergence  qui,  insaisissable  à  Torigine,  irait  se  manifestant  de  plus  en  plus, 
à  mesure  que  se  développerait  Torganisme  issu  de  ce  germe  et  que  se  déploieraient 
les  facultés  mentales  dont  il  est  la  condition  physiologique?  Et  ainsi,  la  plus  délicate 
pression  du  doigt  divin  sur  ce  merveilleux  mécanisme  d'où  naît  Tètre  vivant  serait 
capable  de  façonner  les  espèces  anciennes  en  espèces  nouvelles  et  plus  parfaites,  sans 
rompre,  aux  yeux  de  notre  science,  Tapparente  continuité  de  la  nature.»  (P.  280.)  Pour 
notre  part,  nous  avouons  ne  pas  comprendre  ce  que  gagneraient  la  philosophie  et  la 
morale  à  ce  miracle  d'un  nouveau  genre,  à  cette  sorte  de  clinamen  théologique.  Les 
auteurs  de  cette  hypothèse  nous  concéderont  que  la  pression  du  doigt  divin,  qui  chan- 
gerait secrètement  en  homme  le  germe  condamné  sans  cela  à  la  tache  originelle  de  la 
forme  simienne,  constituerait  (au  pied  de  la  lettre  et  sans  aucune  métaphore)  une  im- 
maculée conception  de  l'homme  dans  le  sein  d'une  guenon;  or,  un  miracle  infinitésimal 
est  aussi  inadmissible  pour  la  science  qu'un  miracle  infiniment  grand.  —  Cf.  KoUi. 
ker,  dans  la  Zeitschrift  fUr  wUsenschaflliche  Zoologie f  tome  XIV,  1864. 

(1)  Voir  M.  M.  Guyan,  la  Morale  d'Êpicwe  et  se9  rapports  avec  les  doctrines  con» 
temporaineSi  page  271. 


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116  RBVUB  DES  DEUX  MONDES» 

l'univers  et  que  Spinoza  appelait  la  tendance  de  l'être  à  persé- 
vérer dans  son  être.  Attachement  à  soi,  telle  est  la  loi  essentielle 
de  la  nature.  Le  darwinisme  refuse  d'admettre  une  volonté  supé- 
rieure au  pur  instinct  de  conservation,  une  puissance  quelconque 
de  liberté  capable  de  dépasser  réellement  les  limites  du  moi  en 
voulant  autre  chose.  Dans  sa  physique  des  mœurs,  il  s'en  tient  donc 
à  la  loi  de  gravitation  sur  soi  et  la  retrouve  jusque  dans  les  phéno- 
mènes qui  semblaient  le  plus  s'y  opposer  :  désintéressement,  biear- 
veiliance,  dévoûment,  moralité.  De  là  tant  d'analyses  tour  à  tour 
ingénieuses  et  profondes,  tant  de  précieuses  applications  des 
sciences  naturelles  aux  sciences  morales,  tant  de  découvertes  qui, 
si  elles  ne  nous  révèlent  pas  la  vérité  entière,  nous  en  montrent  du 
moins  une  grande  partie  et  ébranlent  à  coup  sûr  bien  des  préjugés 
admis  par  l'ancienne  philosophie. 

La  tendance  essentielle  de  l'être  se  manifeste  sous  deux  aspects 
en  apparence  contraires  :  l'égoïsme  et  la  sympathie.  L'instinct  indi- 
viduel de  conservation,  en  s'étendant  d'un  individu  aux  autres  indi- 
vidus avec  lesquels  il  est  en  rapport,  suffit  à  former  l'instinct  social 
de  la  sympathie.  Nous  savons  que  la  société  est  un  vaste  organisme; 
qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  ce  qu'un  membre  ressente  par  contie-coup 
et  par  action  réflexe  les  plaisirs  pu  les  peines  d'un  autre  membrp? 
C'est  ce  que  l'école  anglaise  a  parfaitement  montré.  Nos  viscères 
intérieurs,  pourrait-on  ajouter  pour  éclaircir  et  développer  sa 
pensée,  nous  sont  personnels  et  leur  unique  loi  Bst  l'égoïsme,  mais 
notre  tète,  que  nous  croyons  à  nous  seuls,  a  en  réalité  une  foule  de 
points  de  contact  avec  tous  les  cerveaux  de  nos  semblables;  la  vie 
intellectuelle,  la  vie  affective,  la  vie  active  de  relation,  sont  à  la 
fois  personnelles  et  impersonnelles.  Les  mêmes  courans  d'idées  et 
de  sentimens  généraux  traversent  les  diverses  têtes  comme  le  cou- 
rant magnétique  dont  parle  Platon,  qui  aimante  successivement  une 
série  d'anneaux  détachés  et  en  forme  une  chaîne.  Les  êtres  qui  nais- 
sent soudés  l'un  à  l'autre,  comme  les  frères  siamois,  ont  des  par- 
ties dont  la  conscience  est  commune  et  d'autres  dont  la  conscience 
reste  propre  à  chacun  ;  nous,  membres  du  même  corps  social,  nous 
sommes  tous  frères  siamois  par  la  tête  et  par  le  cœur.  M""'  de 
SéMÎfné  disait  à  sa  fille  :  «  J'ai  mal  à  votre  poitrine  ;  »  quand  nous 
sommes  choqués  en  commun  d'une  même  absurdité  intellectuelle 
ou  d'une  même  laideur  morale,  nous  pouvons  nous  dire  l'un  à 
l'autre  :  J'ai  mal  à  votre  cerveau.  Cette  sympathie  fatale  entre  les 
hommes,  qui  s'explique  physiologiquement  par  les  lois  du  mou- 
vement réflexe,  s'explique  psychologiquement  par  les  lois  de  l'as- 
sociation des  idées,  c'est-à-dire  par  un  mécanisme  d'images.  La 
représentation  du  mal  et  la  douleur  ayant  été  associées  dans  notre 
esprit  d'une  manière  indissoluble,  l'assodation  a  encore  lieu  môme 


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Là  morale  CONTEBfPORAIME.  117 

quand  nous  ne  sommes  plus  celui  qui  souffre  :  nous  ne  pouvons 
assister  aux  convulsions  d'un  malade  sans  en  être  réellement  ma- 
lades, surtout  si  antérieurement  nous  avons  été  malades  nous- 
mêmes  ;  car,  selon  M.  Spencer,  les  gens  qui  ont  toujours  été  bien 
portans  ont  peu  de  compassion  pour  les  maladies  des  autres.  La 
pitié  est  le  souvenir  ou  tout  au  moins  l'image  anticipée  d'une  souf- 
france, image  qui,  produite  en  nous  par  la  vue  des  souffrances  d' au- 
trui, cause  en  nous-mêmes  une  souffrance  analogue.  En  général,  les 
sentimens  sympathiques  ne  sont  que  des  sentimens  égoïstes  réveillés 
par  une  contagion  intellectuelle  ou  nerveuse  et,  pour  ainsi  dire, 
électrisés  par  induction.  Aimer,  disait  Leibniz,  c'est  être  heureux 
de  la  félicité  d'autrui  ;  mais  la  félicité  d' autrui  n'est  qu'un  inter- 
médiaire par  lequel  nous  poursuivons  encore,  avec  ou  sans  con- 
science, notre  propre  félicité.  — Et  le  sacrifice  du  bonheur,  le  sacri- 
fice de  la  vie  pour  les  autres?  demandera-t-on.  Au  point  de  vue  du 
darwinisme,  répondrons-nous,  le  sacrifice  est  comme  une  boussole 
dont  quelque  puissante  influence  a  renversé  l'orientation  :  elle  ne 
cesse  pas  de  suivre  le  courant  universel,  seulement  les  deux  pôles, 
moi  et  toi,  sont  intervertis. 

En  combinant  la  direction  égoïste  et  la  direction  sympathique 
que  peut  prendre  le  désir  général  du  bonheur,  l'école  de  l'évo- 
lution explique,  au  moins  en  grande  partie,  le  développement  de 
cette  faculté  en  apparence  originale  que  nous  nommons  la  con- 
science. Tous  le^  caractères  de  la  moralité  qui  semblent  a  priori^  — 
simplicité,  innéité,  nécessité,  obligation  absolue,  universalité,  immu- 
tabilité, —  l'école  anglaise  essaie  d'en  rendre  compte  par  des  rai- 
sons tout  expérimentales. 

Le  premier  caractère  que  la  philosophie  classique  attribue  aux 
idées  morales  et  aux  sentimens  moraux,  c'est  d'être  sui  generis 
simples,  irréductibles.  Par  malheur,  les  psychologues  modernes 
ressemblent  aux  chimistes,  qui  cherchent  à  tout  décomposer  et  qui 
ne  considèrent  leurs  prétendus  corps  simples  que  comme  des  com- 
binaisons réfractaires  à  nos  moyens  actuels,  mais  destinées  à  se  voh: 
un  jour  divisées  en  leurs  parties  intégrantes  ;  ainsi  l'ont  été  les 
quatre  «  élémens  ji  de  la  science  antique  :  air,  eau,  feu  et  terre. 
C'est  une  entreprise  digne  d'éloges  et  conforme  à  l'esprit  scienti- 
fique moderne  que  d'essayer  de  tout  réduire  par  l'analyse  à  des 
formes  plus  simples  :  on  voit  ainsi  ce  qui  cède  et  ce  qui  résiste. 
Les  philosophes  de  l'Angleterre  donnent  ici  le  bon  exempife  ;  ceux 
de  l'Ecosse  et  ceux  de  la  France,  au  contraire,  ont  multiplié  à 
l'excès  les  principes,  les  axiomes,  les  idées  simples  et  les  vérités 
premières;  ils  ont  voulu  fonder,  avec  Reid  et  Victor  Cousin,  Ja 
vérité  des  crli^ances  sur  leur  prétendue  simplicité  originale  ou 
s«r  leur  prétendue  spontanéité,  miroir  fidèle  de  la  nature  humaine 

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118  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

non  encore  viciée  par  Terreur.  La  psychologie  anglaise  n'admet 
pas  plus  en  morale  qu'ailleurs  l'autorité  qu'on  attribue  à  cette 
sorte  d'état  de  nature  ou  d'innocence  dans  lequel  se  trouveraient 
nos  facultés  primitives.  Hartley  a  fait  voir  que  ce  qui  est  simple  et 
primitif  pour  la  conscience  n'en  est  pas  moins  composé  d'une  foule 
de  sensations  élémentaires,  qui  non-seulement  s'associent  de  ma- 
nière à  se  suivre  toujours,  mais  encore  se  fondent  en  une  combi- 
naison chimique.  L'état  de  conscience  qui  vous  semble  le  plus 
simple,  le  plus  pauvre,  le  plus  spontané,  suppose  déjà  une  syn- 
thèse de  termes  hétérogènes  et  est  par  rapport  à  eux  ce  qu'est, 
en  chimie,  une  combinaison  à  l'égard  de  ses  éiémens.  Nous  savons 
aujourd'hui  que  les  sensations  des  couleurs  élémentaires  se  fon- 
dent eil  une  sensation  qui  parait  absolument  originale  et  irréduc- 
tible, celle  de  la  blancheur;  comment  donc  imiterions-nous  encore 
Platon,  qui  plaçait  la  «blancheur  en  soi,  o  la  blancheur /?zir^,  parmi 
les  essences  simples  et  éternelles?  Le  son  le  plus  indécomposable 
en  apparence  a  sa  hauteur,  qui  répond  au  nombre  déterminé  des 
vibrations  composantes;  il  a  son  intensité,  qui  répond  à  leur 
amplitude;  il  a  son  timbre  indéfinissable,  qui  résulte  de  la  fusion 
des  sons  complémentaires  formant  avec  le  son  fondamental  des 
accords  définis  (1).  Cette  «  chimie  mentale  »  pénètre  jusque  dans 
les  sentimens  moraux  qui  pai*aissaient  les  plus  irréductibles  :  elle 
peut  donner  même  à  des  sentimens  intéressés  la  forme  du  désinté- 
ressement. Quand  nous  croyons  aimer  la  vertu  pour  la  vertu  seule, 
n'y  a-t-il  pas  là  quelque  illusion?  L'école  anglaise  a  depuis  long- 
temps comparé  l'amour  prétendu  spontané  et  originel  du  bien  pour 
le  bien  à  cette  passion  acquise  et  complexe  :  l'avarice.  M.  Spencer 
répète  après  beaucoup  d'autres  la  même  comparaison.  Nous  prenons 
l'habitude  d'associer  dans  notre  esprit  l'idée  de  la  fin  et  l'idée  du 
moyen,  par  exemple  l'idée  des  plaisirs  et  l'idée  de  l'or  qui  peut 
servir  à  les  procurer;  que  ces  deux  idées  se  rapprochent  de  plus 
en  plus,  que  la  première  se  fonde  même  avec  la  seconde  et  que  la 
fin  s'absorbe  ainsi  dans  le  moyen,  ce  qui  était  d'abord  désiré  pour 
autre  chose  finira  pour  être  désiré  pour  lui-même  ;  on  aimera  l'argent 
pour  l'argent.  De  plus,  cette  habitude  peut  se  transmettre  par  l'hé- 
rédité :  nos  ancêtres,  à  force  d'avoir  recherché  l'argent  pour  le  plai- 
sir, puis  pour  lui-même,  peuvent  nous  laisser  en  héritage  une  ava- 
rice innée.  La  vue  seule  de  l'or  l'éveillera  comme  un  instinct  tout 
prêt  à  éclater.  Il  y  en  a  bien  des  exemples.  Stuart  Mill  et  M.  Spencer 
transportent  au  désintéressement  de  la  vertu  une  explication  ana- 
logue. D'abord  recherchée  comme  un  moyen  en  vue  du  bonheur, 
la  vertu  a  fini  par  être  précieuse  pour  elle-même,  abstraction  faite 

(i)  Voir  Bur  Hartley  la  Psychologie  anglaUe  contemporaine  de  M.  Th.lIUl)ot. 

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Là  morale  contemporaine.  119 

de  son  utilité*  Notre  penchant  en  apparence  «  primitif  »  à  aimer 
la  vertu  pour  elle-même,  notre  sentiment  désintéressé  du  devoir, 
est  une  sorte  d'avarice  morale  héréditaire.  Si  l'instinct  peu  ration- 
nel de  la  possession  de  For  a  lui-môme  son  utilité,  l'instinct  moral, 
éminemment  rationnel,  a  une  utilité  bien  plus  grande  :  la  société 
entière  en  proflte.  C'est  le  cas  de  répéter  avec  la  Rochefoucauld 
que  les  vices  mêmes  peuvent  entrer  dans  la  composition  des  vertus 
comme  les  poisons  dans  celle  des  remèdes. 

Outre  leur  simplicité  apparente,  les  idées  morales  ont  un  second 
caractère,  Vinnéité^  qui  a  la  même  source  que  le  précédent.  Là 
encore  l'explication  fournie  par  l'hérédité  et  l'évolution,  si  elle 
n'est  pas  entière,  s'étend  assurément  fort  loin.  Des  expériences 
accumulées  et  transmises  à  travers  la  race  peuvent  très-bien  pro- 
duire des  idées  et  des  sentimens  qui  semblent  innés  à  l'individu. 
Dne  accumulation  d'expériences  chez  l'individu  même  peut  engen- 
drer des  sentimens  particuliers  et  en  apparence  inexplicables. 
Pourquoi  par  exemple  sommes-nous  heureux  de  revoir  le  lieu  où 
s'est  passée  notre  jeunesse?  Bien  souvent  ce  lieu  n'a  aucune  beauté 
qui  puisse  directement  nous  causer  du  plaisir,  mais  le  plaisir  vient 
de  ce  que  nous  sentons  revivre  en  nous  une  multitude  de  jouis- 
sances autrefois  associées  aux  objets  qui  nous  entourent.  Notre 
émotion,  considérée  dans  sa  généralité,  n'est  pas  due  alors  à  tel  ou 
tel  souvenir  particulier,  mais  à  des  souvenirs  trop  nombreux  pour 
qu'on  les  distingue  individuellement  :  c'est  comme  un  murmure 
ou  un  chant  vague  dans  lequel  sanblent  se  confondre  toutes  les 
voix  de  la  jeunesse.  Un  effet  analogue  se  produit  à  travers  les  siè- 
cles, poun*ait-on  dire,  par  l'accumulation  des  sentimens  qui  se  sont 
répétés  de  génération  en  génération.  Ce  sont  des  impressions  amas- 
sées qui  prennent  dans  l'individu  l'aspect  de  sentimens  innés.  Notre 
conscience,  par  exemple,  qui  nous  fait  éprouver  une  si  douce  joie 
dans  les  actes  sympathiques,  est  l'effet  d'une  suite  séculaire  de 
joies  dues  au  commerce  des  hommes  entre  eux.  Lorsque  nous 
accomplissons  des  actes  honnêtes,  nous  nous  sentons  comme  dans 
notre  patrie  et  notre  lieu  natal  :  c'est  une  sorte  de  réminiscence  où 
résonnent  en  sons  vagues  non-seulement  nos  plaisirs  propres,  maïs 
les  joies  de  la  race  entière.  Le  temps,  ce  grand  et  patient  ouvrier 
de  toutes  choses,  a  fait  ainsi  peu  à  peu  d'un  intérêt  collectif  notre 
intérêt  particulier;  nous  sentons  l'injure  faite  à  autrui  comme  une 
injure  personnelle,  et  c'est  ce  retentissement  d'un  intérêt  de  race 
dans  un  individu  que  nous  prenons  pour  un  penchant  inné  au  désin- 
téressement. 

Comme  la  simplicité  et  l'innéité,  Vuniversalité  des  notions  mo- 
rales s'explique,  au  moins  pour  la  plus  grande  partie,  par  l'évolu- 
tion. L'état  social  est  nécessaire  à  l'homme,  certaines  conditions 

uiyiiizeu  uy  "v^j  v^' v^ pt  Iv^ 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

élémentaires  sont  nécessaires  à  l'état  social,  par  exemple  un  mini- 
mum de  justice,  de  sympathie,  de  fidélité  aux  engagemens,  d'obéis- 
sance à  la  loi;  donc  ces  a  conditions  d'existence,  »  comme  dit 
Darwin,  seront  universellement  observées.  Les  peuplades  primi- 
tives qui  les  ont  enfreintes  n'ont  pas  tardé  à  disparaître,  laissant 
la  place  à  des  êtres  plus  moraux,  ce  qui  veut  dire  plus  intelligens 
et  sachant  mieux  s'adapter  au  milieu,  a  Sans  doute,  si  la  triste 
histoire  de  notre  race  avait  été  conservée  dans  tous  ses  détails, 
nous  aurions  maint  exemple  de  tribus  qui  ont  péri  pour  avoir  été 
incapables  de  concevoir  un  système  social  ou  les  restrictions  qu'il 
impose  (i).  »  Ce  n'est  là  qu'une  application  particulière  de  la  lutte 
pour  la  vie  et  de  la  sélection  naturelle. 

L'universalité,  à  son  tour,  entraîne  une  certaine  immutabilité 
relative.   Puisqu'il  y   a  des  conditions  d'existence  toujours  les 
mêmes  pour  toute  société,  comme  il  y  a  certaines  règles   de 
construction  partout  identiques  pour  les  maisons,  il  ne  pouvait 
manquer  d'en  résulter  certaines  lois  immuables  de  morale.  En 
revanche,  il  y  a  d'autres  lois  (et  ce  sont  les  plus  nombreuses)  qui 
varient  avec  les  temps  et  les  lieux;   de  là,  selon  M.  Spencer, 
les  variations  de  la  morale.  Dans  son  ensemble,  la  conscience  n'est 
ni  plus  ni  moins  fixe  que  les  espèces  animales,  dont  Darwin  a 
fait  voir  la  mutabilité.  Des  a  impressions  de  plaisir»  et  des  «  expé- 
riences d'utilité,  »   accumulées  par    l'habitude,   transmises  par 
l'hérédité  de  génération  en  génération,  lentement  modifiées  par  les 
modifications  correspondantes  du  milieu,  tel  est  le  fond  de  la  con- 
science. Les  astronomes  d'autrefois  croyaient  qu'au-dessus  de  notre 
monde  corruptible  et  toujours  mouvant  s'étendait  le  monde  des 
étoiles  fixes,  dont  la  sereine  éternité  ne  connaît  ni  la  génération  ni 
la  mort;  de  même  les  philosophes  élevaient  au-dessus  de  nos  pen- 
sées ou  de  nos  sentimens  mobiles  le  firmament  intérieur  des  idées 
immuables:  vérité,  beauté,  bonté,  justice.  Selon  la  morale  nouvelle 
comme  selon  la  moderne  astronomie,  au  lieu  de  formes  fixes,  d'es- 
pèces immuables,  d'idées  immuables,  il  faut  reconnaître  partout  un 
développement  gradué  et  un  progrès  ;  ce  qui  paraît  immobile  n'est  que 
du  mouvement  fixé,  et  on  pourrait  appliquer  à  la  nature,  quand  elle 
semble  arrêtée  et  constante,  ce  que  la  Rochefoucauld  disait  de  la 
constance  en  amour  :  «  C'est  une  inconstance  qui  s'attache  succes- 
sivement à  toutes  les  qualités,  à  toutes  les  formes,  une  inconstance 
renfermée  dans  ua  même  objet.  » 

Le  darwinisme  explique  également  par  l'évolution  et  la  sélection 
des  espèces  le  caractère  de  nécessité  attribué  aux  idées  morales,  et 
dont  on  a  fait  une  sorte  de  mystère  métaphysique.  Si  l'instinct  moral 

(1)  Bain,  Emotions  and  Willf  p.  269. 

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LA  MORALE   CONTEMPORAINE.  121 

n'est  au  fond  que  Tinstînct  social,  il  doit  lutter  aujourd'hui  contre 
l'instinct  égoïste,  qui  lui  a  cependant  donné  naissance.  L'instinct 
moral  est  pour  ainsi  dire  la  force  collective  emmagasinée  dans 
l'individu;  quand  donc  nous  voulons  opposer  la  force  de  notre 
intérêt  individuel  ou  de  notre  passion  passagère  à  cette  sorte  de 
puissance  sociale  qui  réside  en  nous,  nous  éprouvons  un  sentiment 
de  contrainte,  une  résistance  analogue  à  celle  de  l'individu  qui  lutte 
au  dehors  contre  la  société*  De  plus,  tout  en  subissant  l'action  de 
cette  puissance,  nous  en  comprenons  la  raison,  parce  que  nous 
sommes  intelligens  et  que  les  conditions  élémentaires  ^e  la  société 
se  justifient  aisément  à  nos  yeux.  Il  en  résulte  une  nécessité  à  la 
fois  sentie  et  comprise,  nécessité  toute  naturelle  et  sociale,  nulle- 
ment mystique.  C'est  ainsi  que  la  nature  et  la  société,  en  entassant 
les  siècles  sur  les  siècles,  façonnent  peu  à  peu  chaque  homme  à 
leur  image  et  reproduisent  la  constitution  collective  dans  la  consti- 
tution individuelle,  si  bien  que  la  première  devient  une  nécessité 
pour  la  seconde.  On  pourrait  encore  comparer  cette  action  de  plus 
en  plus  intime  à  la  combinaison  qui  succède,  par  l'affinité  chimique, 
au  simple  mélange  des  élémens  mis  en  présence.  Chacun  de  ces 
élémens  conserve  d'abord  sa  constitution  propre;  puis,  quand  la 
pénétration  est  devenue  réciproque,  la  constitution  du  tout  se  re- 
trouve dans  la  constitution  de  chaque  partie  :  la  moindre  molécule 
d'eau  possède  en  petit  toutes  les  propriétés  de  l'eau,  comme  un 
type  naturel  dont  la  nécessité  lui  est  imposée.  L'idéal  de  la  morale 
évolutionniste  est  de  produire  cette  pénétration  et  cette  fusion  des 
intérêts  qui  fera  de  chaque  individu  une  petite  société  semblable  à 
la  grande,  et  de  la  société  un  grand  individu  semblable  aux  petits. 
Les  mêmes  conditions  nécessaires  d'existence,  régissant  le  tout  et 
les  parties,  finiront  par  les  mettre  d'accord.  Dès  aujourd'hui  le 
désintéressement,  qui  s'impose  à  l'individu  comme  une  loi  morale, 
est  au  fond  le  sentiment  que  l'individu  a  de  son  intérêt  comme 
membre  de  la  société.  L'homme  ne  sort  pas  pour  cela  de  lui-même  ; 
c'est  au  contraire  la  société  qui  entre  peu  à  peu  en  lui  et  dont  l'in- 
térêt devient  le  sien,  de  telle  sorte  que  la  satisfaction  de  la  sympa- 
thie universelle  trouve  sa  place  parmi  les  nécessités  du  bonheur 
individuel.  La  loi  de  la  société,  en  pénétrant  ainsi  peu  à  peu  dans 
l'individu,  ne  change  pas  au  fond  la  loi  de  la  nature,  qui  est  l'atta* 
chement  à  soi. 

Mais,  objectera-t-on,  d'où  vient  le  caractère  non-seulement  de 
nécessité  physique  ou  logique,  mais  d'autorité  morale  et  d'obligation 
qui  semble  appartenir  à  la  conscience?  «  L'impératif  »  moral  n'est 
pas  la  même  chose  que  le  nécessaire  ;  l'avarice,  qui  apparaît  comme 
une  passion  irrésistible,  n'apparaît  pas  pour  cela  comme  un  devoir; 
la  vertu  au  contraire,  se  dégageant  de  la  passion,  s'érige  en  loi.  — 

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122  ftfiVDfi  DES  DEUX  MONDES. 

On  connaît  la  réponse  de  M.  Bain,  adoptée  par  M.  Spencer,  — 
réponse  ingénieuse  qui,  si  elle  n'est  pas  de  tout  point  suffisante,  a 
cependant  sa  part  de  vérité.  Selon  M.  Bain,  l'autorité  impérative  qui 
appartient  à  la  conscience  n'est  pas  seulement,  comme  le  croyait 
Stuart  Mill,  une  crainte  de  l'autorité  extérieure  (explication  par 
trop  grossière);  elle  est  encore  une  imitation  de  cette  autorité.  Nous 
ne  nous  conformons  pas  seulement  au  milieu  social  ;  grâce  à  l'évo- 
lution, nous  le  reproduisons  en  nous.  Nous  ne  nous  contentons 
donc  pas  de  réponcke  au  commandement  du  dehors  par  une  sorte 
d'obéissance  passive  et  craintive  ;  nous  finissons  par  nous  comman- 
der à  nous-mêmes.  Ce  qui  n'était  qu'une  métaphore  pour  les  anciens, 
le  tribunal  de  la  conscience,  devient  pour  nous  l'expression  de  la 
vérité  :  les  jugemens  de  la  conscience  sont  en  effet  l'imitation  en 
nous  des  tribunaux  extérieurs.  L'individu  n'est  pas  seulement, 
comme  nous  l'avons  vu,  un  petit  monde,  ni  même  une  petite 
société,  il  est  encore  plus  précisément  un  petit  état  où  se  retroa* 
vent  le  pouvoir  législatif,  le  pouvoir  exécutif,  le  pouvoir  judiciaire. 
La  nécessité  extérieure  et  sociale  prend  ainsi  la  forme  d'obligation 
morale  ou  de  commandement  intérieur.  Encore  est-ce  une  forme 
toute  transitoire,  destinée  à  disparaître  un  jour.  Selon  M.  Spencer 
comme  selon  M.  Darwin,  le  caractère  impératif,  imperaiivenessy  et  le 
sentiment  de  coercition,  coerciveness^  qui  s'attachent  au  devoir, 
viennent  de  ce  qu'il  y  a  lutte  en  nous  entre  un  penchant  supérieur 
et  un  penchant  inférieur;  or  cette  lutte  suppose  que  le  penchant 
supérieur  n'est  pas  encore  assez  puissant,  assez  inhérent  à  notre 
nature  même  pour  remplir  sa  fonction  spontanément  et  sans  ob- 
stacle. ((  Ce  fait  prouve  que  la  faculté  spéciale  dont  un  acte  a  besoin 
pour  être  accompli  n'est  pas  encore  égale  à  sa  fonction,  n'a  pas 
encore  acquis  assez  de  force  pour  que  l'activité  requise  soit  deve- 
nue l'activité  normale,  fournissant  son  contingent  de  plaisir.  Mais, 
avec  l'évolution,  le  sentiment  de  l'obligation  finira  par  n'être  plus 
ordinairement  présent  dans  la  conscience.  Il  ne  s'éveillera  que  dans 
les  occasions  extraordinaires...  Les  plaisirs  et  les  peines  engendrés 
par  les  sentimens  moraux  seront  devenus,  comme  les  plaisirs  et 
les  peines  corporels,  des  mobiles  d'excitation  ou  d'aversion  si  par- 
faitement ajustés  dans  leur  force  aux  besoins  mêmes,  que  la  con- 
duite morale  sera  devenue  la  conduite  naturelle  (1).  »  En  d'autres 
termes,  nous  aimerons  alors  aussi  naturellement  notre  famille, 
notre  patrie,  l'humanité,  que  nous  aimons  aujourd'hui  naturelte- 
ment  la  vie,  la  nourriture,  la  lumière  du  jour,  les  fleurs  de  la  terre. 
S'il  en  est  ainsi,  à  quoi  bon  invoquer  en  morale  ce  principe  obscur 
qu'on  nomme  le  devoir  absolu  ou  V impératif  catégorique?  Il  s'a- 

(i)  The  Data  ofEthics,  p.  131. 

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LA  hobâle  contemporaine,  123 

git  simplement  de  faire  comprendre  à  l'individu  la  marche  logique 
de  la  nature  et  de  la  société,  puis  de  façonner  ses  sentimens  de  telle 
sorte  que  son  bonheur  soit  inséparable  du  bonheur  d'autrui. 

On  le  voit,  la  doctrine  de  l'évolution,  telle  que  l'entendent 
MM.  Darwin  et  Spencer,  remplace  l'obligation  morale  du  spiritua- 
lisme par  une  sorte  d'obligation  physique  ou  de  nécessité  naturelle, 
qui  entraîne  l'individu  d'abord  à  son  bien  propre,  puis  au  bien  com- 
mun. Il  ne  s'agit  plus  de  discuter  avec  les  théologiens  et  les  moralistes 
sur  ce  qui  doit  être;  il  faut  chercher  avec  les  naturalistes  et  les 
«  sociologistes  n  ce  qui  ne  peut  pas  ne  pas  être  et  ce  qui  sera.  Étant 
donné  Végoîsme  primitif,  il  faut  découvrir  par  quelle  nécessité  phy- 
sique, non  plus  seulement  logique  ou  morale,  il  se  transformera  en 
amour  d'autrui.  Il  faut  montrer  (et  c'est  ce  qu'a  edsayé  M.  Spen- 
cer) par  quelle  évolution  inévitable  des  êtres  dont  chacun  cherche 
son  propre  bonheur  finiront  par  chercher  nécessairement  le  bonheur 
de  tous.  Pour  obtenir  ce  résultat,  c'est  moins  aux  préceptes  abstraits 
qu'il  faut  faire  appel  qu'à  l'entraînement  de  l'éducation,  à  la  puis- 
sance des  lois  publiques,  surtout  à  l'action  lente  de  l'hérédité  et  de 
la  sélection  naturelle  ;  car  ce  n'est  pas  une  moralité  métaphysique 
qu'il  s'agit  de  produire  chez  les  hommes,  c'est  «  une  moralité  orga- 
nique »  et  en  quelque  sorte  physique,  qui  sera  présente  aux  organes 
et  inhérente  à  la  constitution  même  du  cerveau  humain,  comme  la 
douceur  est  devenue  inhérente  aux  animaux  apprivoisés.  Le  mora- 
Kste  et  le  politique,  dans  ce  système,  ressembleront  à  Jacob,  qui, 
pour  amasser  le  trésor  nécessaire  à  son  union  avec  Rachel,  avait 
obtenu  de  Laban  d'abord  toutes  les  brebis  noires,  puis  toutes  les 
brebis  blanches  que  la  Providence  ferait  naître  dans  le  troupeau, 
et  qui  réussissait  à  ne  faire  naître  que  des  brebis  de  la  couleur 
voulue.  Pour  aider  la  Providence,  Jacob  usait  du  procédé  familier  à 
la  Bootechnie  moderne  et  déjà  connu  des  éleveurs  dans  l'antiquité  : 
quand  il  voulait  des  agneaux  sans  tache,  il  commençait  par  choisir 
pour  la  reproduction  les  brebis  qui  n'avaient  aucune  tache  sous  la 
îiufigue,  puis,  cachant  son  secret,  il  les  menait  boire  à  la  fontaine,  où 
il  tenait  placées  sous  leurs  yeux  des  baguettes  de  différens  arbres  et 
de  différentes  nuances .  Le  naïf  Laban  pouvait  attribuer  à  1  a  couleur  de 
ces  baguettes  une  influence  divine  sur  la  couleur  des  agneaux  ;  Jacob 
savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  miracle.  Moraliser  les  hommes,  c'est 
un  miracle  du  même  genre  :  leur  proposer  des  préceptes  abstraits 
et  des  règles  toutes  logiques,  c'est  leur  mettre  sous  leurs  yeux  des 
baguettes  sans  grande  vertu  ;  le  seul  moyen,  c'est  d'exclure  de  la 
société  les  brebis  noires,  de  favoriser  la  multiplication  des  bons, 
de  perfectionner  la  race  par  des  unions  bien  assorties,  selon  toutes 
les  règles  de  cette  science  des  sélections  que  Darwin  voudrait  voir 
appliquer  méthodiquement  à  l'humanité.  Ainsi  s'opérera,  avec  l'aide. 

uiyiiizeu  uy  v^j  v-/ v.^ pt  Iv^ 


12&  REYUE  DES   DEUX  MONDES. 

de  Dieu  et  surtout  de  la  science,  le  perfectionnement  moral  de 
notre  espèce. 

Ce  progrès  ira  si  loin  qu'il  n'aura  d'autre  terme  que  la  perfec* 
tion  même  de  la  race.  L'individu  et  la  société,  dit  M.  Spencer,  de- 
viendront parfaits  et  parfaitement  adaptés  l'un  à  l'autre;  l'homme 
sera  vraiment  un  jour  l'animal  social  et  politique  dont  parlait  Aris- 
tote,  et  par  cela  même  il  sera  devenu  naturellement  moral.  Telles 
sont  les  perspectives  presque  infinies  que  la  doctrine  de  l'évolution 
ouvre  à  nos  espérances.  Les  esprits  timides  peuvent  seuls,  selon 
l'école  anglaise,  s'alarmer  de  voir  l'idée  d'évolution  pénétrer 
dans  la  science  des  mœurs  comme  dans  les  autres  sciences.  Si  cette 
idée  est  féconde  en  conséquences  importantes,  si  elle  a  sa  beauté, 
sa  grandeur  et  sa  vérité,  pourquoi  la  craindre  (1)  ?  Toute  nouvelle 
idée  morale  ou  religieuse  qui  monte  à  l'horizon  apparaît  d'abord 
grossie,  étrange,  inquiétante;  elle  est  comme  l'astre  à  son  lever, 
qui,  lorsqu'il  est  près  de  la  terre,  semble  énorme  et  répand  une 
lueur  d'incendie,  mais  qui,  parvenu  à  son  zénith,  illumine  et  féconde 
tout  de  sa  clarté. 

H. 

La  vraie  méthode  scientifique  consiste  à  juger  une  doctrine  d'a- 
près ses  principes,  en  examinant  s'ils  sont  vrais  ou  faux,  et  non  à  la 
condamner  d'avance  par  de  prétendues  conséquences  immorales 
ou  antisociales.  Nous  ne  nous  arrêterons  donc  pas  à  certaines  objec- 
tions superficielles  contre  la  théorie  de  l'évolution,  qu'on  a  voulu 
tirer  de  ses  conséquences  pratiques.  On  a  cru  voir,  par  exemple, 
une  immoralité  dans  l'opinion  même  qui  fait  descendre  l'homme 
d'un  animal  voisin  de  l'espèce  simienne;  et  récemment  encore  Vir- 
chow  prétait  l'appui  de  son  nom  à  cette  objection  banale.  Mais  la 
science  des  mœurs  ne  dépend  pas  des  questions  d'origine,  elle 
s'appuie  sur  notre  nature  actuelle  et  sur  la  fin  idéale  que  nous  nous 
proposons  à  nous-mêmes  (2).  Si  nous  possédons  aujourd'hui  une 
dignité  morale,  peu  importe  après  tout  que  nous  soyons  descendus 
d'un  singe  perfectionné  ou  d'un  «Adam  dégénéré.  »  Dans  le  premier 
cas,  nous  avons  devant  nous  les  perspectives  d'un  progrès  qui,  ayant 
déjà  produit  des  transformations  si  importantes,  pourra  en  pro- 
duire de  plus  merveilleuses  encore;  dans  le  second  cas,  nous  soni- 

(1)  Voir  la  Morale  anglaise  contemporaine,  par  M.  M.  Guyau,  préface. 

(2)  «  La  vraie  question,  en  effet,  n'eat  pas  de  savoir  comment  a  été  produite  l'espèce 
humaine;  la  chose  qu*il  importe  de  connaître,  c'est  ce  qu'est  l'homme  et  surtout  ce 
qu'il  doit  être.  Nous,  moralistes,  nous  n'avons  pas  besoin  do  nous  enquérir  d'où  vien- 
nent les  hommes;  cherchons,  avant  tout,  où  ils  vont  :  occupons-nous  moins  de  leur 
passé  que  de  leur  avenir.  »  M*  Guyau,  la  Morale  anglaise  contemporaine^  p.  314. 

uiyiiizeu  uy  V^Jv-/\JVt  Iv^ 


LA  MORALE  CONTEMPORAINE.  125 

mes  victimes  d'une  chute  incompréhensible  et'd'une  fatalité  qui  n'est 
pas  seulement  celle  du   mal  physique,  mais  encore  (chose  plus 
grave)  celle  du  mal  moral.  Nous  n'insisterons  pas  non  plus  sur  les 
fausses  conséquences  sociales  tirées  du  darwinisme  soit  par  ses 
partisans,  soit  par  ses  adversaires  :  droit  historique  du  plus  fort, 
despotisme  des  aristocraties  et  apologie  de  l'inégalité,  despotisme 
des  masses  et  socialisme,  etc.  Toutes  ces  conséquences  contradic- 
toires se  détruisent  entre  elles;  elles  prouvent  que  leurs  auteurs  se 
sont  attachés  chacun  à  un  point  particulier  du  darwinisme,  qui,  vu 
exclusivement,  leur  aparu  entraîner  telle  ou  telle  conception  écono- 
mique ou  politique.  Nous  avons  essayé  de  montrer  ailleurs  (1)  que 
la  sélection  au  profit  de  la  plus  grande  force  n'implique  pas  néces- 
sairement et  éternellement  le  triomphe  de  la  force  brutale  dans 
l'humanité  :  l'intelligence  et  la  science  ne  sont-elles  pas  aussi  des 
forces  môme  au  point  de  vue  matériel  ?  la  justice,  le  respect  du 
droit,  l'amour  de  la  patrie  et  l'amour  de  l'humanité  ne  consli- 
tuent-ils  pas  pour  un  peuple  la  plus  grande  des  puissances  (2)  ? 
Dans  la  guerre  même,  la  part  de  l'intelligence  et  de  la  science 
devient  de  plus  en  plus  grande,  et  un  jour  peut  arriver  où  la  cause 
du  droit  y  devienne  la  plus  forte,  car  un  jour  viendra  où  les  peuples 
libres  et  justes  pourront  compter  sur  le  concours  ou  la  fédération 
des  autres  peuples  libres.  Cette  fédération  assurera  alors  la  pré- 
pondérance de  la  liberté  même  et  du  droit,  tout  comme  nous  voyons 
assurée  dès  aujourd'hui  la  prépondérance  de  la  civilisation  sur  la 
barbarie.  Au  reste,  signalons  avec  Haeckel  «  le  danger  qu'il  y  a 
à  transporter  brutalement  des  théories  scientifiques  dans  le  domaine 
de  la  politique  pratique.»  —  «  Ce  que  j'ai  le  droit  de  demander,  ajoute 
Haeckel,  moi,  naturaliste,  aux  hommes  politiques,  c'est  qu'avant  de 
tirer  les  conséquences  politiques  de  nos  théories,  ils  prennent  d'a- 
bord la  peine  de  les  connaître.  Ils  s'abstiendront  alors  de  tirer  de 
ces  théories  des  conclusions  précisément  contraires  à  celles  que  la 
raison  en  peut  tirer.  Certes,  des  malentendus  seront  toujours  com- 
.mis,  mais  quelle  doctrine  est  à  l'abri  des  malentendus?  Et  de  quelle 
théorie  vraiment  saine  et  véritable  ne  peut-on  pas  tirer  les  plus 
pernicieuses,  les  plus  absurdes  conséquences  (3j  ?  »  Laissons  donc 
de  côté  toutes  les  objections  extérieures  ou,  comme  disaient  les 
anciens,  a  exotériques.  »  Il  n'est  pas  une  idée  nouvelle  qui  n'ait 
ainsi  excité  les  craintes  :  lorsque  Colomb  voulait  découvrir  l'Âmé- 

(1)  vidée  moderne  du  droite  li?.  I  et  Conclusioii. 

(2)  M.  Ctrrau  ne  noas  semble  donc  pas  fondé  à  dire,  ayec  M.  Renoavier,  que  les 
meilleurs  au  point  de  vue  moral,  les  plus  civilisés,  les  plus  humains,  devront  être  par 
là  mdme  les  plus  faibles  et  «  succomberont  inévitablement  dans  la  lutte  pour  l'exis- 
tence »  admise  par  Darwin. 

(3)  Les  Preuves  du  iransformismef  réponse  à  Virchow,  p.  116. 

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126  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rique,  ne  lui  opposait-on  pas,  avec  saint  Augustin,  que,  si  la  terre 
était  ronde,  les  hommes  des  antipodes  ne  pourraient  marcher  la 
tête  en  bas,  et  que  le  navire  qui  arriverait  au  bord  de  l'autre 
hémisphère  tomberait  dans  le  gouffre  infini  de  l'espace? —  Ce  qu'on 
peut  (Ure  de  la  morale  de  Tévoluticm,  c'est  qu'elle  est  comme  toutes 
les  autres  insuflBsante  en  certains  points,  trop  étroite  et  trop  exclu- 
sive ;  mais  essayons  d'élargir  le  cercle  de  la  doctrine  sans  en  chan- 
ger le  centre,  et  nous  reconnaîtrons  ainsi  qu'elle  peut  embrasser, 
comme  un  compas  dont  on  accroît  la  portée,  bien  des  vérités  qui 
semblaient  d'abord  en  dehors  d'elle. 

Pour  apprécier  en  elle-même  et  à  sa  juste  valeur  la  morale  de 
l'évolution,  il  faut  avoir  soin  de  ne  pas  confondre  deux  parties  très 
diflérentes  de  la  science  des  mœurs.  L'une,  entièrement  scientifique 
et  positive,  roule  toute  sur  des  faits  et  des  idées^  c'est-à-dire  sur 
des  choses  d'observation  ou  de  raisonnement,  —  telles  que  les  lois 
de  la  sensibilité  et  de  l'intelligence,  les  lois  ou  les  conditions  de  la 
vie  individuelle  et  de  la  vie  sociale.  L'autre,  entièrement  métaphy- 
sique et  conjecturale,  roule  sur  des  hypothèses  et  des  croyances  qui 
échappent  à  la  vérification,  —  telles  que  l'existence  ou  la  non-exis- 
tence d'un  bien  absolu^  la  liberté  métaphysique  ou  la  nécessité  du 
vouloir,  l'immortalité  ou  la  non-immortalité  de  la  personne  hu- 
maine, la  possibilité  ou  l'impossibilité  d'un  progrès  indéfini  et  d'un 
triomphe  universel  de  la  justice,  etc.  La  science  des  mœurs  peut- 
elle  se  construire  tout  entière  et  se  soutenir  jusqu'au  bout  sans 
avoir  recours  à  ces  hypothèses  métaphysiques  ou  à  d'autres  ana- 
logues? C'est  une  question  que  nous  aurons  un  jour  à  examiner. 
Peut-être  alors  trouverons-nous  insuffisante  sur  ce  point  la  morale 
évolutionnîste  et  positiviste.  Nous  reviendrons  sur  ce  sujet  dans 
une  autre  étude,  et  nous  nous  demanderons  alors  s'il  n'y  a  point, 
dans  les  notions  morales,  certains  élémens  métaphysiques  qui  seuls 
leur  confèrent  leur  caractère  distinctif.  Restons  aujourd'hui ,  avec 
MM.  Spencer  et  Darwin,  dans  la  sphère  de  la  science  positive  et 
de  l'expérience  ;  ne  considérons  que  ce  qu'on  pourrait  appeler  le 
bien  naturel  et  scientifiquement  déterminable,  sans  faire  interve- 
nir un  bien  métaphysique  qui  est  toujours  plus  ou  moins  conjec- 
tural.  A  ce  point  de  vue,  tant  qu'on  n'introduit  pas  dans  la  science 
des  mœurs  les  conceptions  métaphysiques,  tant  qu'on  se  borne  au 
positif  de  l'expérience  et  de  la  science,  comme  nous  l'avons  fait 
tout  à  rheure  dans  notre  exposition  de  la  doctrine  anglaise,  la 
morale  de  l'évolution  parait  exacte  en  son  ensemble  et  n'a  besoin 
que  d'être  développée  sans  être  radicalement  modifiée.  Prise  en 
son  vrai  sens  et  poussée  plus  loin  qu'elle  ne  l'a  été  encore  dans 
sa  direction  légitime,  cette  morale  naturaliste  n'est  même  pas 
inconciliable  avec  les  principes  fondamentaux  d'une  morale  idéa- 

uiyiiizeu  uy  'vj  v-/ V-^pt  iv^ 


LA  MORALE  GONTEMPORAINB.  127 

liste  bien  entendue  :  nous  aurons  à  constater  plus  d*une  coïn- 
cidence finale  entre  les  deux  doctrines  sur  le  terrain  commun  des 
faits  et  des  idées  scientifiques. 

Examinons  d* abord  en  quoi  la  morale  anglaise  a  besoin  d'être 
complétée  au  point  de  vue  psychologique.  Dans  la  genèse  de  la 
conscience  morale  et  dans  l'histoire  de  ses  développemens,  le  prin- 
cipal tort  de  l'école  anglaise,  à  notre  avis,  est  d'avoir  trop  insisté 
sur  l'action  de  la  nature  et  du  milieu  extérieur,  qui  se  traduit  en 
nous  par  la  sensation,  par  le  plaisir  ou  la  douleur  passifs,  et  de 
n'avoir  pas  assez  vu  la  réaction  intime  de  l'intelligence  ou  des  idées, 
grâce  à  laquelle  l'homme  finit  par  se  créer  un  idéal  supérieur  de 
conduite,  un  molif  et  un  mobile  supérieurs  à  la  sensation.  N'existe- 
t-il  pas  une  évolution  intellectuelle  et  consciente  dont  la  considèr 
ration  doit  compléter  celle  de  l'évolution  sensible,  inconsciente, 
toute  mécanique,  si  bien  décrite  par  M.  Spencer?  Telle  est  la  ques- 
tion que  nous  devons  examiner  pour  rapprocher,  sur  le  terrain  de 
la  psychologie,  le  point  de  vue  naturaliste  du  point  de  vue  idéa- 
liste. 

Le  ressort  fondamental  de  la  volonté,  pour  la  psychologie  utilitaire 
etévolutionniste,est  l'attachementàsoi, la  tendance  au  plaisir  ou  àun 
((  état  désirable  de  la  sensibilité  appelé  d'un  nom  quelconque,  con- 
tentement, jouissance,  bonheur.  »  Aussi  le  plaisir,  ajoute  M.  Spen- 
cer, est-il  un  «  élément  inexpugnable  de  la  conception  morale  ;  il 
est  une  forme  nécessaire  de  l'intuition  morale  tout  comme  l'espace 
est  une  forme  nécessaire  de  l'intuition  intellectuelle  (1).  »  Bentham 
allait  plus  loin  :  «  N'espérez  pas,  disait-il,  faire  lever  à  quelqu'un 
pour  un  autre  le  petit  bout  du  doigt  s'il  n'a  quelque  intérêt,  quel- 
que plaisir  aie  faire  :  cela  n'est  pas  et  ne  sera  jamais  (2).  »  On  recon- 
naît là  le  développement  moderne  de  la  thèse  des  Hobbes,  des 
la  Rochefoucauld  et  des  Helvétius.  Cette  doctrine  revient  à  celle  de 
Max  Stimer,  le  matérialiste  allemand,  qui  répète  avec  Bentham  : 
a  En  réalité,  le  moi  ne  peut  pas  plus  sortir  des  formes  de  la  vie 
individuelle  que  de  sa  peau.  En  tant  que  moi^  en  effet,  je  ne  puis 
vouloir  que  ma  volonté,  penser  que  mes  pensées,  et  mes  pen- 
sées seules  peuvent  être  les  motifs  de  ma  volonté.  »  —  Sous  cette 
forme,  c'est  assurément  là  un  principe  que  nul  ne  conteste,  car  il 
revient  à  dire  que  moi  seul  puis  être  le  sujet  de  ma  pensée  ou  de 
ma  volonté,  c'est-à-dire  l'être  pensant  et  voulant;  mais  la  question 
véritable  est  de  savoir  si  moi  seul  aussi  puis  en  être  Y  objet.  En 
somme,  ne  puis-je  penser  que  moi  et  vouloir  que  moi,  ne  pais-je 

(1)  Data  of  Ethics,  ^.  46. 

(2)  Voir  lo  chapitre  sur  Bentham  dans  la  Morale   anglaise  contemporaine  de 
M.  Gayan. 


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12S  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  concevoir  un  motif  supérieur  et  désintéressé,  un  motif  propre- 
ment intellectuel  ?  —  En  premier  lieu,  il  est  de  fait  que  je  pense  les 
autres  :  l'idée  même  du  moi  a  pour  corrélatif  nécessaire  l'idée  d'ûti- 
trui,  à  tel  point  que  la  seconde  est  indispensable  à  la  première. 
Bien  plus,  outre  vous  et  moi,  je  puis  penser  encore  l'ensemble  des 
hommes,  l'ensemble  de  tous  les  ètxesiV  humanité  et  Y  univers.  La 
pensée,  elle,  en  son  objet,  n'est  donc  pas  égoïste,  et  le  passage  du 
moi  au  non-moi,  quoiqu'il  soit  encore  pour  les  psychologues  un 
mystère,  n'en  est  pas  moins  un  fait  réel;  on  pourrait  même  dire 
que  la  pensée,  par  son  caractère  impersonnel  et  objectif,  est  essen- 
tiellement ((  altruiste.  »  En  second  lieu,  si  je  puis  penser  les  autres 
êtres,  ne  puis-je  pas  aussi  faire  de  l'idée  d' autrui  le  «  motif  de  ma 
volonté,  »  contrairement  à  l'assertion  de  Max  Stirner  et  des  bentha- 
mistes  partisans  de  Tégoïsme  radical  ?  —  Je  le  puis  en  effet,  et  nous 
montrerons  tout  à  l'heure  que  ce  motif  est  en  même  temps  un 
mobile.  L'école  anglaise  définit  trop  exclusivement  l'homme  comme 
un  être  sensible;  il  est  encore  un  être  intelligent.  Or  quel  est  le 
motif  capable  de  satisfaire  l'intelligence,  c'est-à-dire  de  lui  procu- 
rer son  plus  parfait  «  ajustement  à  sa  fonction  ou  à  son  milieu?  » 
Le  caractère  essentiel  de  l'intelligence,  c'est,  comme  nous  venons 
de  le  dire,  de  tendre  à  l'objectivité,  par  conséquent  à  l'imperson- 
nalité  et  à  l'universalité  :  ce  qui  est  universel  peut  donc  seul  la 
satisfaire  dans  son  exercice.  Quand  je  fais  usage  de  mon  intelli- 
gence, je  fais  par  cela  même  abstraction  de  mon  moi  et  de  ma  sen- 
sibilité personnelle;  je  ne  vois  plus  de  raison  objective  pour  que 
mon  bonheur  soit  préférable  à  celui  de  tous  les  autres  ;  je  ne  vois 
à  cela  que  des  raisons  subjectives,  raisons  de  pure  sensibilité,  dont 
l'intelligence  a  précisément  pour  tâche  de  faire  abstraction.  Tant 
qu'il  reste  devant  ma  raison  un  être  privé  de  bonheur,  elle  n'est 
pas  satisfaite  dans  sa  tendance  à  l'universalité  :  pour  que  je  sois 
vraiment  heureux  en  tant  qu'être  raisonnable,  il  faut  que  tous 
les  autres  êtres  soient  heureux.  C'est  là  le  motif  intellectuel  qui, 
selon  nous,  vient  s'ajouter  au  motif  purement  sensible,  que  les 
Anglais  ont  seul  considéré. 

Ainsi,  en  admettant  que  l'égoïsme  règne  primitivement,  le  psy- 
chologue doit  reconnaître  que  nous  arrivons  tout  au  moins  à  con^ 
cevoir  un  idéal  supérieur  :  le  désintéressement  de  l'être  intel- 
ligent, sa  tendance  au  bonheur  universel.  La  conception  de  ce 
motif  idéal  n'a  d'ailleurs  rien  d'incompatible  avec  les  principes 
de  révolution;  elle  est  même  la  vraie  «  conciliation  de  l'égoïsme  et 
de  l'altruisme  »  que  cherche  M.  Spencer.  En  effet,  au  point  de  vue 
même  de  l'égoïsme,  je  jouirai  davantage  si  je  jouis,  par  sympathie, 
du  bonheur  de  tous  les  autres  êtres;  en  même  temps  cette  jouis- 
sance n'ayant  rien  d'exclusif  et  n'étant  pas  non  plus  le  résultat  d'un 

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LA  MORALE   CONTEMPORAINE.  129 

calcul  intéressé,  sera  essentiellement  altruiste.  Aussi  M.  Spencer 
considère-t-il  l'harmonie  finale  de  tous  les  bonheurs  comme  le 
terme  et  le  but  suprême  de  l'évolution  morale.  Mais  on  peut  aUer 
plus  loin  encore  et  concevoir  un  idéal  de  désintéressement  plus 
complet,   qui  consisterait  à  sacrifier  par  raison  (non  plus  seu* 
lement  par  sympathie),  son  bonheur  pour  le  bonheur  de  tous,  au 
cas  où  il  serait  démontré  que  ces  deux  bonheurs  sont  inconci- 
liables. On  peut  même  concevoir  un  tel  sacrifice  fait  sans  e<poir, 
sans  la  pensée  qu'on  jouira  un  jour  personnellement  de  ce  bonheur 
universel  auquel  on  aura  sacrifié  sa  jouissance  présente,  le  bonheur 
de  sa  vie,  sa  vie  même.  Combien  Bentham  eût  trouvé  absurde  et 
«  ascétique  »  ce  sacrifice  sans  compensation,  cette  dépense  sans 
profit!  Mais  Stuart  Mill  et  M.  Spencer  sont  obligés  d'avoir  recours  à 
ce  genre  de  sacrifice,  parfois  nécessaire  dans  la  pratique  :  le  soldat 
placé  en  sentinelle  qui  se  fait  tuer  pour  avenir  de  la  présence  de 
l'ennemi  n'accomplit-il  pas   un  des  actes  les  plus  élémentaires  de 
la  discipline,  qui  n'en  est  pas  moins  un  acte  d'héroïsme?  Seulement, 
pour  amener  l'humanité  à  mettre  en  pratique  ce  genre  de  désinté- 
ressement, toutes  les  fois  qu'il  sera  nécessaire,  et  à  réaliser  ainsi  le 
plus  haut  motif  intellectuel,  M.  Spencer  ne  compte  pas  sur  un  autre 
mobile  que  les  habitudes  héréditaires  d'altruisme  et  de  dévoûment 
sympathique,  produites  mécaniquement  par  la  solidarité  des  inté- 
rêts au  sein  de  la  société.  C'est,  en  quelque  sorte,  par  la  seule  sou- 
dure des  égoïsmes  et  des  sensibilités  qu'il  veut  rendre  l'individu 
altruiste.  Nous,  sans  nier  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  cette  évolution 
mécanique  des  intérêt^  qui  tendent  à  se  confondre  de  plus  en  plus, 
nous  la  croyons  insuffisante  pour  produire  la  conciliation  finale  de 
l'égoïsme  et  de  l'altruisme  (1).  Nous  allons  donc  faire  appel,  pour 
réaliser  de  plus  en  plus  l'idéal  du  désintéressement,  à  un  autre 
moyen  que  le  frottement  mutuel  des  intérêts.  Nous  allons  montrer 
qu'au  lieu  de  cette  action  toute  sensible,  l'idéal,  étant  intellectuel, 
exerce  une  action  tout  intellectuelle  aussi,  sur  laquelle  les  Anglais 
n'ont  point  assez  insisté  et  dont  nous  ferons  le  point  de  départ 
d'une  évolution  d'un  nouveau  genre. 

Le  plaisir  sensible  n'est  pas,  selon  nous,  le  seul  mobile  réel  qui 
agisse  sur  l'homme  :  nous  avons  vu  tout  à  l'heure  que  l'intelli- 
gence, avec  ses  idées,  peut  être  à  elle-même  son  motif;  ajoutons 
maintenant  qu'elle  peut  aussi,  par  elle  seule  et  par  sa  propre  vertu, 
devenir  son  mobile  à  elle-même.  En  d'autres  termes,  l'honune  n'a- 
git pas  seulement  sous  l'impulsion  du  plaisir,  il  agit  aussi  par  intel- 

(i)  Cest  an  point  qu'a  bien  mis  en  lumière  l'auteor  de  la  Morale  anglaise  contem- 
poraine, p.  330  et  BuiT. 

TOMI  IL.  —  1880.  9 


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130  BETUE  DES  DEUX  HORDES. 

ligence  et  sans  avoir  besoin  d'un  autre  moteur  que  TintelUgeûce^ 
parce  que  celle-ci  est  déjà  action  et  qu'elle  porte  en  elle-même  son 
attrait  propre.  Il  n'y  a  pas  de  motif  purement  abstrait  et  inerte, 
comme  ceux  qu'imagine  une  psychologie  vulgaire;  tout  motif  est 
en  même  temps  un  mobile,  tomte  idée  est  une  tendance  et,  indivi- 
siblement,  une  action.  Principe  capital  dont  nous  avons,  dans  les 
sujets  les  plus  divers,  montré  l'importance.  D'après  ce  principe, 
point  d'idée  qui  ne  produise  un  mouvement  cérébral  et  ne  tende  à 
s'exprimer  dans  nos  membres,  dans  nos  mouvemens  extérieurs, 
dans  notre  conduite.  Parfois  la  représentation  de  l'objet  est  assez 
intense  pour  imprimer  à  notre  corps  un  mouvement  visible  ou, 
comme  disent  les  savans,  un  mouvement  de  masse;  parfois  elle 
est  contrariée,  affaiblie,  entravée  dans  son  développemeot  et  ne 
produit  alors  qu'un  mouvement  moléculaire  insensible.  Au  fond, 
l'idée  n'est  qu'une  action  commencée,  réfléchie  sur  elle-même  par 
l'obstacle  qu'elle  rencontre  dans  les  autres  idées  qui  tendent  comme 
elle  à  l'existence,  et  prenant  ainsi  conscience  de  soi.  L*image  d'un 
son,  par  exemple,  est  un  son  naissant  dans  le  cerveau  et  qui  se 
transmet  jusqu'au  larynx,  t)ù  les  muscles  se  dilatect  et  se  resserrent 
selon  le  degré  d'acuité  du  son.  De  là  4a  loi  suivante  qui  est  capitale 
en  psychologie  et  en  morale  :  Etitre  Inintelligence  €t  4* action  il  y  m 
un  moi/en  ienne  de  supprimé^  tandis  qu*€ntre  Vêtre  inintelligent  et 
r action  la  nature  intercale  le  mobile  du  plaisir  sensible.  Le  plwsir 
sensible  est  un  succédané,  im  sup^dément,  un  moyen  de  remédier 
à  rinsjflisance  d'une  activité  inintelligente  :  c'^st  le  bâXon  de  l'a- 
veugle. Par  conséquent,  l'idéal  moral,  l'idéal  d'une  activité  indé- 
pendante du  plaisir  même,  toute  ladonneUe  et  en  ce  sens  toute 
libre,  a  en  soi  une  puissance  spontanée  de  réalisation  :  l'idée  de  la 
moralité  est  la  moralité  comusenoée^Gette  idée  est  le  premier  TiK>teur 
de  l'évoluiion  morale  telle  que  nous  la  comprenons,  et  dès  que 
rhomme  Ta  conçue,  il  n'est  déjà  plus  dans  le  pur  égoïsme  où  il  se 
trouvait  originellement  plongé.  La  pensée  que  je  pourrais  sortir  de 
moi  et  que,  pour  un  être  intelligent  capable^île  concevoir  funivers, 
il  serait  bon  d'en  sortir  effectivement,  n'^st  déjà  plus  «  lagravitar 
tion  sur  soi;  »  le  moi  qui  songe  à  se  désintéresser  et  à  aimer  n'est 
déjà  plus  le  ^  moi  haïssable.  »  Cette  pensée  et  ce  désir  du  désinté^ 
ressèment  ne  restent  jamais  entièreosient  stériles  ni  purement  pla- 
toniques :  ils  se  traduisent  «n  actes,  d'abord  quand  il  m'y  a  pas  be- 
soin pour  cela  d'un  grand  effort  sur  l'égoïsme  et  qu'on  peut  faire 
plaisir  à  autrui  sans  grande  peine;  puis,  quand  il  y  a  besoin  d'uH 
effort  plus  considérable,  enfin  (l'exercice  accroissant  la  force)  quand 
il  y  a  besoin  d'un  vrai  sacrifice.  Ainsi  l'idée  descend  dans  les  actes, 
qui  en  sont  la  réalisation  progressive  et  qui  se  modèlent  sur  le  typa 


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LA  1I0RM.E  COKTÏIIPOBÂINE.  131 

du  désintéressement  vériuUe.  Pacmi  les  forces  qai  luttent  en  nous 
pour  l'existence  et  entre  lesquelles  s'établii  une  sélection  inté- 
rieure, MM.  Darwin  et  Spencer  n'ont  point  feit  une  part  suffisante 
à  Fidéal  même  du  désintéressement  et  à  l'influence  du  motif  pure- 
ment intellectuel  sur  nos  instincts  d'abord  sensibles  et  égoïstes. 

L'influence  pratique  que  nous  temms.  d* attribuer  à  l'idéal  de 
l'abnégation,  c'est-à-dire  d'une  volonté  agbsant  sekm  des  fins  im- 
personnelles, on  peut  rétendre  avec  non  moins  de  raison  à  toutes 
les  notions  morales,  à  toutes  les  vérités  morales,  qui  ne  sont  d'ail- 
leurs que  des  applications  de  cette  idée  mattresse.  Les  vérités  mo- 
rales expriment  les  conditions  de  la  vie  humaine  la  plus  parfaite, 
soit  individaelle,  soit  sociale.  Pour  l'école  anglaise,  ces  conditions 
se  réalisent  en  s'imposant  mécaniquement  dans  la  pratique  même 
de  la  vie  et  dans  le  cours  de  l'histoire  ;  poiir  nous,  elles  peuvent  se 
réaliser  encore  d'une  autre  manière  :  en  se  concevant  eUes-mêmes 
et  par  un  attrait  tout  intellectueL  M.  Spencer  compte  surtout  sur 
la  force  des  choses,  sur  rhahituuie,  sur  l'hérédité,  sur  l'instinct, 
sur  les  coutumes  et  les  lois  positives,  beaucoup  moins  sur  Féduca- 
tiom  et  y  instruction  *,  nous,  nous  pensons  qu'il  faut  aussi  compter 
sur  la  force  des  idées  et  sur  la  vertu  que  la  science  morale  doit 
avoir  de  s'incarner  en  nous  elle-même.  Du  reste,  à  mesure  que  la 
science  en  général  fait  plus-  de  prog;rès»  nous  comprenons  mieux 
la  puissance  dont  elle  dispose  pour  se  soumettre  la  réalité.  Chez  un 
être  intelligent  comme  l'homme,  toutes  les  fois  que  l'action  n'est 
pas  aveugle  et  instinctive»  elle  est  déterminée  par  la  science  qu'il 
possède»  Le  temps  n'est  plus,  nous  venons  de  le  voir,  où  on  pou- 
vait considérer  la  science  et  ses  vérités  comme  de  pures  abstrac- 
tions, ^aat  besoin  d'une  force  étrangère  pour  les  réaliser:  elles 
se  réaUsent  à  la  fia  elles-mêmes  dans  la  mesure  de  leur  vérité. 
Une  iàéewaie  est  un  fait,  présent,  passé  ou  à  venir.  Ajoutons  qu'in- 
vecsfflneikt  mi  fait  m'est  qu'une  idée  visible,  car  un  fait  n'est  que 
le  point  de  r^Kontre  d'une  multitude  de  lois  qui  s'entre-croisent, 
et  les  lois  se  ramènent  à  des  idées.  Qu'est-ce  que  le  mouvement 
d'ufi  Hkolrile  k  travers  l'espace?  C'est  de  la; mécanique  qui  se  réalise 
ellenoEiême..  Qu'est-ce  que  la  fomnatioD  d'an  cristal  au  sein  delà 
terre  ?  G' est  de  la  géométrie  qui  se  rend  elle-même  visible  aux 
yeux.:  Au  lieu:  de  se  manifester  aiasi  dans  un  milieu  extérieur,  la 
science  et  ses  lois  peuvent  se  manifester  dans  notre  intelligence  et 
dans  nos  actions,  mais  c'est  toujours  la  même  force  qpi  se  déploieu 
Quand  sœis  agissons  sous  l'empire  d'une  vérité  géométrique,  méw 
craique^  physique,  on  peut  dire  que  c'est  la  géométrie,  la  méca- 
nique, la  physique  qui  se  réalise  par  notre  intermédiaire.  Gonsidérw 
par  exemple  Tarpenteur  que  parcoart  un  terrain,  en  divers  sens  : 
ses  jambes  et  ses  bras  sont  mus  par  som  cerveau  ;  son  cerveau  est 

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1S2  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

mû  par  des  conceptions  géométriques;  telle  conception,  tel  mou- 
vement, telle  science,  telle  pratique  ;  on  peut  donc,  en  le  voyant 
marcher,  dire  sans  aucune  métaphore  :  C'est  de  la  géométrie  qui 
marche.  Quand  nous  agissons  ainsi  sous  l'influence  de  notions 
toutes  scientifiques,  les  théorèmes  et  les  lois  de  la  science  ne  font 
que  se  continuer  dans  nos  pensées  et  nos  actes  :  c'est  comme  un 
courant  mathématique  ou  mécanique  qui  nous  traverse  et,  en  nous 
traversant,  nous  fait  mouvoir.  La  pratique  n'est  donc  que  de  la 
théorie  en  action,  et  si  la  théorie  est  exacte,  la  pratique  le  sera. 

Aussi,  quel  a  été  le  moyen  de  réaliser  dans  la  société  une  géo- 
métrie et  une  mécanique  de  plus  en  plus  parfaites,  par  exemple  de 
nous  soumettre  les  objets  extérieurs,  de  nous  faire  traverser  rapi- 
dement l'espace,  de  nous  donner  des  organes  nouveaux  par  une 
nouvelle  industrie  ?  —  La  pratique  est  sortie  de  la  science,  dont 
elle  n'est  que  le  prolongement.  Pour  faire  de  la  bonne  géométrie, 
la  société  humaine  n'a  eu  besoin  que  d'apprendre  la  géométrie.  Le 
véritable  enchanteur,  qui  transforme  toutes  choses  par  une  magie 
naturelle  et  finit  par  se  transformer,  par  s'enchanter  lui-même, 
c'est  la  science.  Dans  toutes  ces  actions  qui  se  réduisent  à  l'appli- 
cation de  telle  ou  telle  vérité  scientifique,  claire  ou  obscure,  nous 
n'avons  point  besoin  de  supposer  une  volonté  distincte  de  l'intel- 
ligence, comme  un  serviteur  prêt  à  exécuter  l'ordre  de  son  maître. 
Ici  l'ordre  s'exécute  lui-même:  l'homme  pense,  il  sent,  et  l'acte 
suit. 

La  sensibilité  même  peut  être  considérée  comme  une  conscience 
plus  ou  moins  confuse  des  idées  qui  agissent  et  luttent  en  nous. 
Pascal  définissait  les  passions  avec  profondeur  en  les  appelant  des 
précipitations  de  pensées.  Ce  sont,  si  l'on  veut,  des  pensées  au 
moins  virtuelles  qui  se  meuvent  trop  vite  et  en  masses  trop  com- 
pactes pour  s'apercevoir  elles-mêmes  :  la  conscience  traversée  par 
elles,  comme  une  eau  troublée,  perd  sa  transparence.  Sentiment  et 
pensée  sont  au  fond  identiques  et  n'expriment  que  des  degrés  divers 
d'une  même  réalité. 

Tel  est  le  déterminisme  qui,  selon  nous,  régit  tout  ensemble  et 
l'intelligence  invisible  et  ses  manifestations  visibles  sous  la  forme 
du  mouvement.  Nous  sommes  soumis  à  ce  déterminisme  dans  tous 
les  actes  qui  relèvent  du  désir  ou  de  la  pensée,  des  passions  ou  des 
idées.  Si  tout  était  pour  nous  une  affaire  de  savoir  positif,  une 
question  de  pure  science,  la  science  positive  nous  régirait  d'une 
manière  infaillible.  Par  exemple,  si  nous  n'avions  jamais  à  faire 
autre  chose  que  des  applications  de  la  géométrie,  de  la  méca- 
nique, de  la  physique,  de  la  biologie,  nous  n'aurions  besoin 
que  de  perfectionner  notre  science  pour  perfectionner  l'applica- 
tion et,  encore  une  fois,  nous  ne  serions  que  le  milieu  à  travers 


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LA  MORALE  CONTEliPORAINE.  133 

lequel  ces  sciences  se  réaliseraient  elles-mêmes,  selon  les  lois  de 
leur  propre  nécessité. 

Transportons  dans  la  morale  une  conception  analogue.  Nous  y 
trouvons  d'abord  une  i^dsiie  posùivey  où  la  science  est  le  grand 
ressort  :  si  la  pratique  de  la  géométrie  n'est  que  de  la  géométrie 
qui  se  manifeste,  pourquoi  la  pratique  de  la  morale,  dans  ce  qu'elle 
a  de  scientifique  et  de  positif,  ne  serait- elle  pas  simplement  la 
science  morale  se  manifestant  de  plus  en  plus  à  mesure  qu'elle 
prend  mieux  conscience  d'elle-même?  Et  s'il  y  a  encore  dans  la 
morale  une  partie  métaphysique,  toute  spéculative  et  hypothétique, 
toute  tournée  vers  l'idéal  suprême  comme  l'art  est  tourné  vers  le 
beau,  pourquoi  la  réalisation  et  la  mise  en  pratique  de  ces  hautes 
hypothèses  morales,  de  ces  croyances  supérieures  à  la  vérification, 
ne  serait-elle  pas  encore  une  connaissance  réalisée,  mais  cette  fois 
une  connaissance  du  possible  ou  du  probable,  non  plus  du  positif 
et  du  certain  ?  En  un  mot,  la  haute  moralité  serait  non  plus  de  la 
science  proprement  dite,  mais  de  la  métaphysique  se  réalisant  elle- 
même. 

Relativement  à  cette  doctrine  des  idées  et  de  leur  influence, 
M.  Spencer  nous  a  fait  une  réponse  du  plus  haut  intérêt,  que  nous 
devons  citer  pour  l'éclaircissement  de  la  question  :  u  J'acquiesce 
entièrement,  nous  dit  le  philosophe  anglais,  à  votre  croyance  que 
l'idéal  moral  devient  lui-même  un  facteur  dans  notre  progrès  vers 
un  état  plus  moral.  Les  idées  et  les  émotions  appropriées  à  une 
phase  quelconque  du  progrès  social  s'aident  toujours  les  unes  les 
autres,  car  les  émotions  renforcent  les  idées  et  les  idées  donnent 
un  caractère  défini  aux  émotions  ;  dans  cette  mesure,  les  idées 
arrivent  à  former  une  partie  de  l'ensemble  des  agens  produisant  le 
mouvement  {the  agency  producing  movement).  Toutefois,  à  ce  que 
je  pense,  elles  ne  sont  pas  elles-mêmes  des  forces,  mais  elles  favo- 
risent les  actions  de  ces  forces  qui  naissent  des  émotions,  en  ren- 
dant leurs  directions  plus  spécifiques,  en  diminuant  le  frotte- 
ment, etc.  »  —  L'accord  entre  l'opinion  de  M.  Spencer  et  la  nôtre 
n'est  pas  impossible  :  tout  dépend  du  sens  que  l'on  attache  au  mot 
idée.  Si  on  entend  par  là  une  forme  abstraite  et  logique,  l'idée 
n'est  peut-être  pas  par  elle-même  une  force,  quoique  après  tout 
ce  qui  contribue  à  la  détermination,  à  la  direction,  à  la  spécifica- 
tion d'une  force  ne  puisse  être  qu'une  force  ;  le  cadre  même  d'un 
tableau  est  une  force,  les  digues  d'un  fleuve  sont  une  force ,  ce  qui 
diminue  le  frottement  d'une  force  contre  une  autre  doit  être  encore 
une  force.  Mais  l'idée  dont  nous  voulons  parler  est  l'idée  réelle, 
l'idée  en  acte,  par  conséquent  l'action  de  penser  à  une  chose  dé- 
terminée; cette  chose  même  à  laquelle  nous  pensons  est,  en  morale, 

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S3A  &eVCB  Dfi&  0ED1  MONDES» 

iin6  action  que  dous  concevons  comnie  devant  être  désintéressée  ; 
or  r  action  dépensera  une  action,  c'est  déjà  une  première  réalisation 
de  l'acte  pensé.  Toute  action  qui  est  ainsi  en  voie  de  se  réaliser  est 
évidemment  une  Eorce  en  activité,  une  tendance  qui  se  déploie 
ou,  pour  parler  un  langage  plus  psychologique,  un  exercice  de  la 
volonté:  penser,  c'est  donc  agir  et  vouloir.  En  ce  sens,  M..  Spencer 
noitô  accordera  que  l'idée^  action  consciente,  est  uoe  force,  que  la 
pensée  de  l'idéal  est  déjà  une  volonté  de  Fidéal,  que  par  consé- 
quent l'intelligence  est  active  en  elle-môme  et  par  elle-même,  que 
la.raison  est  une  puissance  executive  et  non»  comme  on  se  la  r^ré- 
sente  d'ordinaire,  simplement  délibérative.  La  raison  n'est  pas 
assise  comme  un  juge  immobile,  elle  est  elle-même  en  cause;  elle 
accuse  ou  se  défend,  elle  prend  une  part  active  à  la  lutte.  Elle 
n'est  pas  non  plus  comine  un  spectateur  au  théâtre,  elle  est  un 
acteur  qiu  joue  et  se  voit  jouer  tout  ensemble  :  c'est  à  la  lettre  et 
non-seulement  par  métaphore  que,,  dans  les  drames  de  Corneille, 
la  raison  et  la  passion  sont  aux  prises^  et  il  en  est  ainsi  dans  tous 
les  drames  réels  de  la  vie. 

M.  Spencer  nous  écrit  encore  :  a  Je  pense  que,  quoique  les  idées 
morales  servent  comme  agens  secondaires,  elles  ne  sont  elles- 
m^émes  rendues  possibles  que  par  la  croissance  de  ces  sentimecs 
moraux  qui  résultent  de  l'adaptation  à  l'état  social.  Dans  mon  pre- 
mier ouvrage  :  Social  Statics^  publié  en  1850,  je  vois  que  j'ai  indi- 
qué cette  opinion.  Au  chapitre  VI  se  trouve  ce  passage:  —  «  Pro- 
portionnellement aux  forces  de  la  sympathie  d'une  part,  de  l'instinct 
des  droits  personnels  d'autre  part,  se  développera  l'inclination  à  se 
conformer  à  la  loi  de  Tégale  liberté  pour  tous.  Ea  même  temps  l'in- 
clination à  se  conformer  à  cette  loi  engendrera  une  croyance  cor-^ 
respondante  en  la  loi  même.  Aussi  est-ce  seulement  après  que  le 
progrès  de  l'adaptation  a  fait  un  pas  considérable  que  peuvent  se 
produire,  soit  la  subordination  effective  à  cette  loi,  soit  la  percep- 
tion de  la  vérité  de  cette  Im.  »  VL  Spencer  fait  ainsi  marcher  l'idée 
derrière  la  croyance,  la  croyance  derrière  le  sentiment,  le  senti- 
ment derrière  l'inclination,  enfin  l'inclination  derrière  le  fait  de 
Fadaptation  sociale;  l'idée  n'est  pour  lui  que  la  dernière  et  la 
plus  abstraite  formule  de  l'adaptation  même,  elle  en  est  comme 
l'équation  algébrique.  Que  tel  soit  l'ordre  historique  de  notre  déve- 
loppement intellectuel  et  moral,  nous  ne  le  nions  pas  ;  maïs  le  point 
de  vue  de  M.  Spencer  n'exdut  nullement  le  nôtre.  Une  fois  produite 
I^r  les  faits,  l'idée  modifie  à  soa  tour  les  faits  eux-mêmes  et  devient 
un  mobile  capable  de  réagir  sur  eux  :  voilà  ce  que  nous  soutenons. 
Une  foi»  engendrée,  l'idée  engendre  à  son  tour  une  croyance  dans 
la  possibihté  de  sa  propre  réalisation  ;  cette  croyance  produit  un 
sentim^t,  semblable  à  l'attrait  que  l'artiste  éproave  pour  l'œuvre 

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Lk  ITORAUS  GONI^IPORÂINE.  135 

d*art  dont  il  se  représente  la  possibilUé;  le  sentiment  produit  uœ 
inclination,  semblable  au  besoin  de  créer  que  resseat  l'a^rtiste;  l'èa- 
elination  enfin  suscite  les  moyens  de  sa  réalisaiion  effective,  elle 
entraîne  Ttcte,  et  l'idée  est  ainsi  devenue  réalité.  Le  fait  objectif  et 
extérieur  avait  produit  le  fait  subjectif  et  intérieur,  l'idée;  celle-ci, 
à  son  tour,  reproduit  le  fait  extérieur,  mais  en  le  tcansformant,  ren 
le  perfectionnant,  en  l'adaptant  i  elle-même.  Ce  qu'on  appelle  la 
liberté  humaine  se  réduit,  ponr  l'expérience  psychologique  et  indé- 
pendamment  des  croyances  métaphysiques,   à  ce  pouvoir  qu'a 
l'idée  de  dominer  le  fait  et  de  se  l'assujettir.  Nous  sommes  per- 
suadé d'ailleurs  que  M.  Spencer  ne  niera  pas  cette  énergie  de 
l'idée,  quoiqu'il  incline  plutôt  à  placer  la  principale  puissîmce  dans 
les  faits  extérieurs,  dans  l'état  donné  de  la  société,  en  un  mot  dans 
le  milieu  <(  ambiant,  n  Mais  si  sa  doctrine  est  vraie  dans  son  appli- 
cation au  passé  de  l'humanité,  la  nôtre  ne  Test  pas  moins,  si  nous 
ne  nous  trompons,  dans  son  application  à  l'avenir  de  rhumanité. 
Ce  sont  les  faits  qui  ont  fini  par  faire  naître  l'algèbre  dans  le 
cerveau  de  l'homme,  soit  ;  mais  l'algèbre  est  sortie  à  son  tour  de 
ce  cerveau  tout  armée  et  capable  de  soumettre  à  sa  domination  les 
faits  extérieurs.  De  même,  l'adaptation  à  la  société  a  produit  la 
morale,  mais  la  morale  saura  s'adapter  la  société.  Le  naturalisme  a 
donc  son  prolongement  nécessaire  dans  l'idéalisme,  et  nous  pou- 
vons conclure  que,  parmi  les  mobiles  xpxi  agissent  sur  l'homme,  et 
qui  sont  des  données  «  positives  »  de  la  morale  comme  de  la  psy- 
chologie, il  faut  faire  une  place  à  l'idéal. 

En  résumé,  tout  comme  la  raison  peut  être  à  elle-même  sa  fin, 
sa  loi,  c'est-à-dire  sa  raison,  ainsi  elle  peut  être  à  elle-même  sa 
force,  son  moyen  de  réalisation  ;  de  même  qu'elle  est  autonome,  elle 
peut  être  automotrice.  Sans  doute  l'intelligence,  en  agissant,  pro- 
duit encore  le  plaisir,  mais  celui-ci  n'est  plus  qu'un  résultat  immé- 
diat, non  le  but,  ni  la  cause.  En  outre,  c'est  un  plaisir  d'un  nouveau 
genre,  une  conscience  de  soi  et  de  son  activité  raisonnable,  une 
jouissance  immédiate  de  soi.  Dès  que  l'être,  devenu  intelligent,  a 
acquis  assez  d'élasticité  pour  agir  et  se  déployer  immédiatement 
sous  l'influence  de  l'idée,  le  fidÀsir  phinoTnéTial  et  passif  de  la  sen- 
sation disparaît  au  profit  de  la  conscience  continue  et  de  la  jouis- 
sance active  continue.  Ainsi  est  rendue  possible  la  moralité.  Les 
évohitionnigtes  n'ont  pas  assez  compris  que  cfaex  rhomune,  ôire 
pensant,  l'idéal  même  devient  une  des  a  conditions  d'exis4)e]!»ce  « 
de  la  réalité.  De  plus^  ils  ont  considéré  trop  eKclusivement  dans 
Tindiridu  l'adaptation  au  milieu  physique  ou  social^  par  consé- 
-qnent  l'utilité  tout  extérieure  ou,  coooune  dirait  un  disdple  de  Kant, 
la  finalité  extérieure*  M.  Spencer  nous  parle  sans  cesse  du  milieii 


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136  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

social,  Jhe  social  envtronment^  et  de  l'équilibre  avec  ce  milieu 
comme  idéal  suprême  de  l'individu.  Mais  il  y  a  un  autre  genre 
d'adaptation  qui  méritait  d'être  considéré  :  c'est  l'adaptation  de 
rindividu.àj  lui-même,  c'est-à-dire  à  ses  vraies  «  conditions  inté- 
rieures d'existence  »  et  de  développement.  Le  maximum  de  puis- 
sance^[pour  l'activité,  le  maximum  de  conscience  et  de  connais- 
sance universelle  pour  l'intelligence,  le  maximum  de  jouissance 
pour  la  sensibilité,  voilà  le  véritable  équilibre  intérieur  de  Têtre.  Il 
en  résulte  que  l'individu,  comme  tel,  a  déjà  un  certain  idéal  auquel 
iMoit  s'adapter  pour  réaliser  en  sa  plénitude  son  existence  propre  ; 
il  conçoit  cet  idéal  de  puissance,  de  connaissance  et  de  jouissance, 
qui  n'est  que  sa  nature  même  parvenue  au  «  terme  de  son  évolu- 
tion ;  »  cette  conception  se  réalise  peu  à  peu  et  produit  ainsi  ce 
qu'on  peut  nommer  la  finalité  intérieure,  abstraction  faite  du  milieu 
physique  et  social. 


IV. 

Nous  venons  de  voir  que  la  doctrine  anglaise  a  besoin  d'être 
complétée,  au  point  de  vue  psychologique,  par  tme  conception  plus 
large  et  plus  exacte  des  ressorts  de  notre  nature,  motife  ou  mo- 
biles ;  elle  n'a  pas  moins  besoin  d'être  complétée,  au  point  de  vue 
cosmologique,  par  une  idée  plus  juste  du  rôle  qui  appartient  au 
plaisir  dans  l'univers.  D'ailleurs  nous  allons  voir  la  morale  darwi- 
niste  tendre  elle-même  vers  ce  point  de  vue  supérieur,  vers  l'idéa- 
lisme, et  se  montrer  ainsi  en  progrès  sur  la  morale  utilitabe  dont 
ellej  était  sortie. 

Selon  l'idéalisme,  le  plaisir,  en  tant  que  phénomène  particulier 
et  personnel,  est  un  fait  qui,  pour  la  science,  ne  s'explique  pas  par 
lui-même.  Le  plaisir,  en  effet,  a  une  cause,  une  raison,  il  est  dé- 
rivé; l'intelligence  peut  concevoir  cette  cause  et  cette  raison:  elle 
peut  donc  apprécier  tel  ou  tel  plaisir  particulier  au  nom  de  ce  qui, 
en  général,  produit  et  doit  produire  le  plaisir,  explique  et  justifie 
scientifiquement  le  plaisir.  La  jouissance  de  l'ivrogne,  par  exemple, 
est  un  résultat  accidentel  de  circonstances  variables  et  transitoires, 
un  phénomène  que  la  science  peut  juger,  et  qu'elle  juge  effective- 
ment anormal,  bestial,  contraire  à  la  nature  générale  de  l'être  rai- 
sonnable et  aux  lois  cosmologiques  de  la  vie.  Au  point  de  vue  même 
de  l'esthétique  (que  l'école  anglaise  a  d'ailleurs  le  tort  de  négliger 
entièrement),  le  plaisir  peut  se  juger  encore;  la  science  n'a-trelle 
pas  le  dioit  de  prononcer  que  le  plaisir  causé  par  la  Vénus  hotten- 
tote  est  moins  rationnel,  le  plaisir  causé  par  la  Vénus  de  Milo  plus 


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LA  MORALE  CONTEMPORAINE.  137 

rationnel?  Non-seulement  le  plaisir  n'est  qu'un  effet  de  certaines 
causes»  mais  encore  il  n'est,  peut-on  ajouter,  qu'un  mode  de  l'être, 
une  simple  manifestation  de  Tétre  à  lui-même.  Ce  mode  répond  à 
un  certain  état  ou  à  une  certaine  action  de  l'être  ;  la  science,  pour 
l'apprécier,  doit  donc  remonter  à  l'être  même  et  aux  lois  objec- 
tives de  son  développement.  Bien  plus,  le  plaisir  proprement  dit 
n'est  qu'une  partie  et  non  un  to  »t;  le  tout  serait  la  félicité,  comme 
l'école  anglaise  le  reconnaît;  mais  cette  félicité  même  nous  appa- 
raît encore  comme  une  simple  manifestation  de  l'état  où  l'être  se 
trouve  ou  de  l'action  qu'il  exerce;  la  félicité  est  donc  encore  une 
conséquence  dea  lois  scientifiques  de  l'univers,  non  un  principe.  A 
l'être  heureux  la  science  peut  toujours  demander  :  Pourquoi  es-tu 
heureux?  —  Le  bonheur  est  la  satisfaction  de  la  volonté  et  de  ses 
tendances;  on  est  heureux  quand  on  possède  pleinement  ce  qu'on 
veut;  le  plaisir  suppose  donc  la  tendance,  la  tendance  à  son  tour 
suppose  la  vie  et  l'activité  ou,  si  l'on  préfère  ce  mot,  la  volonté. 
C'est  par  conséquent  l'activité  et  la  vie  qui  est  primitive  pour  la 
science,  et  c'est  le  plaisir  qui,  sous  tous  les  rapports,  est  dérivé. 
Voilà  les  principes  de  l'idéalisme,  et  ils  ne  sont  pas  en  contradic- 
tion formelle  avec  le  naturalisme  anglais. 

Non-seulement,  selon  les  idéalistes,  le  plaisir  peut  ainsi  se  juger 
au  nom  de  la  science,  il  le  peut  aussi  au  nom  de  la  nature  même. 
Les  deux  points  de  vue  sont  d'ailleurs  inséparables.  Ici  encore, 
l'école  de  Darwin  et  de  M.  Spencer  s'écarte  de  l'utilitarisme  primi- 
tif. La  nature,  telle  que  la  cosmologie  nous  la  révèle,  ne  se  soucie 
pas  autant  du  plaisir  et  de  la  peine  que  semblaient  le  croire  les  pre- 
miers utilitaires.  Ce  ne  sont  là  pour  la  nature  que  des  phénomènes 
particuliers  perdus  dans  l'ensemble  des  choses.  Elle  va  devant  elle 
sans  se  préoccuper  des  êtres  qu'elle  fait  souffrir.  La  grande  roue 
qui  ne  peut  se  mouvoir  sans  écraser  quelqu'un,  c'est  l'évolution. 
Un  travail  se  fait  dans  l'univers  où  le  bonheur  et  le  malheur  des 
individus  semblent  compter  pour  bien  peu.  Le  plaisir  et  la  peine 
paraissent  jouer  le  même  rôle  dans  les  opérations  de  la  nature  que 
la  chaleur  dans  le  fourneau  du  chimiste  :  il  y  a  des  élémens  chi- 
miques qui  ont  beau  être  en  présence,  ils  ne  se  combinent  pas  tant 
qu'on  ne  les  a  pas  élevés  à  une  certaine  température  ;  mais,  une 
fois  combinés,  ils  ne  se  séparent  plus,  même  à  la  température  nor- 
male. La  joie  et  la  souffrance  individuelles,  les  catastrophes  de  la 
nature,  les  révolutions  sanglantes  de  l'histoire  sont  comme^ cette 
chaleur  élevée  qui  produit  des  combinaisons  nouvelles,  et  ces  com- 
binaisons demeurent  stables  même  quand  l'effervescence  est  pas- 
sée, quand  l'être  est  revenu  à  son  état  d'indifiérence.  Plaisir  et 
peine  ne  sont  peut-être  ainsi  que  des  moyens  d'excitation,  des  agens 
de  cornbinaîson,  ou,  si  Ton  aîmp  mieux,  des  ressorts  destinés  à 


138  RETUE  ras  DEUX  liONMEâ. 

faire  agir  et  mouvoir  F  être;  mais  quel  est  le  travail  fkial  auquel 
tend  la  nature,  s'il  y  en  a. un?  Noua  TignoroBS  : 

Dans»  vos  eîeox,  au-delà  de  la  sphère  des  noos. 
Au  fond  de  cat  «drar  immobile  et  dormant, 
Peut-être  faites-vous  des  choses  inconnues 
Oà  la  douleur  de  Thomnie  entre  comme  élément. 


Ainsi,  quand  on  considère  la  nature  entière,  le  plaisir  apparaît 
comme  n'étant  peut-être  qu'un  accident,  tout  au  moins  comme 
n'étant  qu'un  effet.  là  une  sorte  d'antinomie'  entre  le  point  de 
vue  sensible  et  le  point  de  vue  cosmologique,  entre  le  subjectif  et 
Tobjectif  :  pour  la  sensibilité  le  plràsir  est  tout,  pour  la  science  et 
la  nature  il  n'est  qu'une  partie  dans  te  tout.  La  morale  anglaise 
s'est  placée  d'abord  à  un  point  de  vue  exclusivement  subjectif  et 
sensible  :  Benlham  et  Ifes  purs  utilitaires  ne  parlaient  que  du  plaisir 
et  ramenaient  finalement  tous  les  plaisirs  à  ceux  du  moi.  Les  évolti- 
tionnistes,  au  contraire,  après  avoir  déclaré  avec  Bentham  que  le 
plaisir  est  le  seul  bien,  sont  obligés  ensuite  de  prendre  le  point  de 
vue  scientifique  comme  centre  de-  perspective*  pour  contempler 
l'évolution  du  cosmos  :  dès  lors,  le  moi  et  ses  plaisirs  se  trouvent 
rejetés  au  second  plan.  Le  boirtienr  même  ne  doit  plus  être  l'objet 
immédiat  de  notre  poursuite,  mais  seulement  Tobjet  ftnal.  Il  est 
hasardeux,  disent  les  évolutiomristes,  dte  se  perdre  avec  les  utili- 
taires dans  Tévaluation  directe  du  plaisir,  soit  pour  l'individu,  soft 
même  pour  la  société  :  la  vraie  méthodescientifique  consiste  à  remon- 
ter des  faits  aux  lois  qui  les  régissent  (1),  Une  fois  introduit  dans  le 
système  du  plaisir,  l'élément  intellectuel  et  objectif  va  grancKssant 
d'importance  :  il  fait  pour  ainsi  dire  la  tacbe*  d'huile,  et  l'épicurisme 
primitif  des  Anglais  finit  par  de»  considérations  qui  rappellent  le 
stoïcisme.  M.  Darwin  s©  voit  obligé  d'apporter  une  modification 
importante  à  la  formule  de  Bentham  et  des;  utililwes,  qui  était  de 
prendre  pour  but  1«  plus  grand  plaisir  du  pins  grand  nombre.  L'il- 
lustre naturaliste-  substitue  au  bonheur  dti  plus  grand  nombre  la 
«  préservation  de  la  race  sous  ses  GDndîtions  d'exietencev  »  Le  terme 
de  bonheur  lui  semNfe  en  efffeti  trcç  subjectif  et  terop  humain;  il 
lui  préfère  un  mot  phis  vague,  mais  plus'  objectif,  celui  de  bien- 
être  général,  a  Gè  terme,  dit-il,  peut  se. définir  ainsi  :  le  moyen  qui 
permet  d'élever,  dans  les  conditions  existantes,  le  phis  grand 
nombre  d'individus  en  pleine  santé,  en  pleine  vigueur,  doués  de 

(1)  Voir  sur  ce  sujet  lè  chapitre  de  M.  Goyau  dans  fa  Mbrak  anglaise  covdempo- 
rame,  page  165  et  buW.  Voir  avssi  la  erit^ue  dO  BesCiiain  par  Iff.  Spencer,  daoo  les 
Dat(kof£tkio8. 


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lA  UtmàLE  CSONTBHPORAfiNE.  186 

facuUés  aussi  parfaites  que  possible  (1).  »  Quoique  la  réalisation  ^ 
c^  état  de  choses,  ajoute-t-ii,  doive  aycir  pour  conséquenoe  le  bon- 
heur, oepeDdant  le  bonheur  doit  toujours  être  considéré  comme  use 
conséquence,  ncoQ  foomme  un  pdndpe.  M.  Spencer  dit  à  son  tour-. 
«  Les  bons  et  mauvais  résultats  des  actions  ne  sauraient  lôtre  acci- 
dentels; ils  doiyenit  être  les  conséquences  nécessaires  de  la  nalare 
des  choses  ;  il  appartient  à  la  science  moirale  de  déduire  des  lois  de 
la  vie  et  des  conditions  de  V existence  quels  sont  les  actes  qui  iten* 
dent  à  produire  le  ibonheur  et  quels  sont  ceux  qui  tendent  à  pro- 
duire le  malheur  (2).  »  En  un  mot,  Thomme  ne  doit  plus  prendre 
pour  but  direct  le  plaisir  et  le  bonheur  mômes,  mais  seulement  les 
actes  qui  sont  les  conditions  générales  et  nécessaires  du  bonheur 
pour  tous  les  hommes. 

Dès  lors,  la  morale  naturaliste  tend  à  la  même  conclusion  «que  la 
morale  idéaliste  :  elle  tend  à  identifier  'ridéal  moral  avec  l'acbëve- 
ment  de  la  nature,  avecie  dernier  terme  Ae  son  évolution.  M.  Spen- 
cer admet,  comme  pourrait  le  faire  un  idéaliste,  que  les  actes  ^ons 
sont  les  actes  appropriés  à  leur  fia.  Seulement  il  ne  faut  pas  entendre 
par  là,  avec  le  spiritualisme  classique,  une  finalité  préétablie  par 
une  intelligence  :  il  s"agit  simplement  d'une  conséquence  harmo- 
nieuse amenée  parrévolutiem  du  monde,  non  d'un  principe  d'har- 
moDie  supérieur  ou  antérieur  à  celte  évolution.  Les  nageoires  d'un 
poisson,  par  exemple^  sont  bonnes  quand  elles  sont  bien  adaptées  à 
ileur  milieu  et  à  leurionction;  cette  ifonction,  étant  pour  le  poissoi 
une  -condition  de  vie  et  «de  jouissance,  peut  être  appelée  une  fin, 
et  fait  partie  de  son  bien.  Kref,  la  fin  n'est  cpi'un  terme  naturelle- 
ment et  nécessairement  atteint  par  l'évolution,  non  un  but  préconçu 
par  une  intelligence  supérieure  à  la  nature.  Ceci  posé,  la  bonne  con- 
duite a  est  celle  qui  a  atteint  le  plus  hauthaut  degré  de  l'évdlution... 
Le  terme  idéal  de  l'évolution  nn^Krei/^  de  la  conduite  ^st  aussi  la 
règle  idéale  de  la  conduite  considérée  au  point  de  vyie  moral.  »  Et 
comme  le  terme  de  l'évolution  humaine,  selon  M.  Spencer,  est  la^ie 
sociale,  il  en  tire  cett-e  conclusion  :  a  L'homme  idéal  peut  être  conçu 
comme  constitué  de  telle  sorte  que  ses  activités  spontanées  soient 
d'accord  avec  les  <^onditions  imposées  par  le  milieu  social  formé 
d'autres  êtres  semblables  à  lui.  » 

Id  encore,  sans  contredire  le  principe  fondamental  de  la  doctrine , 
ne  peut-on  et  ne  doit-^n  pas  aller  dans  cette  voie  plus  loin  que 
JUM.  Spencer  et  Darwin?  Les  lois  les  plus  élevées  de  l'évolution  hu- 
maine sont-elles  seulement  celles  qui  assurent  le  perfectioanement 

(1)  Voir  la  Morale  anglaise  contemporaine,  par  M.  Guyaa,  pa^  160. 

(2)  On  remai*quera  Tan^ogie  de  cette  conceptioa  avec  celle  d'un  atoraliste  français, 
H.  Courcelle-Seiïeail. 

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f 


lAO  A£yO£  DES  D£D1  MONDES* 

et  la  félicité  de  la  société  humaine  7  L'homme  n'étend-il  pas  son 
idée,  son  désir  de  perfectionnement  et  de  bonheur  à  tous  les  êtres 
sentans  et  même  aux  autres  êtres  qu*il  voudrait  appeler  à  la  sensa- 
tion, en  un  mot,  à  l'univers?  Quoique  l'évolution  du  monde  ne  soit 
pas  le  déroulement  d'un  plan  divin,  elle  n'en  offre  pas  moins  une 
direction  qu'elle  prend  d'elle-même,  un  sens  qu'elle  fait  sortir  de 
son  chaos  apparent  :  l'homme  s'efforce  de  pénétrer  ce  sens  :  il  tra- 
duit en  son  langage,  il  formule  en  termes  de  sentiment,  de  pensée, 
de  volonté,  de  bonheur,  les  vœux  encore  inconsciens  de  tous  les 
êtres  ;  génie  de  la  nature,  il  achève  et  prononce  le  mot  par  elle 
ébaudié.  En  poursuivant  l'idéal,  il  suit  donc  encore  la  nature  :  tel, 
d'après  un  fragment  de  la  courbe  décrite  par  un  astre,  le  savant 
la  prolonge  et  l'achève;  c'est  en  cédant  au  mouvement  commencé 
que  sa  pensée  devance  le  mouvement  à  venir. 

Dès  lors,  un  être  doué  de  raison,  capable  de  science,  capable 
de  concevoir  des  lois  valables  pour  le  monde,  n'a  plus  seulement 
pour  «  milieu  »  la  société  de  ses  semblables  :  il  a  le  monde  entier. 
M.  Spencer  nous  dira  qu'il  en  est  ainsi  de  tout  être,  puisque  tout 
être  fait  partie  de  la  nature  et  est  en  connexion  avec  elle  :  le 
moindre  grain  de  sable  n'est-il  pas  aussi  étroitement  uni  au  reste 
des  êtres  qu'une  étoile  au  monde  sidéral?  —  Sans  doute,  mais  le 
grain  de  sable  ignore  cette  connexion  ;  il  n'y  peut  rien  changer,  il 
ne  peut  se  proposer  comme  fin  de  la  rendre  plus  étroite  et  plus 
consciente  ;  l'homme,  au  contraire,  a  conscience  de  son  rapport 
avec  l'universalité  des  êtres  et,  en  prenant  connaissance  des  lois 
universelles  de  la  nature,  il  peut,  dans  sa  sphère  d'action,  modifier 
la  nature  même.  L'homme  est  donc  le  seul  être  qui,  ayant  l'idée 
du  tout  et  le  désir  que  le  tout  soitheureux,  vive  intellectuellement 
et  moralement  dans  Vunivers;  les  autres  n'y  vivent  que  physique- 
ment; il  est  le  seul  être  à  nous  connu  en  qui  le  monde  semble 
enfin  trouver  une  conscience  pour  se  concevoir.  Dès  lors,  de  ce 
point  de  vue  cosmologique,  il  est  permis  de  croire  que  la  vraie  loi 
pour  l'homme  doit  être  l'adaptation  universelle,  non  plus  seulement 
sociale  ou  individuelle.  La  société  humaine  n'est  elle-même  qu'un 
symbole  d'une  société  supérieure,  d'une  unité  supérieure  embras- 
sant l'univers. 

Sans  doute,  au  point  de  vue  de  la  pratique  et  même  de  la  science 
positive,  il  faut  bien  se  contenter  en  morale,  comme  le  fait 
M.  Spencer,  des  considérations  humaines,  soit  individuelles,  soit 
sociales;  mais  ce  qui  donne  aux  actions  les  plus  particulières  un 
caractère  moral  par  excellence,  ce  n'en  est  pas  moins  l'intention 
universelle  qu'elles  expriment  :  une  simple  mesure  d'hygiëue  de- 
vient vraiment  morale  si  je  veux  conserver  dans  ma  personne  un 

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LA  MORALE  CONTEMPORAINE,  lAl 

membre  de  la  grande  société.  Il  faut  aimer  en  soi-même  sa  famille, 
dans  sa  famille  la  patrie,  dans  sa  patrie  le  genre  humain,  dans  le 
genre  humain  la  société  universelle.  La  plus  haute  moralité  est 
dans  le  dernier  but  que  nous  nous  posons  et  dont  les  autres  ne 
sont  pour  nous  que  les  moyens.  Les  théologiens  disaient  :  «  Tout 
acte  devient  religieux  quand  il  est  fait  pour  Dieu;  »  traduisant  leurs 
mythes  dans  le  langage  dé  la  science,  le  philosophe  peut  dire  : 
a  Tout  acte  devient  moral  quand  il  est  fait  pour  l'humanité  et  le 
monde.  » 

Ainsi  la  morale,  quoique  se  bornant  dans  sa  partie  positive  à 
formuler  les  relations  des  hommes  entre  eux  ou  des  facultés  entre 
elles,  c'est-à-dire  les  conditions  de  l'existence  individuelle  ou  so- 
ciale, tend  néanmoins  à  ex^^rimer,  dans  sa  partie  la  plus  élevée  et 
vraiment  morale,  les  conditions  de  l'existence  universelle.  Les  lois 
de  la  morale  sont  nécessaires,  disent  MM.  Darwin  et  Spencer,  parce 
qu'elles  représentent  les  nécessités  mêmes  de  l'existence  sociale, 
soit  dans  le  présent,  soit  dans  l'avenir  ;  l'idéaliste  ajoutera  :  les 
nécessités  de  l'existence  et  de  l'évolution  universelles.  Elles  sont 
générales^  parce  qu'elles  expriment  les  lois  de  la  société  entière; 
ridëaliste  dira  :  de  l'univers  en  son  futur  achèvement.  Elles  sont 
immuables,  parce  que  certaines  règles  de  la  société  humaine  ne 
peuvent  changer,  par  exemple  le  respect  pour  la  vie  des  autres  ;  on 
peut  dire  aussi  certaines  règles  :  de  la  société  universelle.  Elles  sont 
absolues,  parce  qu  elles  répondent  aux  conditions  premières,  ori- 
ginales de  toute  cité  humaine,  conditions  d'où  le  reste  dépend  et 
qui  ne  dépendent  point  d'un  principe  supérieur;  mettons  ici  encore, 
à  la  place  de  la  cité  humaine,  la  cité  du  monde.  Elles  sont  obliga- 
toires, impératives,  parce  qu'elles  sont  la  force  de  la  société  accu- 
mulée dans  l'individu  et  résistant  à  l'individu  même,  la  tendance 
de  la  race  opposée  à  la  tendance  individuelle  ;  l'idéaliste  dira  :  qui 
sait  si  elles  ne  sont  pas  aussi  la  force  fondamentale  de  l'univers, 
la  tendance  primitive  de  toute  existence  consciente,  raisonnable  et 
heureuse,  s'opposantaux  caprices  de  la  passion?  Le  remords,  ajoute 
Darwin,  est  le  contraste  douloureux  entre  l'inclination  individuelle 
ou  passagère  et  l'instinct  social  qui  est  permanent;  peut-être  aussi, 
dira  l'idéaliste,  entre  l'essentiel  et  l'accidentel  de  l'existence  comme 
de  la  félicité.  Si  l'hirondelle  attardée  qui  couve  encore  en  automne, 
au  moment  où  toute  la  troupe  va  partir,  sacrifiait  au  soin  parti- 
culier de  sa  famille  l'instinct  migrateur,  nécessaire  pour  la  con- 
servation de  toute  l'espèce,  la  persistance  du  penchant  plus  général 
sous  le  triomphe  momentané  du  penchant  plus  particulier  pro- 
duirait en  elle,  selon  le  darwinisme,  un  déchirement  întérlf^ur 
analogue  à  nos  remords  :  eh  bien  !  l'esprit  de  l'homme  a,  lui  aussi, 

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Iil2  ^BCBWE  OES  1I£UX  MONDES. 

un  ÎQStiQct  de  migration  et  de  progrès  sans  limites  qui  l'oblige» 
aux  dépens  môme  de  ses  autres  affectians,  à  ^prendre  son  vol  vers 
la  patrie  universelle,  vers  Timm^sité.  Les  combats  intérieurs  de 
la  conscience,  remarque  encore  Darwia,  produisent  une  lutte  pour 
la  vie  €ntre  les  diverses  idées,  les  diverses  tendances,  qui  sont'plus 
ou  moins  sociales  ou  antisociales;  de  là  sélection  naturelle  dans  la 
domaine  de  la  conscience;  l'être  morad  est  celui  qui  finit  par  agir 
dans  le  sens  de  la  socàété«  Pour  l'idéaliste,  c'est  celui  qui  agit 
dans  le  sens  du  monde.  Enfin,  selon  MM.  Spencer  et  Darwin,  le 
résultat  derniier  de  cette  lutte  sans  cesse  renouvelée  est  l'évolution 
ou  le  progrès  des  sentimens  et  motifs  moraux,  qui  se  résument 
dans  l'altruisme  ; —  soit,  mais  le  véritable  altruisme  est  peut-4tre 
plusque  social;  auxyeux  de  l'idéalistei,  il  es^  universel  eten quelque 
sorte  mundanus. 

L'idéalisme  arrive  ainsi  à  une  conclusion  importante.  L'iiomms 
est  un  être  original  et  à  part  :  il  a  pour  caractère  :  l"»  l'unité,  dans 
sa  pensée,  des  lois  de  l'existence  en  général  et  des  lois  de  son 
existence  propre  ;  2'' l'unité^  dans  son  désir,  des  moyens  du  bonheur 
universel  et  de  son  propre  bonheur.  Être  conscient  et  raisonnable, 
il  tend  donc  à  prendre  pour  motif  des  conditions  d'existence  etxte 
développement  qui  soient  celles  du  monde  même.  Les  êtres  forment 
une  échelle  dont  l'homme  occupe  le  sommet.  Pour  l'animal  soli* 
taire,  les  lois  les  plus  élevées  sont  celles  de  la  vie  individuelle  ;  il 
ne  conçoit  pas  de  motif  supérieur;  pour  l'animal  sociable,  ce  sont 
les  lois  de  la  vie  sociale;  pour  l'être  pensant,  ce  sont  les  lois  delà 
pensée  et  de  la  vie  même,  qui  sont  sans  doute  les  lois  de  Tunivers. 
Le  vrai  terme  idéal  de  révolution,  comme  dit  M.  Spencer,  par  con- 
séquent le  véritable  idéal  moral,  n'est  donc  rien  moins  que  la  plé- 
nitude de  Texistence  individuelle  et  universelle,  dont  la  conscience 
serait  la  parfaite  félicité. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu,  en  introduisant  l'intelligence  dans 
la  question  morde.,  — comme  sont  à  la  fin  obligés  de  le  £aire 
MM.  Spencer  et  Darwin,  —  on  se  trouve  entraîné  à  des  considén^ 
tions  de  plus  en  plus  universelles,  qui  finissent  par  toucher  à  la 
métaphysique.  Tant  il  estvrai  que  l'intelligence  est  comme  une  force 
d'expansion  qui  nous  arrache  peu  à  peu  au  moi  pour  nous  mêler 
au  monde  entier  :  ToU  mundo  te  insère.  Mais  nous  ne  voulons  point 
ici  faire  une  plus  longue  excursion  dans  le  domaine  métaphysique 
et  dans  les  hypothèses  sur  l'univers^  quoique  la  doctrine  de  l'évo- 
lution nous  y  invite  elle-^môme  en  nous  parlant  des  lois  univer- 
selles de  la  vie.  Quelles  que  soient  les  différences  qui  peuvent  sub- 
sister encore,  au  point  de  vue  métaphysique,  entre  le  naturalisme 
et  l'idéalisme,  leur  rapprochement  sur  le  terrain  de  la  science  posi- 

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LA  MORALE  CSONTEHPGRAmE.  î43 

tive»  de  la  cosmologie  comme  de  la  psychologie,  n'est  ni  moins 
réel  ni  moins  important. 

En  résumé,  les  bases  positives  de  la  morale,  dont  nous  avons 
voulu  nous  occuper  exclusivement  avec  MM.  Spencer  et  Darwin, 
sont  de  deux  sortes  :  d'abord  les  inclinations^  égoïstes  ou  altruistes, 
puis  les  idées  scientifiques,  qui  expriment  les  conditions  du  bonheur 
pom*  ITmdivKlu  ou  pour  la  société.  Hn  un  mot,  iostinet  et  science 
sont  les  deux  grands  facteurs  de  l'évolution  morale.  Le  naturalisme 
a  insisté  principalement  sur  la.  force  de  l'instinct;  l'idéalisme  doit 
insister  de  préférence  sur  la  force  des  idées  et  montrer  dans  la 
science  même  une  puissance  qui  tend  à  dominer  le  monde.  Ces  deux 
points  de  vue,  loin  de  s'exclure,  s'appellent  et  se  complètent  ;  ils 
sont  également  nécessaires  à  une  morale  vraiment  positive,  qui 
tient  compte  de  tou&k»  iaits,  ]r  compris  ces  faits  hnportans  qu'on 
nomme  les  idées  humaines.  Resterait  à  savoir  si  les  inclinations  et 
les  idées  scientifiques,  «  données  i>^  de  la  psychologie  et  de  la  cos- 
mologie, épuisent  tout  le  contenu  de  la  morale.  Supposez  que  la 
science  positive  aboutisse  elle-même  à  démontrer  qu'il  y  a  un 
dernier  problème  qu'elle  ne  peut  résoudre  et  que  cependant  la  pra- 
tique doit  résoudre,  et  que  ce  soit  précisément  \c  problème  moral  ; 
il  faudra  bien  dire  alors  que  ce  n'est  plus  la  science  positive  qui  se 
réalise  elle-même  daius  les  actes  moraux  les  plus  élevés  :  au  point 
où  cesseront  les  idées  démontrables  ou  vériûables,  au  point  où  ces- 
sera la  science  propremeni  dite:,  psycholog^ue  ou  cosmologique, 
il  faudra  bien  faire  intervenir  l'hypotàëse  métaphysique,  rejetée 
par  MM.  Darwin  et  Spencer.  11  faudra  reconnaître  ce  que  nous  avons 
plus  haut  laissé  entrevoir  :  que  la  métaphysique,  avec  ses  conjec- 
tures sur  l'univerR^  est  au  fond  de  la  nsorale  et  que,  malgré  ses 
obscurités,,  malgré  ses  doutes,  elle  se  réalise  elle-nfiênie  dans  les 
actions  de  l'homme  comme  une  spéculatkND  sur  l'incoonu  dont 
l'obscurité  augmente  la  sublimité».  Nous  aurons  à  mieux  préciser 
dans  d'autres  études  ce  point,  négligé  par  l'école  anglaise,  où  la 
morale,  l'art  et  la  métaphysique  ne  font  plus  qia'un«  La  doctrine 
de  l'évolution  fait  profesfiion  de  s'en  tenir,  conune  dit  M.  Spen- 
cer, aux  tt  bases  po6i4ive&  de  la  nKU-ale,  »  noalgiré  les  problèmes 
de  toute  sorte  sur  les  destmées  de  l'individu,  de  la  société,  du 
monde,  au  bord  desquels  elle  amène  et  laisse  l'esprit.  Nous  essaie- 
rons de  déterminer  un  jour,,  ea  étudiant  les  écoles  contemporaines 
de  France  et  dfAUemag^,  quels  sont  les  «  fonden^ns  métaphy- 
siques )>  de  la  science  des  mœurs* 

Alfibo  Yùauàn. 

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uiri  'V  "j  -i..-'.!.  *  i' 


LE 

FAVORI    D'UNE     REINE 


DON   FERNAND   DE    VALENZUELA. 


Colecion  de  documentai  ineditoe  para  la  kistoria  de  BspaHa,  por  el  marques  de  la 
Faenaanta  del  Valle  y  D.  Sancho  Rayon,  tomo  Lxvn;  Madrid,  1877. 

L'Espagne  poursuit,  à  travers  les  révolutions  et  les  orages  poli- 
tiques, le  mouvement  littéraire  et  historique  inauguré,  il  y  a  un 
demi-siècle,  par  ta  régence  de  Marie-Christine.  L'Académie  de 
r histoire  est  à  la  tète  de  ce  mouvement,  justifiant  ainsi  son  titre  et 
le  but  formel  de  son  institution  sous  Philippe  Y  en  1738.  Cette  aca- 
démie, qui  compte  dans  son  sein  presque  tous  les  hommes  distin- 
gués de  la  Péninsule  dans  la  politique  et  dans  les  lettres,  fouille 
assidûment  dans  sa  riche  collection  de  manuscrits,  dans  les  archives 
du  cabinet  du  roi,  dans  les  dépôts  de  la  Bibliothèque  nationale, 
sans  négliger  les  dépôts  étrangers,  ni  les  archives  des  grands  sei- 
gneurs. Guidées  par  une  critique  sévère,  ces  savantes  investigations 
amènent  la  découverte  de  documens  toujours  curieux  et  nécessai- 
rement du  plus  haut  intérêt,  non-seulement  pour  l'histoire  politique 
ou  littéraire  de  l'Espagne,  mais  pour  Thistoire  générale  de  l'Europe. 
Ces  documens  sont  publiés,  à  différens  intervalles,  sous  la  direction  de 
deux  ou  trois  académiciens,  dans  le  recueil  entrepris  dès  18&2,  sous 
la  régence  d'Espartero,  sur  le  modèle  de  la  Collection  des  documens 
reliai f s  à  l'histoire  de  France ^  que  nous  devons  à  M.  Guizot.  Nous 
donnerons  une  idée  de  l'importance  du  recueil  espagnol  en  disant 
qu'il  en  est  à  son  soixante-septième  volume,  paru  en  1877. 

Ce  volume  est  remarquable  par  les  détails  entièrement  nouveaux 
qu'il  fournit  sur  un  personnage  aujourd'hui  bien  oublié,  et  pour- 

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LE  FAYORI   d'une  BEINE.  Hb 

tant  un  moment  célèbre,  qui,  après  le  renvoi  du  père  Nithard, 
devint  favori  de  Marie-Anne  d'Autriche,  veuve  de  Philippe  IV,  gou- 
verna la  monarchie  espagnole  en  qualité  de  premier  ministre  et 
joua  quelque  temps,  à  la  cour  de  Charles  II,  le  rôle  de  Mazarin, 
auquel  il  n'est  pas  question  de  le  comparer.  Cet  homme,  dont  la 
destinée  rappelle  aussi  les  aventures  d'Antonio  Ferez,  la  fortune  et 
les  disgrâces  tragiques  du  maréchal  d'Ancre,  est  don  Fernand  de 
Valenzuela.  Ni  la  Biographie  universelley  ni  la  Biographie  géné- 
rale n'en  font  mention.  Le  dictionnaire  de  Moréri,  cité  à  tort,  parle 
d'un  Valenzuela  qui  fut  évèque  de  Salamanque,  vers  le  milieu  du 
XVII'  siècle.  Le  sujet  a  été  touché  en  passant  par  M.  Mignet,  et  ce 
qu'en  dit  M"*  d'Aulnoy  n'a  pas  été  perdu,  je  crois,  pour  l'illustre 
auteur  de  Ruy  Bios.  Les  lecteurs  de  la  Revue  trouveront  peut-être 
quelque  intérêt  à  connaître  les  renseigaemens  inédits  que  renferme 
sur  ce  favori  d'une  reine  le  dernier  volume  publié  par  l'Académie 
de  Madrid. 

I. 

La  famille  de  Valenzuela  était  originaire  de  Ronda,  la  ville  mo- 
resque, pittoresquement  groupée  aux  flancs  de  son  rocher,  au  milieu 
de  la  sierra  de  ce  nom.  Lope  de  Vega  a  placé  à  Ronda  les  pre- 
mières scènes  de  sa  charmante  comédie  la  Moza  de  cdntarOy  utile 
commentaire  de  l'histoire  que  nous  allons  raconter  (1).  Ronda  est  le 
cœur  de  l'Andalousie,  le  pays  des  hardis  contrebandiers,  des  carac- 
tères aventureux  et  romanes  jues. 

Sans  appartenir  à  la  première  noblesse,  la  famille  de  Valenzuela 
occupait  un  certain  rang  dans  le  pays,  puisqu'elle  put  faire  les 
preuves  exigées  pour  entrer  dans  l'ordre  des  chevaliers  de  Saint- 
Jacques.  Rien  n'avait  encore  attiré  l'attention  sur  cette  famille; 
elle  vivait  dans  son  honorable  médiocrité,  lorsqu'une  aventure  de 
galanterie,  qui  fit  beaucoup  de  scandale  et  de  bruit,  obligea  le  père 
de  notre  héros,  don  Francisco  de  Valenzuela,  à  s'éloigner  précipi- 
tamment de  Ronda,  pour  se  réfugier  à  Naples,  où  il  prit  du  service 
dans  l'armée  espagnole  du  sud  de  Tltalie.  Il  s'écoula  quelques  an- 
nées, au  bout  desquelles  don  Francisco,  lassé  de  l'exil,  céda  au  désir 
de  revoir  sa  patrie  et  sa  famille.  Après  s'être  tenu  caché  dans  les 
gorges  rocheuses  qui  bordent  le  lit  du  Guadairo,  au  pied  de  Ronda, 
il  pénètre  de  nuit,  bien  armé,  dans  la  ville  et  se  présente  brusque- 
ment à  son  père.  Le  vieillard,  surpris,  se  jette  dans  les  bras  de  son 
fils,  et  dans  les  transports  de  sa  joie  il  provoque  si  malheureuse- 
ment la  décharge  d'un  pistolet  que  l'exilé  portait  à  sa  ceinture, 

(i)  Voyei  OEuvret  dramatique  <U  Lope  de  Vega,  L  u,  p.  345;  Paris,  Didier,  1879. 
TOMB  XL.  —  1880»  10 


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1&6  REY^  DES  DEUX  MONDES^ 

qu'il  tombe  frappé  d'iwe  blessure  mortelle.  Étcanges  commence- 
mem  l  aioguloère  destinée  d'une  famiUe  appelée  par  le  sort  à»  con- 
nattre  les  suprénaue»  faveurs  CGonBoe  lea  dernières  disgrâces  de  la 
fortune  r 

Il  fallut  unir  de  nouveau^  et  eette  fois  sans  retour.  Don  Francisco 
de  Valenzuela  reprit  son  service  dan&  l'armée  espagnole.  U  était 
capilaÎBe  et  gouverneur  militaire  de  k  place  de  Santa-Agata,  lors- 
qu'il épousa,  à  Naples,  une  personne  de  qualité,  originaire  de  Ma- 
drid^ dona  LeoDor  de  Encisa  y  Â.vila.  De  ce  mairiage  naquit,  le 
19  janvier  1630,  don  Femanda  de  Valeiizuela.  Le  père  mourut  peu 
de  tempe  après. 

Dona  Leonor,  comprenant  que  son  fils  n'avait  à  espérer  d'autre 
fortune  que  celle  qu'il  réussirait  à  se  créer  lui  même,  voulut  le 
mettre  sur  le  chemin.  Elle  le  fit  entrer»  adolescent,  comme  page 
[criado)  dans  la  maison  du  duc  de  l'Infantado,  ambassadeur  d'Es- 
pagne auprès  du  saint-siège  et  vice-roi  de  Sicile.  L'enfant  fit  pa- 
raître au  service  de  ce  noble  maître  beaucoup  d'intelligence,  d'exac- 
titude et  de  dextérité,  accompagnées  d'un  sérieux  au-dessus  de  son 
âge.  Peu  familier  avec  ses  égaux,  hautain  même,  le  jeune  page 
faisait  quelquefois  rire  le  duc  et  les  officiers  de  sa  maison  par  ses 
boutades  andalouses,  l'entendant  quelquefois  affirmer  avec  une 
assurance  comique  «  qu'un  jour  viendrait  où  ce  serait  à  lui  de  com- 
mander k  son  tour.  » 

A  l'expiration  de  sa  charge^le  duc  de  l'Infantado,  étant  retourné 
à  la  cour,  licencia  une  grande  partie  de  ses  serviteurs,  et  Valen- 
zuela  se  vit  obligé  de  quitter  la  maison  qui  jusqu'alors  avait  été 
son  asile.  Ce  fut  le  moment  le  plus  pénible  de  sa  vie,  celui  sur 
lequel  ses  ennemis  ont  jeté  quelques  ombres  équivoques,  le  repré- 
sentant alors  comme  paseanie  in  cortCy  c'est-à-dire  réduit  à  peu 
près  à  vivre  sur  le  pavé  de  Madrid.  U  n'en  était  pas  tout  àjait 
ainsi;  Valenzuela  trouva  aide  et  protection,  en  ces  jours  difficiles, 
auprès  de  quelques  personnes  distinguées  de  la  famille  de  sa  mère. 
Il  voyait  le  monde,  prenait  l'expérience  des  hommes  et  des  choses, 
formait  son  jugement  et  son  coup  d'œil,  étudiant  le  terrain,  épiant 
les  occasions  favorables.  U  avait  des  dehors  agréables,  beaucoup  de 
politesse  et  d'aisance  de  manières,  acquises  au  contact  des  grands 
seigneurs.  A  ces  avantages  extérieurs  il  ajouta  des  études  sérieuses, 
fortifiant  son  esprit,  cultivant  les  lettres  et  les  arts,  s'occupant  de 
musique  et  de  poésie.  Mais  l'ambition  dominait  tout.  Résolu  à  faire 
son  chemin,  le  cavalier  andalous  employait  surtout  les  eflbrts  de  son 
intelligence  à  tâcher  de  s'ouvrir  un  accès  auprès  de  quelque  per- 
sonnage ayant  part  au  gouvernement. 

Son  étoile  le  servit  heureusement.  —  Coounent,  après  de  tels 
commencemens,  l'obscur  gentilhomme  deRonda  parvint-il  à  s'élever 


r 


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LE  FAfOBI  d'uH£  REINE.  H7 

jusqoes  sur  les  degrés  du  trône  de  sa  souvemine  et  à  ^uveraier  en 
maître  la  monarrbhie  >de  Gharle^-Quint  ?  C'est  oe  qu'il  convient  d'a- 
bord d'expliquer. 

Philippe  IV  avait  va  successivement  (yspaorattre  les  nombreux 
enfans  qu'il  avait  eus  de  sa  premiëre  union  avecÉBsabethde  France, 
y  compris  cet  infant  don  Balthasar,  :sur  lequel  r£spagne  et^son  roi 
fondi^nt  de  si  grandes  espérances.  On  connaît,  an  moins  par  Ja  gra- 
vure, son  portrait  équestre,  l'un  des  chefs-d'iEavre  de  Velasquez. 
D'un  second  et  tardif  mariage  avec  Marie-Anne  d'Autriche,  fille  de 
Ferdinand  III  et  de  sa  sœur  Fimpératrice  Marie,  Philippe  ne  laissa 
en  mourant  qu'un  fils,  également  débile  de  corps  et  d'esprit,  triste 
rejeton  d'un  père  «  âgé,  cassé  et  anial  habitué,  d  selosi  Texpression 
de  Louis  XIV«  Ce  fils  était  Charles  II,  parvenu  alors  {1665),  à  l'âge 
de  près  de  quatre  ans.  A  cet%e,  le  jeune  prince  était  encore  siché- 
tif,  qu'il  ne  pouvait  «  paaser  du  sein  de  sa  nourrice;  à  peine 
pouvait-il  se  tenir  debout  et  même  parler.  Quaad  l'aitchevôque 
d'£mbrun,  ambassadeur  de  France,  se  présenta  pour^aluer  leaoa- 
yeau  souverain,  il  remarqua  tfuesa  gouvernante,  la  senora  Miguel 
de  Tejada,  placée  derrière  loi,  le  soutenait  par  les  cordons  de  sa 
robe.  Il  ne  prononça  qu'une  seule  parole  :  Ctà^rios  (Gouvrez^vous)^ 
et  en  se  xelirant,  il  fut  obligé  pour  se  soutenir  de  eaisir  la  main 
de  sa  menina. 

A  côté  de  son  légitime  héritier,  Philippe  lacasait  un  fils  naturel, 
qu'il  avait  eu  d'une  actriœ  du  théâtre  dk  Pnncipe,  la  Maria  Clal- 
deron,  célèbre  par  son  talent  et  par  lesi&éductions  de  sa  personne^ 
plus  encore  que  par  sa  beauté*  Ge  ûls  était  le  prince  don  Jiiaa,  que 
son  père  avait  légitimé  de  son  vivant  (lôAB)  et  fait  grand  prieur  de 
Castille,  — peut^reen  souvenir  du  désintéressement  de  sa  mëre^ 
qui,  loin  d'avoir  aoogé  à  exploiter  sa  fortune,  ce  qui  lui  eût  été 
bien  facile,  avec  on  monarque  aussi  prodigue  que  Philippe  IV,  prit 
le  voile  des  mains  du  nonce,  depub  Innocent  X,  eit  se  retira  au 
couvent  de  Santa  Isabel  après  la  naissance  de  cet  enfîmt.  Dom  Juan, 
né  le  7  avril  1629,  était  alors  à  la  fleur  de  Fâge.  Parfaitement  élevé 
dans  la  solitude  d'Ocaîîa,  par  les  soins  du<u)mte  duc  d*01ivares,  don 
Juan  d'Autriche  avait  de  l'esprit,  de  la  culture,  beaucoup  de  cou- 
rage personnel.  11  parlait  paifaiteuaent  plusieurs  langues.  Son  exté- 
rieur avait  gardé  beaucoup  des  grâces  de  sa  mère,  ce  qui,  dans  un 
pays  amoureux  de  la  forme,  hû  donnait  de  la  popularité,  malgré 
ses  revers  comme  capitaine.  11  avait  perdu  la  bataille  des  Dunes 
contre  Turenne  et  avait  été  battu  par  les  Portugais  à  la  journée 
de  Villa- Viciesa  (1665)  avec  iperte  de  quatre  mille  hommes,  de  ses 
drapeaux  et  de  touite  son  artillerie^ 

Ce  prince  avait  au  plus  haut  degré  l'orgueil  de  sa  naissance.  S'il 
ne  convoitait  pas  l'héritage  de  son  £rëre,  retenu  par  le  respect  de 

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lis  aSYDE  DES   DEUX  MONDES. 

la  majesté  du  trône  et  peut-être  par  le  souvenir  des  désordres  de 
sa  mère,  il  souhaitait  ardemment  d'être  déclaré  infant,  ce  qui  eût 
réglé  sa  situation  à  la  cour,  en  lui  donnant  le  pas  sur  la  grandesse. 
Il  avait  demandé  cette  faveur  à  son  père  avec  la  présidence  du 
conseil  d*état.  Indigné  de  cette  prétention,  l'héritier  de  Charles- 
Quint  y  avait  répondu  en  exilant  don  Juan  à  son  prieuré  de  Gon- 
suegra.  Il  refusa  même  de  le  voir  à  son  lit  de  mort.  Prince  sans 
couronne,  vassal  sans  suzerain,  don  Juan  se  trouvait  né  pour  une 
situation  exceptionnelle  mais  fausse,  dangereuse  pour  la  monarchie, 
malheureuse  pour  lui-même. 

Par  son  testament,  Philippe  lY  instituait  comme  régente  et  sou- 
veraine absolue  la  reine  sa  femme,  nommant  pour  l'assister,  mais 
seulement  avec  voix  consultative^  un  conseil  de  régence  [junta 
gênerai  de  gobierno)^  composé  de  six  membres  :  le  comte  de  Castrillo, 
président  de  Castille,  c'est-à-dire  chef  de  la  justice  et  de  la  police 
de  la  monarchie  ;  don  Ghristoval  Grespi,  vice-chancelier  d'Aragon  ; 
le  cardinal  de  Sandoval,  archevêque  de  Tolède;  le  cardinal  d* Ara- 
gon, inquisiteur  général;  le  marquis  d'Aytona,  représentant  la 
grandesse  d'Espagne;  le  comte  de  Penaranda,  comme  le  premier 
des  conseillers  d'état.  Don  Juan  fut  exclu  de  ce  conseil  par  la 
prévoyance  de  la  reine,  mais  il  garda  ses  entrées  au  conseil  d'état. 

La  princesse  allemande  qui  recevait  de  la  volonté  de  son  époux 
la  redoutable  mission  de  gouverner  une  monarchie  épuisée,  en 
présence  d'un  adversaire  tel  que  Louis  XIY,  était  une  femme  sans 
capacité  et  sans  expérience,  Philippe  n'ayant  jamais  permis  qu'elle 
fût  associée  aux  détails  du  gouvernement.  Son  unique  préoccupa- 
tion était  la  santé  de  son  fils.  Elle  ne  songeait  qu'à  le  faire  vivre 
afin  qu'il  pût  régner.  Son  instinct  maternel  l'avertissait  que  cet 
enfant  chétif,  au  teint  blême,  à  la  lèvre  pendante,  avait  en  don 
Juan  un  rival  des  plus  redoutables.  Elle  exécrait  ce  prince  comme 
rival  et  comme  bâtard,  ne  gardant  avec  lui  aucune  mesure,  ne 
s'exprimant  sur  son  compte  qu'en  termes  grossiers  d'injures  et  de 
mépris  {hîjo  de  p.,  hijo  de  b.).  Toutefois,  cette  princesse  à  l'esprit 
borné,  absorbée  dans  les  pratiques  d'une  dévotion  bigote,  inca- 
pable d'entrer  dans  le  sérieux  des  affaires,  était  opiniâtre,  entêtée, 
et  susceptible  de  pousser  fort  loin  ses  caprices  par  lesquels  surtout 
elle  se  gouvernait. 

Étrangère  et  défiante,  n'ayant  que  de  l'antipathie  pour  les  Espa^- 
gnols,  ((  lesquels,  disait-elle,  caressent  de  la  bouche  et  mordent 
avec  le  cœar,  »  le  premier  besoin  qu'éprouva  la  régente  fut  d'avoir 
auprès  d'elle  un  conseiller  exclusivement  dévoué  à  ses  intérêts  et 
à  sa  personne,  capable  de  suppléer  à  son  insuffisance  dont  elle 
avait  le  sentiment.  Ge  fidèle  et  zélé  serviteur,  elle  crut  le  trouver 
dans  un  jésuite  allemand,  le  père  Nithard,  que  l'empereur  Ferdi- 

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LE  FAVORI  D  DN£  BEINE.  1^9 

nand  son  père  lui  avait  donné  pour  confesseur  et  qui  l'avait  suivie 
en  Espagne.  Vainement  Marie- Anne  avait  annoncé,  conformément 
aux  ordres  de  son  époux,  qu'elle  n'aurait  ni  validOy  ni  valida^  et 
qu'elle  gouvernerait  de  xoncert  avec  la  junte.  Le  père  Niihard, 
d'abord  nommé  conseiller  d'état,  puis  inquisiteur-général,  ne 
tarda  pas  à  être  déclaré  premier  ministre  :  mesure  imprudente, 
qui  heurtait  gravement,  dès  le  début,  le  caractère  d'une  nation 
particulièrement  connue  pour  sa  haine  de  l'étranger.  Le  bon  père,  il 
est  vrai,  avait  commencé  par  se  faire  naturaliser  Espagnol,  et  même, 
pour  plus  de  vérité,  il  avait  ajouté  un  o  à  son  nom. 

Ainsi  se  trouva  porté  du  confessionnal  dans  le  cabinet  un  reli- 
gieux plus  propre  à  résoudre  des  cas  de  conscience  que  capable 
de  manier  les  hommes  et  de  diriger  les  affaires  d'une  grande  na- 
tion. D'un  esprit  incertain,  d'un  caractère  timide,  d'un  coup  d'œil 
vague  et  d'un  orgueil  excessif,  le  père  Nithard,  devenu  ministre 
d'une  femme  aveuglément  confiante,  avait,  dit  M.  Mignet,  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  aider  à  la  ruine  de  la  monarchie  espagnole. 

Don  Juan  fut  profondément  blessé  de  ce  qu'il  regardait  comme 
un  outrage  à  ses  droits,  et  la  noblesse  espagnole  partagea  ses  sen- 
timens.  Ces  vassaux  altiers,  descendans  des  conquérans  du  sol  sur 
les  Maures,  compagnons  à  ce  titre  plutôt  que  vassaux  de  leurs  rois, 
étaient  indignés  de  voir  la  délégation  du  pouvoir  souverain  confiée 
aux  mains  d'un  prêtre,  et  surtout  d'un  prêtre  étranger.  Don  Juan, 
représentant  des  ressentimens  et  des  griefs  de  la  grandesse,  eut  dès 
lors  un  parti  tout  formé  et  des  plus  redoutables.  Dès  ce  moment 
aussi,  entre  le  bâtard  légitûné  et  le  premier  ministre  de  la  reine, 
les  rappoi-ts  allèrent  s' aigrissant  de  jour  en  jour.  Le  prince,  qui 
avait  de  l'esprit,  accablait  son  adversaire  allemand  de  sarcasmes  et 
de  ridicule.  Il  ne  laissait  passer  aucune  occasion  de  faire  paraître 
son  irritation  et  son  mépris.  Le  conseil  d'état  auqueljle  père  Nithard 
était  fort  assidu,  avait  ouvert  la  délibération  sur  la  question  du 
commandement  des  troupes  destinées  àrenforcer  l'armée  de  Flandre, 
dans  la  guerre  que  nous  appelons  des  Droits  de  la  reine  (1667)  : 
u  Je  pense,  opina  don  Juan,  que  l'on  doit  envoyer  le  père  Nithard; 
c'est  un  saint  homme  à  qui  le  ciel  ne  refusera  rien.  Le  poste  où 
nous  le  voyons  est  déjà  une  preuve  des  miracles  qu'il  sait  faire.  » 
Le  confesseur  lui  répliqua  d'un  air  chagrin  qu'il  était  d'une  pro- 
fession à  devoir  tout  espérer  de  la  miséricorde  de  Dieu,  mais  non 
pas  d'être  général  d'armée.  «  Eh  I  mon  père,  repartit  don  Juan, 
nous  vous  voyons  faire  tous  le  jours  des  choses  plus  éloignées  de 
votre  profession.  » 

Le  prince  accepta  cependant  la  mission  qui  lui  était  offerte.  U 
partit  pour  la  Corogne,oùse  rassemblaient  les  vaisseaux  et  les  sol- 
dats qui  devaient  former  l'expédition;  maïs,  sous  prétexte  que  la 

u.yiuzeuuy  Google 


150  REVUE  I>ES  DEUI  MONDES. 

flotte  française,  composée  de  trente-six  vaisseaux  et  de  sixbrAkts, 
rendait  la  traversée  in^ossible,  îi  abandonna  son  commaDdemeot 
au  marquis  de  dastel-Àodrigo,  et  revint  pauvrement  conspirer  A 
Gonsuegra,  plus  occupé  des  prétentions  de  sa  vanité  que  soucieux 
des  intérêts  de  sa  patrie.  Plus  tard  k  reine  se  trouva  fondée  àJaî 
en  faire  le  juste  reproclie. 

La  situation,  oomoie  on  ymij  était  fort  tendue»  Las  défiances 
mutuelles  engen<kant  les  soupçons,  les  deux  rivaux  s'accusaient 
publiquement  Tun  l'autoe  de  méditer  des  projets  d'enlèvement  ou 
d'assassinat,  projets  que  les  pratiques  du  temps  ne  rendaient  nul- 
lement improbables.  La  cour,  poussée  à  bout,  résolut  de  faire  un 
exemple.  Il  y  avait  à  Madrid  un  Aragonais  uommé  Malladas,  fort 
aimé  de  don  Juan,  <iui  passait  pour  recruter  des  partisans  à  la  cause 
du  prince.  Arrêté  à  onze  heures  du  soir^  on  lui  donna  une  heure 
pour  se  préparer  à  la  mort,  et  il  subit  la  peine  du  garrot  sur  un 
ordre  signé  de  la  main  de  la  i^eine.  À  ce  moment,  un  ofTicier  réformé, 
le  capitaine  Pinilk^  se  pnésentait  à  la  porte  de  l'appartement  de  la 
régente  demandant  instamment  à  lui  parler  en  particulier*  D'abord 
repoussé,  puis  enfim  introduit,  il  passa  une  heure  enfermé  avec 
elle.  Il  venait  «e  dénoncer  lui-même,  <^omme  ayant  été  chargé, 
lui  troisième,  d'assassiner  le  père  JKithard.  A  l'issue  de  cet  eiatpe- 
Uen,  ordre  fut  donné  d'arrfrter  le  nommé  Patina,  frère  du  secré- 
taire particulier  de  don  Juan.  En  môme  temps,  cinquante  hommes 
de  cavalerie,  sous  le  commandement  du  marquis  de  Salinas,  par- 
taient pour  Gonsuegrâ,  avec  ordre  de  s'assurer  de  la  personne  du 
prince.  »  Us  trouvèrent  bien  la  cage,  .mais  roiseau  était  parti.  » 

Averti  par  les  amis  qu'il  avait  jusque  dans  le  palais,  don  Jium 
avait  pourvu  à  sa  sûreté  en  quittant  iGonsuegra  pour  se  retirer  en 
Aragon,  avec  le  dessein  d'y  travailler  à  ipréparer  son  retour.  Au 
moment  de  monter  à  cheval,  il  ^adressa  à  la  reine  une  lettre  hau- 
taine, où,  tout  en  protestant  de  n'avoir  en  vue  que  le  service  de 
Dieu  et  le  service  du  ix)i,  il^puyait  sur  ce*qu'il  appelait  l'exé- 
crabte  gouvernement  du  premier  ministre,  qu'il  déclarait  coupable 
des  malheurs  de  la  monarchfte.  L'Espagne  venait  de  perdre  la  tFlan- 
dre  et  la  franche-Comié;  il  qualifiait  le  père  iNithard  en  termes 
insultans,  l'accusait  d'avoir  prémédité  de  le  faire  assassiner,  et 
sommait  la  reine  de  le  renvoyer,  lui  laissant  entendre  que,  ce  fqu'elle 
ne  ferait  pas,  il  ^  verrait  Corcé  par  le  <cri  public  de  l'exécuter  lui- 
même. 

L'origine  de  la  fortune  4e  Yalenzuela  se  trouve  dans  ces  graves 
événemens. 

Depuis  les  révélations  du  capitaine  ;Pinilla,  le  père  Nithard  vivait 
en  des  transes  continuelles.  11  cherchait  en  môme  temps  des  agens 
intelligens  propres  à  le  renseigner  aur  les  desseins  ^qu'il  prétait  à 


LE  rAFOBI  D'ims  REINI*,  î&l 

son  ftdrersaire  et  des  valientes  C24>ables  de  protéger  sa  persanne 
contre  un  coup  de  mtin.  Yalenzuelft  yint  lui  offrir  son  zèle  et  son 
épée,  accompagDAnt  cette  ofiire  de»  mar(|aes  de  la  plus  entière 
jscmnnssion  et  deaprotesIlatioBS  d'an  déroûment  sans  bornes^  Ses 
propositions  fîirent  acceptées.  Le  boa  père,  ayant  fait  l'épreuve  de 
son  courage,  de  son  intelligence,  de  son  activité  et  de  sa  discrétion  « 
l'attacha  secrètement  à  sa  personne,  et  JBnit  par  l'initier  aux  affaires 
les  pks  importantes  de  l'état. 

Le  cavalier  andalous  eut  ainsi  entrée  au  palaîs,  d'où  il  pouvait 
observer  la  cour.  Son  premier  soin  fut  d* étudier  le  terrain  nouveau 
sur  lequel  le  plaçait  la  fortune;  et  il  comprit  bien  vite  que„parniiles 
daines  de  la  reine,  aucune  n'était  plus  avant  dans  ses  bonnes  grâces 
cfue  dona  Maria  de  Ucedo,  d'une  famille  alliée  à  la  maison  d'Albe.  Il 
se  déclara  ouvertemeat  son  admirateur,  et  aspira  bientôt  à  sa  main* 
Soins  multipliés,  attentions  et  prévenances,  ver&galans,  colIati<His, 
sérénades,  il  ne  négligea  aucun  moyen  pour  réussir.  Servi  d'ailleurs 
par  les  remarquables  agrémens  de  sa  personne,  il  finit  par  épouser 
la  caynarera  favorite  avec  Tasseatiment  de  sa  majesté. 

Cependant  le  père  Mithard  sf  attachait  de  plus  en  plus  à  notre 
gentilhomme  à  rsôson  des  services  très  réels  qu'il  en  recevait,  se 
complaisant  dans  le  succès  d'un  homme  qu'il  regardait  à  bon  droit 
comme  sa  créature.^  Assuré  d'ailleurs  de  s(m  propre  crédit  comme 
ministre  et  comme  confesseur,  il  ne  songeait  pas  méote  à  prendre 
ombrage  des  progrès  de  sa  fortune.  Bans  ses  conférenKïes  avec  la 
régente,  le  père  Nitbard  avait  maintes  occasions  de  rendre  de  bons 
ténooignages  du  zèle  éprouvé  de  son  agent  particulier.  A  l'époque 
de  son  mariage,  Yalenzuela  é<ait  donc  favorablement  connu  de  la 
reine  par  l'intermédiaire  du  premier  ministre.  Pour  cadeau  de 
noces,  Marie^Anne  d'Autriebe  le  rapprocha  de  sa  personne  en  le 
nommatnt  son  écuyer. 

Il  vivait  péniblement  de  ses  maigres  sppointemens  assez  mal 
payés  lorsqu'un  soir,  en  rentrant  chez  lui  colle  de  Legtmicos,  il 
reçut  un  coup  d'arquebuse  qai  lui  fracassa  le  bras..  Cette  tentative 
d'assassinat  fut  attribuée  aa  duc  de  Mootahe  et  peut  être  considé- 
rée comme  la  vengeance  à  l'espagisole  dTun  mari  grand  seigneur. 
Les  frais  de  traitement  et  de  médecin  eurent  bkntât  épuisé  les 
ressources  du  ménage,  et  Maria  dé  Elcedo  se  vit  dans  la  nécessité 
d'implorer  l'assistance  de  la  reine.  Des  secours  lui  furent  plusieurs 
fois  accordésv  Craignant  alors  d'abuser  des  bontés  de  sa  souve- 
raine, la  camarera  prit  un  moyen  détourné  de  se  pourvoir.  Il  se 
présentait  un  emploi  de  peu  d'importance,  pour  lequel  un  candidat 
offrait  100  doublons.  Maria  de  Ucedo  supplia  la  reine  de  lui  en 
accorder  la  grâce.  Touchée  de  pitié,  la  reine  y  consentitr  Tel  était 
l'état  des  mœurs  publiques  à^  la  coar  de  Charles  II  (et  des  autres  sou- 

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152  HEYUE  DES  DEUI  MONDES. 

veraîns  de  l'Europe),  tel  répuîsementdes  fmances,  que  les  ministres 
eux-mêmes  trafiquaient  à  peu  près  ouvertement  des  places  les  plus 
importantes.  Vice-royautés,  titres  de  noblesse,  ordres  de  chevalerie, 
entrée  aux  conseils,  étaient  donnés  au  plus  offrant.  Le  roman  de 
GilBlaSy  sous  les  couleurs  de  la  fiction,  peint  exactement  la  réalité 
à  cet  égard.  Dona  Maria  recevait  des  sommes  de  plus  en  plus  con- 
sidérables, dont  la  reine,  comme  le  duc  de  Lerme,  finit  par  vou- 
loir profiter.  Elle  était  avare,  et  le  comte  de  Villahumbrosa,  prési- 
dent de  Gastille,  put  lui  reprocher  un  jour  d'avoir  fait  passer 
180,000  doublons  en  Allemagne,  sous  prétexte  de  faire  bâtir  un 
couvent.  Il  convient  d'ajouter  que,  vu  la  pénurie  du  trésor,  la 
régente  manquait  quelquefois  d'argent  pour  son  propre  service,  et 
pour  celui  du  roi  son  fils.  Et  le  mal  ne  fit  qu'empirer.  Quelques 
années  plus  tard  (1681),  les  livrées  de  l'écurie  du  roi  désertèrent, 
faute  d'être  payées.  Les  rations  données  à  toutes  les  personnes*du 
palais,  y  compris  les  femmes  de  la  reine,  manquèrent  également. 

Ce  trafic  prolongé  finit  par  acquérir  un  tel  degré  d'importance, 
que  Maria  de  Ucedo  ne  se  trouva  plus  à  la  hauteur  des  négocia- 
tions. Son  rôle  d'intermédiaire  échut  alors  à  son  mari.  Valenzuela 
fut  mis  par  ce  moyen  en  i-apports  directs  avec  la  reine.  La  situa- 
tion de  dona  Maria  auprès  de  la  régente  facilitait  les  entrevues  et 
permettait  de  les  rendre  absolument  secrètes.  Le  cavalier  andalous 
ne  laissa  pas  échapper  ces  occasions  de  s'insinuer  dans  la  confiance 
de  Marie-Anne.  Possédant  l'art  et  les  moyens  d'être  bien  informé, 
il  affecta  le  plus  grand  zèle  à  servir  ses  intérêts,  la  mettant  au  cou- 
rant des  intrigues  de  la  cour,  des  visées  de  dou  Juan,  des  cabales 
des  grands  seigneurs  de  son  parti,  des  mesures  concertées  contre 
le  gouvernement  du  premier  ministre.  La  reine,  qui  portait  le  deuil 
sévère  des  femmes  espagnoles,  qui  parlait  peu,  qui  ne  voyait  per- 
sonne, paraissait  cependant  informée  de  tout;  ce  qui  faisait  dire 
aux  courtisans  qu'elle  avait  à  ses  ordres  un  lutin,  un  esprit  follet 
qui  l'avertissait  de  toutes  les  nouvelles  et  de  toutes  les  affaires  les 
plus  secrètes.  Il  y  avait  trop  d'intéressés  à  démêler  la  vérité  pour 
que  celle-ci  tardât  beaucoup  à  être  connue.  On  finit  par  découvrir 
que  le  lutin  en  question  n'était  autre  que  Valenzuela,  et  le  nom  lui 
en  resta  {el  Duende.) 

Quoique  admis  à  conférer  secrètement  avec  la  reine,  Valenzuela 
n'était  pas  pour  cela  entré  dans  son  intimité.  L'éclatante  et  sou- 
daine disgrâce  du  père  Nithard  lui  en  ouvrit  le  chemin. 

IL 

Parti  de  Gonsuegra  sCprës  sa  lettre  insolente  à  la  reine,  don  Juan 
d'Autriche  s'était  dirigé,  comme  nous  l'avons  dit,  vers  l' Aragon  à 


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LE  FAYOBI  d'vJSE  REINE.  153 

la^tète  d'un  petit  nombre  de  pariisans.  Établi  d'abord  au  château 
de  Jaca,  reçu  ensuite  avec  acclamation  par  les  habitans  de  Sarra- 
gosse,  il  ^entretenait  de  là  une  active^  correspondance  avec  ceux  des 
grands  qui  n'occupaient  de  place  ni  à  la  cour,  ni  dans  l'état,  qui 
haîssaient^par  conséquent  le  premier  ministre,  comme  souverain 
dispensateur  de  ces  places.  Cette  question  des  emplois  était  encore 
moins  une  affaire  de  vanité  que  de  nécessité  pour  les  membres  de 
la  g;randesse  ruinés  par  le  luxe  et  les  folles  prodigalités  :  de  là 
l'extrême  importance  que  garde  la  question  des  emplois  dans 
l'histoire  que  nous  racontons.  En  conséquence,  les  mécontens  ne 
cessaient  de  pousser  le  prince  à  mettre  à  exécution  les  menaces  de 
sa  lettre  et  à  tenter  un  coup  de  force  pour  délivrer  l'Espagne  d'un 
étranger  et  d'un  favori  également  détestés. 

Don  Juan  n'avait  pas  besoin  d'être  excité.  Depuis  Henri  de 
Transtamare,  il  s'est  presque  toujours  rencontré  en  Espagne  des 
bâurds  et  des  cadets  ambitieux  pour  se  mettre  à  la  tête  de  l'oppo- 
sition et  renverser  ou  essayer  de  renverser  le  gouvernement  légi- 
time. Charles  II,  maintenant  âgé  de  huit  ans,  venait  d'être  atteint 
d'une  maladie  qui  le  mit  aux  portes  du  tombeau  et  fit  négocier  la 
France  avec  l'Empire  pour  le  partage  anticipé  de  ses  états.  Don 
Juan  résolut  de  profiter  de  l'occasion  et  se  mit  en  marche  pour 
Madrid  à  la  tête  de  deux  ou  trois  cents  chevaux.  Le  6  mars  1669, 
il  arrivait  sans  obstacle  à  Torrejon  de  Ardoz,  à  trois  lieues  de  la 
capitale.  Il  y  prit  position,  couvert  sur  son  front  par  le  Jarama, 
qui  coule  du  nord  au  sud  dans  la  direction  d'Aranjuez  et  poussa 
des  reconnaissances  qui  parurent  bientôt  aux  portes  de  Madrid. 

Cette  simple  démonstration  suffit  pour  jeter  le  désarroi  dans  le 
gouvernement,  la  consternation  à  la  cour.  Le  premier  ministre 
n'avait  rien  su,  par  conséquent  rien  prévu.  Une  heure  auparavant 
il  s'était  montré  plein  de  confiance  à  l'ambassadeur  de  France.  Il 
perdit  la  tête  et  ne  conseilla  rien.  La  reine  et  le  conseil  de  régence 
ne  songèrent  pas  davantage  à  prendre  quelque  mesure  de  défense. 
L'imbécillité  de  ce  gouvernement  d'un  prêtre  et  d'une  femme  apparut 
alors  tout  entière.  Le  marquis  de  Yillars  exprima  sa  surprise  de  voir 
don  Juan  faire  trembler  la  cour  avec  deux  ou  trois  cents  cavaliers 
et  une  poignée  de  partisans.  Il  dit  qu'il  était  honteux  que  les  servi- 
teurs du  roi  et  de  la  reine  n'assemblassent  point  leurs  amis  pour 
lui  résister,  s'offrant  lui-même  à  monter  à  cheval  avec  les  Français 
résidant  à  Madrid.  Tout  fut  inutile.  L'idée  seule  de  la  guerre  civile 
épouvantait  les  esprits.  On  résolut  de  négocier.  Le  cardinal  d'Ara- 
gon, devenu  archevêque  de  Tolède  par  la  mort  de  Sandoval  fut 
chargé  de  se  rendre  auprès  du  prince  et  de  lui  demander  ses 
conditions. 

La  réponse  de  don  Juan  fut  décisive.  Il  exigea  le  renvoi  immé- 

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15&  REVUE  DES  DEWL  IfOiniÛBS. 

diat  du  premier  Tninistre,  lui  donnant  trois  heures  pour  qnitter 
Madrid,  deux  heures  de  plus,  disait-ii,  que  lui-même  n'avait 
accordé  au  maihOTreux  Malladas;  si  ce  renvoi  était  refusé»  don 
Juan  se  déclarait  résolu  jt  Tobtenir  par  la  force. 

Ces  conditions  furent  acceptées.  Le  père  Nitliard  quitta  le  palais, 
sans  même  prendre  le  temps  de  voir  la  reine.  Craignant  les  ouvra- 
ges de  la  populace,  le  cardinal  d'Aragon  le  prit  dans  son  carrosse, 
et  l'accompagna  hors  des  portes  de  Madrid,  jusqu'au  village  de 
Fuencarral.  Le  peuple  l'accablant  de  malédictions  sur  son  passage  : 
«  Tout  bearu,  mes  enfans,  leur  disait-il,  je  pars,  je  pars.  »  II  n'a- 
vait emporté  que  son  manteau  et  son  bréviaire.  Touché  de  pitié, 
le  cardinal  lui  offrit  mille  pistoles,  qu'il  refusa.  La  reine  réussit  à 
lui  faire  parvenir  quelques  secours. 

La  plus  extrême  confusion  continuait  à  régner  dans  les  régions 
du  pouvoir.  En  réalité,  il  n'y  jivait  plus  de  gouvernement.  «  Si  le 
lendemain ,  comme  récrivait  au  chevalier  de  Grémonville  M.  de 
Lionne,  qui  connaissait  le  prix  du  temps  et  le  bonheur  ordinaire 
de  Taudace,  don  luan  eût  pénétré  dans  Madrid,  non-seulement  il  se 
fût  rendu  maître  des  affaires,  il  eût  établi  ses  créatures  dans  les 
conseils  et  chassé  tous  ceux  qui  lui  étaient  contraires  ou  suspects, 
mis  la  reine  au  couvent  de  las  Desoalzas  reàlesy  mais  il  aurait  pu 
se  faire  proclamer  roi,  tant  il  avait  pour  lui  la  faveur  des  peuples,  d 
Les  portes  de  Madrid  n'étaient  point  gardées,  on  n'avait  aucune 
troupe.  Don  Juan  ne  sut  pas  profiter  de  sa  fortune.  Cet  ambitieux 
trop  peu  résolu  révéla  tout  à  coup  ime  prudence  extraordinaire. 
Comme  étonné  de  sa  propre  audace,  en  se  voyant  en  face  du  trône 
de  Gharles^uint,  il  hésita.  Il  était  d'ailleurs  ami  de  ses  aises,  et 
participait  de  la  lenteur  espagnole.  Charles  II  avait  été  à  toute 
extrémité.  Une  saignée  au  pied  l'avait  rétabli;  mais  ses  médecins  ne 
se  cachaient  pas  pour  déclarer  qu'il  ne  pouvait  vivre  deux  ans^sans 
nn  miracle.  Le  lÀtard  se  peisaada  qu'au  lieu  de  poursuivre  ^  son 
usurpation  commencée,  il  était  plus  simple  d'attendre  la  succession 
de -son  débile  frère.  Nommé  vice- rot  et  vicaire-général  d'Aragon, 
Valence,  tles  Baléares  et  Sardaigne,  11  resta  jusqiM  vers  le  miliea 
de  juin  à  Ouadalajara.  U  en  partit  le  18  pour  son  gouvemecnent  de 
Sarragosse,  où  il  alla  attendre  les  événemens. 

Après  le  renvoi  du  père  Jiithard,il  n'y  eut  rien  de  changé  daos^ce 
qui  était  une  nécessité  de  la  situation  et  aurtoatdiL  caractère  de  la 
reine.  Marie-Anne  d'AutricIiB  tétait  imonirée  fort  irritée  des  m^-^ 
festations  populaires  qui  avaient  accompagné  le  départ  de  son  con- 
fesseur. Son  nom  n'y  avait  pas  été  épargné^  elle  le  savait,  et  son 
antipathie  pour  les  Espagnols  s'en  était  accrue.  Loin  de  s'apitoyer 
sur  la  détresse  du  peuple  de  Madrid,  qui  était  extrême,  il  lui  était 
échappé  de  dire  qu'elle  ne  serait  cosatente  que  lorsqu'elle  les 


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£B  FAfOBl  1^'URE  BBENE«  155 

aurait  tous  réduits  à  se  vêtir  de  estera»^  sorte  de  sparterie  gros- 
sière dont  on  fait  des  n  atles,  et  quelquefois  des  matelas  en  Espagne. 
Après  élre  restée  qu  ekpie  temps  sans  accorder  sa  confiance  à  per- 
sonne, elle  éprouva  de  nouveaa  le  besoin  d'avoir,  en  dehors  des 
conseMIers  que  lui  avait  donnés  le  testament  de  sod  époux,  un 
bonune  entièrement  à  elle,  prête  à  payer  son  déveûoirat  par  une 
confiance  sans  borne».  Or  cet  hoaanie  ^ait  tout  trouvé  :  c'était 
Valenzuela,  doot  elle  avait  pu  àéyk  apprécier  le  lèle  à  défendre 
ses  intérêts.  M  n'est  guère  permis  de  douter,  malgré  la  discré- 
tion ehevaleresque  dea  documens  espagnols  sur  ce  pcônt,  que  les 
avantages  personnels  du  cavalier  andalous,  son  esprit  et  l'agré- 
ment de  ses  manières  entrèrent  pour  quelque  chose  dans  cette 
grave  résolution  de  la  reine.  On  en  a  la  preuve  dans  la  longue 
série  d'imprudences  que  cet  attachement  lui  fit  comixiettre  et  qui 
finirent  par  la  ruiner  entièrement  dans  l'opinion.  Jamais  il  ne  fut 
plus  vrai  de  dire,  avec  le  canfinai  de  Mazarin,  que  qui  a.  le  cœur  a 
tout. 

On  vit  tout  à  coup  Yalenzuela  nonmié  introducteur  des  ambas- 
sadeurs,^ titre  qui  lui  donnait  l'entrée  officielle  au  palais  (12  octobre 
i671).  Cette  nomination  ne  tarda  pa»  à  être  suivie  de  celle  de 
membre  du  conseil  des  affaires  d^ltalie,  l'ua  de  ces  grands  conseils 
qui,  avec  ceux  de  la  Nouvelle-Espagne,  du  Pérou,  de  l'inquisition, 
des  finances,  entretenaient  seul»  encore  la  grandeur  et  l'activité  de 
la  noblesse  espagnole.  Peu  de  temps  après,  une  contestation  s'éleva 
entre  Yalenzuela  et  le  duc  de  l'Infantado,  grand  majordome  de  la 
reine,  sur  la  question  de  savoir  à  qui  appartenait  le  droit  d'abaisser 
la  portière  du  carrosse  de  sa  majesté.  Marie-Annne  trancha  la  ques- 
tion par  la  promotion  de  son  favori  au  titre  de  premier  écuyer,  et 
cela  sans  prendre  Tavis  du  grand  écuyer,  de  qui  dépendait  cette 
charge  ;  premier  et  grand  scandale  dans  cette  cour,  mère  de  l'éti- 
quette, où  les  infractions  de  ce  genre  devenaient  de  véritables 
événemens.  a  Les  Espagnols,  disait  lord  Godolphin,  qui  les  connais- 
sait bien,  parlent  des  autres  matières,  mais  ils  s'intéressent  à 
celles-ci.  » 

Cependant  approchait  l'époque  de  la  mqorité  de  Charles  11,  né 
le  6  novembre  1661,  et  le  moment  étidt  venu  de  pourvoir  aux 
gnmdes  charges  qui  devaient  former  la  DMÔson  royale.  Au  nombre 
des  compétiteurs  se  trouvaient,  comme  c'était  leur  droit,  les  rqpré- 
sentans  des  plus  illustres  familles  de  l'&pagne,  qui  attendaient  cet 
événement  dans  une  grande  anxiété.  La  cour  ignorait  encore  que 
la  question  fût  à  l'étude,  quand  tout  à  coup  parut  la  li^  des 
nominations.  Le  duc  de  Me^na  Geli  était  nommé  grand  chambel- 
lan, le  duc  d'AlbfKjuerque  grand  majordome,  l'aroirante  de  Cas- 
tille,  doa  Fadrique  Henriquez,  grand  écuyer.  Ges  choîoc,  qui  re- 


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156  RfiYDE  DES   DEUX  MONDES. 

curent  d'sdlleurs  l'approbation  générale ,  vu  la  grande  naissance 
et  le  mérite  des  titulaires,  avaient  été  concertés  sur  le  rapport 
de  don  Francisco  de  Gamboa,  garde  des  joyaux  de  la  couronne, 
mais  tout  le  monde  les  attribua  au  nouveau  favori,  dont  Gamboa 
possédait  l'entière  confiance.  Cette  affaire  peut  être  considérée 
comme  une  des  principales  causes  qui  amenèrent  les  malheurs 
de  Valenzuela.  Les  satisfaits,  pleins  de  l'idée  de  leurs  droits,  lui 
en  gardèrent  peu  de  reconnaissance,  les  exclus  devinrent  pour  lui 
d'irréconciliables  ennemis:  au  premier  rang,  le  duc  d'Albe  qui 
avait  été  laissé  de  côté,  malgré  ses  cheveux  blancs,  ses  servi- 
ces et  sa  grande  autorité  ;  son  fils  atné,  don  Antonio  de  Tolède, 
navait  pas  même  obtenu  une  clé  de  chambellan.  Vainement  on 
chercha  à  le  dédommager  en  lui  accordant  la  Toison  d'or  sans 
qu'il  l'e&t  demandée.  Il  n'oublia  jamais  ce  qu'il  considérait  comme 
im  affront. 

Plus  le  favori  était  attaqué,  plus  la  régente  s'attachait  à  le  sou- 
tenir. En  réponse  aux  murmures  des  grands,  elle  déclarait  Valen- 
zuela surintendant  du  palais  (de  grands  remaniemens  s'opéraient 
dans  la  demeure  royale),  gouverneur  du  Pardo  et  autres  mai- 
sons de  campagne  de  sa  majesté,  place  occupée  par  le  marquis 
del  Garpio,  qui  venait  d'être  nommé  ambassadeur  à  Rome.  Charles  II, 
dont  la  santé  s'était  affermie,  commençait  à  montrer  un  goût  très 
vif  pour  la  chasse.  C'était  à  peu  près  son  unique  penchant.  Les 
nouvelles  fonctions  du  favori  mettaient  entre  ses  mains  l'ordon- 
nance et  disposition  des  fêtes  de  la  cour,  la  mise  en  scène  des  bal- 
lets et  des  comédies,  où  il  avait  soin  de  faire  figurer  les  siennes.  A 
lui  appartenait  également  le  droit  de  désigner  les  lieux  et  jours  des 
chasses  royales.  Il  trouvait  ainsi  maintes  occasions  de  gagner  la  fa- 
veur du  prince  en  lui  ménageant  ses  plus  chers  plaisirs.  Le  jour  de 
la  majorité  étant  arrivé,  la  proclamation  de  ce  grand  événement  eut 
lieu  avec  les  solennités  accoutumées.  Les  réjouissances  populaires  se 
mêlèrent  aux  cérémonies  religieuses.  Il  y  eut  des  courses  de  tau- 
reaux dans  la  Plaza  mayor^  et  dans  les  rues  des  représentations  à 
grand  spectacle.  La  veille,  avait  eu  lieu  au  palais  un  splendide  bal 
masqué.  A  la  tête  du  cortège  figuraient  les  ducs  d'Albuquerque 
et  de  Medina-Celi.  Le  défilé  était  fermé  par  le  comte  de  Saldana, 
fils  aîné  du  duc  de  l'Infantado,  donnant  la  main  droite  à  Valen- 
zuela. La  politique  semblait  faire  trêve  dans  les  plaisirs.  La  sécu- 
rité de  la  reine  était  complète. 

Cependant  la  cabale  ne  s'endormait  point.  Le  nombre  des  mé- 
coutens  conjurés  contre  le  nouveau  favori  s'était  accru  de  deux 
personnages  considérables  :  don  Francisco  Ramos  del  Manzano, 
précepteur  du  roi,  et  don  Pedro  Alvarez  de  Monténégro,  son  con- 
fesseur. Le  premier  était  un  grave  et  savant  personnage,  particu- 

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LB  FAYORI  d'oNE  REINE.  157 

lièrement  versé  dans  la  science  du  droit  public.  Sa  réputation 
l'avait  fait  choisir  pour  répondre,  au  nom  de  la  régence  espagnole» 
au  manifeste  par  lequel  Louis  XIY  préluda  à  la  guerre  de  Dévolu- 
lion.  L'opposition  de  Francisco  Ramos  à  la  reine  devenait  un  fait 
de  la  plus  haute  importance,  en  raison  de  la  situation  et  de  la 
grande  autorité  dont  il  jouissait. 

En  ce  moment  (1675),  la  guerre  de  Hollande  mettait  l'Europe  en 
feu.  L'Ei^agne,  l'empereur  d'Allemagne,  l'électeur  de  Brande- 
bourg, s'étaient  déclarés  contre  nous.  D'ardentes  hostilités  avaient 
lieu  sur  terre  et  sur  mer.  Messine  révoltée  après  Palerme  s'était 
donnée  à  la  France,  et  le  gouverneur  de  Valence  avait  reçu  du 
cabinet  de  la- régente  l'ordre  de  partir,  à  la  tête  d'une  escadre,  pour 
se  joindre  à  la  flotte  de  l'amiral  Ruyter,  arracher  Messine  aux  Fran- 
çais, et  faire  rentrer  la  Sicile  dans  le  devoir.  Don  Juan  d'Autriche, 
selon  son  usage,  avait  paru  accepter  cette  mission  et  avait  même 
annoncé  son  prochain  départ  de  Vinaroz. 

Triste  spectacle  que  ces  intrigues  de  palais  quand  la  monarchie 
s'en  allait  en  lambeaux!  En  ce  moment  critique,  ce  furent  le  pré- 
cepteur et  le  confesseur  même  du  roi  qui  donnèrent  à  don  Juan  le 
conseil  de  désobéir  à  l'ordre  impératif  de  son  gouvernement,  pour 
se  trouver  à  Madrid  le  jour  de  la  proclamation  de  la  majorité  de 
son  frère.  Unissant  leurs  efforts,  secondés  par  quelques-uns  des 
grands  officiers  de  la  couronne,  ils  profitèrent  des  revers  des 
armes  espagnoles  pour  exagérer  à  dessein  les  maux  du  pays 
et  persuader  au  jeune  monarque  que  son  frère,  par  les  grandes 
charges  qu'il  avait  remplies,  était  seul  capable  d'y  porter  remède. 
Ils  finirent  par  obtenir  de  Charles  II  une  lettre  qui  appelait  don 
Juan  à  Madrid.  Pour  écrire  cette  lettre,  le  précepteur  fut  obligé  de 
tenir  la  main  de  son  disciple  {llevar-le  la  mono),  tel  était  le  degré 
de  son  ignorance,  amenée  par  l'état  maladif  dans  lequel  le  malheu- 
reux prince  avait  vécu  jusqu'alors.  La  lettre  obtenue  fut  aussitôt 
transmise  à  don  Juan  dans  le  plus  grand  secret. 

Déployant  une  activité  dont  il  n'usait  guère  pour  le  service  de 
Tétat,  don  Juan  d'Autriche  arriva  à  Madrid  le  6  novembre  entre 
huit  ou  neuf  heures  du  matin,  et  descendit  au  Buen-Retiro.  Il  y 
trouva  le  carrosse  du  premier  écuyer,  comte  de  Medellin,  lequel 
était  dans  la  conspiration,  et  il  se  rendit  aussitôt  au  palais.  Le  roi 
le  reçut  d'un  air  troublé,  et  le  quitta,  un  quart  d'heure  après,  pour 
passer  dans  la  chambre  de  sa  mère.  Il  n'en  sortit  que  pour  se  rendre 
à  la  chapelle,  où  le  suivit  son  frère,  accompagné  de  toute  la  gran- 
desse  qu'avait  réunie  à  Madrid  la  solennité  de  ce  jour. 

On  devine  le  coup  de  théâtre  opéré  par  la  brusque  apparitioa 
d'un  prince  que  l'on  croyait  en  ce  moment  voguant  vers  les  mers 
de  Sicile.  La  cabale  triomphait.  Déjà  se  répandait  la  nouvelle  du 


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ISS  R£?UE  DES  DEUX  HBOBfDW. 

suf^lke  prodiaio  de  Yalenznela  et  de  la  confiscation  de  ses  biens. 
Celui-ci  cependant  se  pnunenait  tranquillement  dans  Madrid,  et 
assistait  le  soir,  d'un  visage  assuré,  à  la  représentation  qui  eut  lieu 
à  la  cour.  On  l'accusa  d'avoir  tenlé  de  faire  assassiner  don  Juan. 
On  racontait  que  le  comte  de  Montijo,  accompagné  du  comte  d'A- 
guilar  et  du  marquis  d'Algava,  s'était  présenté  au  palads  du  Buen- 
Retiro,  mais  que  la  porte  avait  été  défendue  par  don  Alvaro  Aleman, 
lieutenant  de  l'akaïde  du  palais.  Ce  bruit  était  bien  invraisemUable; 
néanmoins  don  Juan  montra  dans  la  suite  qu'il  ne  l'avait  nulle- 
ment oublié. 

Que  s'était-il  passé  dans  rîntenralle?  La  reine,  un  moment  sur- 
prise et  déconcertée,  avait  appelé  auprès  d'elle  le  président  de 
Gastille  et  lui  avait  demandé  conseil.  Le  comte  de  Villahumbrosa 
lui  avait  répondu  «  que  la  même  autorilé  qui  avait  appelé  don  Juan 
à  Madrid  avait  seule  pouvoir  de  provoquer  son  éloignerait;  que 
pour  lui  il  saurait  pourvoir  à  l'exécution  des  commandemens  de  sa 
majesté.  »  Il  ne  s'agissait  donc  que  d'obtenir  nn  c(mtreK)rdre  du 
roi.  Les  larmes,  les  supplications  d'ime  mère  eurent  facilement 
raison  d'un  monarque  de  quatorze  ans^  qui  la  veille  encore  était  en 
tutelle. 

Don  Juan,  après  le  baise-mains,  avait  quitté  Charles  II,  qui  l'avait 
comblé  de  caresses.  Il  venait  à  peine  de  rentrer  au  Buen-Retiro, 
lorsque,  à  sa  profonde  surprise,  il  reçut  de  doB  Pedro  Fernandez 
del  Campo,  principal  secrétaire  d'état.  Tordre  écrit  de  quitter  Madrid 
sur-le-ch»np  pour  retourner  dans  sois  gouvernement  de  Sari^osse. 
11  refusa  d'abord,  demandant  à  revoir  le  roi?  l'ordre  lui  ayant  été 
renouvelé  par  le  grand  majordome  doc  de  Medina-Celi,  il  ne  dissi- 
mula ni  sa  mauvaise  hinneur  ni  son  dépit  ;  mais  après  en  avoir 
délibéré  toute  la  nuit  avec  ses  principaux  amis,  il  finit  par  se  déci- 
der à  obéir,  laissant  ses  partisans  fort  inquiets  et  dans  le  plus  grand 
désarroi.  C'était  une  deuxième  tentative  avortée  :  la  situation  du 
prince  devenait  ridicule. 

La  défaite  du  parti  de  don  Juan  devait  a^ir  pour  conséquence 
raffermissement  du  pouvoir  de  Yalenzuela ,  en  qui  se  personni- 
fiaient les  craintes,  les  intérêts,  les  ressentirnens  et  les  passions  de 
la  reine.  D'un  autre  côté,  n'y  avait-il  pas,  dans  l'attitude  de  quel- 
ques-uns des  personnages  les  plus  considérables  de  l'état,  Vindice 
d'un  mouvement  d*opinion  dont  il  fallait  tenir  compte,  s'il  n'y  a  pas 
quelque  naïveté  à^demander  de  tenir  compte  de  l'opinion  à  des  suc- 
cesseurs de  Philippe  li.  Le  respect  de  la  majesté  royale  était  encora 
intact  en  Espagne,  ce  qui  avait  manqué  à  la  France  en  des  circon- 
stances analogues*  En  continuant  à  braver  la  grandesse  par  l'accu- 
nnilatio»  des  honneurs  sur  la  tète  d'un  bonnne  encore  st  obscur  la 


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ZéE  FATOII  d'UKE   seine.  1S9 

veille,  fallait -il  l'exaspérer  au  poînC  de  riscpier  la  guerre  ciinle, 
peut-être  la  déchéance  de  Charles  II  ? 

Sur  l'avis  de  conseillers  que  préoocujpuent  avant  tout  la  digniné 
du  trône  et  Tintérèt  de  la  monarchie,  Marie-Aune  d' Autridhe  semble 
avoir  compris  un  mondent  oe  danger.  Valenzuela  fut  fait  titulo  de 
Gastille,  avec  le  titre  de  marquis  de  Viila-Sierra,  et  nommé  ambas- 
sadeur à  Venise:  mesure  excellente  ^,  à  l'inspiration  de  sagesse 
qui  l'avait  fait  prendre,  s'était  unie  la  force  d'en  assnrer  l'exécu- 
tion. Ici  la  prudence  du  favori  parut  au-dessous  du  sacrifice  que 
faisait  la  reine.  Si,  avec  la  réserve,  la  modestie  cakulée  de  Ma^a- 
rin,Valenxuela  avait  su  s'effiiccr  pour  un  temps,  s'il  avait  eu  la 
force,  très  rare  il  est  vrai,  de  résister  aux  tentations -de  la  fortune, 
peut-être  serait-il  parvenu,  comme  l'habile  Italien,  à  coosolider 
son  pouvoir  et  à  éviter  le  sort  réservé  aux  ambitieux  vulgaires. 
Mais  Mazarin  était  Mazarîn  :  H  n'avait  d'ailleurs  i!ral  goût  pour  le 
panache,  n'étant  pas  né  Undaious.  Ge  simple  r^)procbemeiit  fait  res^ 
sortir  la  dilFérence  qui  existe  entre  les  deux  hommes  :  comme  la 
figure  humaine  que  Ton  place  quelquefois  tiu  pied  des  pyramides 
en  fait  mieux  saisir  l'imposante  grandeur* 

Après  avoir  conféré  avec  le  duc  d'Albuquerque  sur  la  conduite  à 
tenir,  Valenzuela  reçut  de  ce  duc,  son  meilleur  appui  à  la  cour,  le 
conseFl  de  s^éloigner  de  Madrid,  mais  de  ne  pas^itter  l'Espagne. 
Il  échangea  son  ambassade  de  Venise  t^ontre  le  poste  -de  capitaine- 
général  du  royaume  de  Grenade 'et  partit  pour  Velee-Malaga;  mais 
il  résidait  le  plus  souvent  à  Grenade.  Entre  le  <»pHaine-générai  et  la 
cour  souveraine  de  cette  ville  s'élevèrent  bientôt  des  questions 
d'attributions  de  pouvoir,  d'où  s'ensuivit  un  conflit.  La  course  plai- 
gnit vivement  à  Madrid.  Valenzuela  se  servit  de  ce  prétexte  pour 
rentrer  dans  la  capitale,  prcAablement  de  l'aveu  de  la  reine.  Il  s'y 
tint<:aché  pendant  quelque  temps.  Mais  l'époque  du  voyage  annuel 
de  la  cour  &  Aranjuez  étant  venue,  il  reparut  tout  à  coup  dams 
cette  résidence,  à  la  grande  joie  de  ses  partisans.  Ses  ewncmis,  de 
leur  côté ,  ne  se  réjouissaient  pas  mcûns  de  son  retour,  espérant 
qu'un  tel  acte  de  dés(^béissance  4  l'autorité  royale  serwt  le  signal 
de  sa  perte,  quanti  le  bruit  se  répandit  que,  durant  ce  séjOiW  4 
Aranjuez,  le  roi  avait  nommé  Valenzuela  gentilhomme  de  la  chambre 
en  exercice.  Ge  hmit  était  vrai.  Alors  le  duc  de  Meditia-Geli,  grand 
chambellan,  entre  les  mains  dmjoeHe  nouyeau  çemifcomuie  devait 
prêter  serment,  déclara  se  rrfuser  à  accomplir  cette  formalité.  Le 
favori  fut  obligé,  pour  recevoir  rinvestifaire  de  sa  charge,  de 
s'adresser,  non  sans  humiliation,  au  prince  de  Astillano,  gentil- 
homme ordinaire,  lequel  s'y  prêta  volontiers. 

Ge  fut  le  moment  de  l'^apiDigée  de  la  faveur  xle  Valenzuela  aupràs 
des  personnes  royales.  Oiarlœ  11  ne  iiégligeaît  ajuc«uiie  oocasloa  de 


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160  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lui  en  donner  des  marques  publiques.  Dn  jour  de  chisse,  dans  le 
parc  de  TEscurial,  le  favori  avait  pris  poste  en  face  du  roi.  Dn  san- 
glier étant  venu  à  traverser  la  voie  fut  tiré  par  le  porte-arquebuse, 
Gonzalo  Mateo,  qui  se  trouvait  placé  derrière  sa  majesté,  de  façon 
que  quelques  dragées  atteignirent  Valenzuela,  lequel  fut  blessé  légè- 
rement à  la  jambe.  Cette  blessure  l'ayant  forcé  de  garder  la  chambre 
pendant  quelques  jours,  il  reçut  Tinsîgne  honneur  de  la  visite  du 
roi  et  de  la  reine  mère.  Le  porte -arquebuse  fut  arrêté.  Ponr 
avoir  osé  faire  des  représentations  au  roi  sur  la  vice -royauté  rie 
Naples,  qui  avait  été  accordée  sans  avis  préalable  du  conseil  d'Ita- 
lie, don  Pedro  Femandez,  secrétaire  del  despacho  universal  (1),  fut 
révoqué  de  ses  fonctions  à  la  suite  d'une  vive  altercation  avec 
Yalenzuela,  et  sa  place  donnée  à  don  Jeronimo  de  Eguia,  qui  d'ail- 
leurs la  méritait. 

Le  favori  semble  avoir  voulu  répondre  à  des  marques  de  con- 
fiance si  aveugles  et  si  touchantes  et  les  justifier  aux  yeux  du  public 
en  travaillant  de  toutes  ses  forces  au  relèvement  de  la  monarchie. 
Il  multipliait  les  audiences,  exigeait  le  renvoi  des  administrateurs 
incapables,  trouvait  des  fonds  pour  la  solde  des  armées  et  l'entre- 
tien de  la  flotte,  moyennant  la  plus-value  des  douanes,  qui  était 
son  œuvre  personnelle.  Les  vivres  étaient  hors  de  prix  par  le  bri- 
gandage des  magistrats  chargés  de  l'approvisionnement  de  la  capi- 
tale. Yalenzuela  donna  tous  ses  soins  à  cette  importante  question. 
Grâce  aux  mesures  qu'il  prit,  les  abus  cessèrent;  une  baisse  consi- 
dérable eut  lieu  dans  le  prix  des  denrées.  En  même  temps  qu'il 
donnait  du  pain  au  peuple  de  Madrid,  il  lui  fournissait  les  moyens 
de  le  payer  en  organisant  de  grands  travaux  publics.  Dn  incendie 
avait  dévoré  une  partie  de  la  plaza  Mayor;  il  en  ordonna  la  recon- 
struction et  rebâtit  notamment  le  palais  de  la  Panaderia^  d'où  la 
cour  avait  coutume  d'assister,  entourée  des  ministres  étrangers, 
aux  courses  de  taureaux,  aux  jeux  de  bague,  et  même  aux  auto- 
da-fé.  Doué  d'un  vrai  sentiment  de  l'art,  il  fit  retirer  du  Buen- 
Retiro,  où  elle  était  perdue  pour  le  public,  l'admirable  statue 
équestre  de  Philippe  11  par  Montanes  et  en  orna  le  fronton  du 
palais,  où  elle  faisait  le  meilleur  effet.  C'est  la  même  que  l'on  voit 
aujourd'hui  sur  la  place  del  Oriente,  en  face  du  nouveau  palais 
royal  édifié  par  Philippe  V.  11  éleva  la  tour  de  l'appartement  de 
la  reine,  jeta  les  fondemens  du  pont  de  Tolède,  sur  le  Manzana- 
rès,  et  construisit  celui  du  Pardo.  Le  public  lui  sui  gré  de  ces 
efforts,  où  il  fit  preuve,  cela  parait  constant,  d'une  véritable  capa- 

(i)  C*e8i-à-dire  chargé  da  contre-seing  et  des  ordres  da  roi.  Le  despacho  universal 
est  aussi  quelquefois  appelé  la  cwachuéla,  à  cause  d*une  pièce  yoûtée,  au  rez-de- 
chaussée  du  palais,  dans  laquelle  se  tronyaient  les  hureaux  de  la  chancellerie.  Au  dM- 
pacho  universal  aboutissaient  les  propositions  de  tons  les  conseils. 


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LE  FAVORI  d'une  BEINE.  161 

cité.  Bien  qu'il  n'eût  pas  ramené  la  fortune  du  côté  des  armes 
espagnoles,  beaucoup  n'étaient  pas  éloignés  de  lui  reconnaître  les 
talens  nécessaires  au  rôle  de  premier  ministre.  En  considérant  les 
pitoyables  résultats  de  l'administration  de  don  Juan,  on  ne  voit  pas 
ce  qu'auraient  perdu  au  change  les  intérêts  de  cette  grande  monar- 
chie. Le  comte  de  Castrillo,  grand  écuyer  de  la  reine,  étant  venu  à 
mourir  sur  ces  entrefaites,  la  reine  récompensa  le  zèle  de  son  ser- 
viteur en  le  nommant  à  sa  place,  sans  plus  d'égards  qu'à  l'ordi- 
naire pour  les  prétentions  des  plus  grands  seigneurs. 

Il  était  facile  toutefois  de  juger,  d'après  des  symptômes  signifi- 
catifs, qu'il  s'amassait  sur  cette  tète  si  chère  un  orage  terrible, 
suscité  de  longue  main  par  les  mécomptes  de  l'orgueil  et  la  rage  de 
l'envie.  Un  écuyer  du  roi,  don  Francisco  d'Âyala,  rentrait  un  soir 
de  l'Escurial  à  Madrid.  Arrivé  à  la  Casa  del  Campo,  tout  près  des 
portes  de  la  ville,  quatre  hommes  masqués  se  présentent  et  déchar- 
gent leurs  carabines  dans  son  carrosse,  le  prenant  pour  Yalenzuela, 
et  accompagnant  cet  attentat  d*obscures  allusions  à  l'on  ne  sait  quel 
mystérieux  événement. 

À  ces  criminelles  tentatives,  capables  de  faire  trembler  les  plus 
audacieux,  la  reine  répondit  en  faisant  élever  son  favori  à  la  dignité 
de  grand  d'Espagne  de  première  classe.  Peu  de  jours  après,  Yalen- 
zuela, égalant  désormais  la  fortune  des  ducs  de  Lerme  et  d'Oliva- 
rès,  était  déclaré  officiellement  premier  ministre,  avec  logement  au 
palais,  où  il  occupa  l'appartement  des  infans,  «  lieu  auguste,  où  ne 
pénétrèrent  jamais  que  les  illustres  rejetons  du  sang  de  nos  rois,»  dit 
un  mémoire  du  temps,  dont  l'auteur  ne  cache  pas  son  chagrin. 
Rien  ne  blessait  plus  ce  peuple  imbu  du  génie  de  l'Orient  que  ce 
défaut  de  respect  pour  ses  antiques  usages.  Mais,  aussi  incapable 
de  prévoyance  que  d'empire  sur  ses  caprices,  Marie-Anne  d'Autriche 
aimait  à  faire  sentir  au  monde  la  force  de  son  pouvoir  et  les  effets 
de  sa  protection.  Par  cette  nouvelle  et  plus  étrange  bravade,  la 
mère  de  Charles  II  justifia  une  fois  de  plus  cette  maxime  que  qui 
peut  tout  est  tenté  de  tout  oser. 

Il  est  inutile  de  décrire  par  quelle  explosion  de  surprise  et  d'in- 
dignation furent  accueillies  des  marques  de  faveur  si  exorbi- 
tantes. Les  amis  de  Yalenzuela  eux-mêmes  s'en  montrèrent  scan- 
dalisés. D'après  les  usages  de  la  cour  d'Espagne,  les  plus  grands 
seigneurs  durent  fléchir  le  genou  devant  le  premier  ministre,  éma- 
nation de  la  Sacra  catholica  real  Majestad.  Les  présidens  des 
grands  conseils  eurent  commandement  de  se  rendre  à  son  cabinet 
,  pour  y  recevoir  leurs  instructions.  Le  duc  d'Osuna,  président  du 
conseil  des  ordres,  et  le  comte  de  Penaranda,  président  du  conseil 
d'Italie,  refusèrent  d'obéir;  une  opposition  muette,  mais  significative, 

lOSB  XL.  —  1880.  11 


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162  RfiTUÏ  DES  DBUX  MLOKÙEè^ 

se  déclara  à  la  messe  du  roi,  le  jour  où  le  favori  se  présenta  pour 
prendre  sa  place  sur  le  banc  de  la  grandesse.  La  plupart  des  grands 
se  dispensèrent  d'y  assister.  Le  roi  fut  à  peine  accompagné  de 
quelques  dignitaires  g^nés  par  des  faveurs  particulières,  et  les 
loyaux  Espagnols  constatèrent  avec  tristesse  que  la  fwmon  avait 
eu  lieu  sans  son  éclat  accoutumé. 

Bientôt  le  mécontentement  ne  se  déguisa  plus.  L'explosion  en 
devint  générale.  Des  railleries  on  passa  aux  propos  insultans  contre 
la  reine.  Les  pamphlets,  les  pasquins,  les  caricatures  se  multipliè- 
rent, sans  être  désavoués  par  leurs  auteurs,  qui  étaient  connus.  Il 
convient  de  déclarer  que  Marie-Anne  d'Autriche  n'y  répondit  jamais 
que  par  le  dédain,  disant  que  son  rang  la  mettait  au-dessus  de  ces 
sortes  de  médisances.  Dans  le  palais  on  entendait  les  courtisans 
s'écrier  en  se  rencontrant  :«  Valenzuela  grand  d'Espagne!  ôiemporal 
ô  mores!  »  Les  mécontens  tenaient  publiquement  des  réunions  que 
présidait  don  Diego  de  Yelasco,  agent  déclaré  de  don  Juan  d'Au- 
triche, et  son  ancien  menin  devenu  chambellan.  Les  principaux 
membres  de  ces  réunions  séditieuses  étaient  les  ducs  d'Albe, 
d'Osuna  et  de  Medina-Sidonia.  On  y  voyait  aussi  parmi  les  plus 
ardens  un  moine  de  Tordre  des  théatins,  homme  hardi  et  entre- 
prenant, nommé  Yintimiglia.  D'une  illustre  maison  de  Sicile,  il  avait 
suivi  en  Espagne  son  frère,  le  comte  de  Prades,  gouverneur  de 
Palerme  lors  de  la  révolte  de  cette  ville  en  1647  et  venu  à  Madrid 
pour  se  purger  du  crime  de  haute  trahison.  La  cellule  de  ce  reli- 
gieux intrigant  servait  le  plus  souvent  de  lieu  de  réunion  aux  con- 
jurés. 

Le  premier  acte  du  premier  ministre  avait  été  la  dissolution  de 
la  Junta  gênerai  de  gobierno^  qui  le  gênait,  en  se  fondant  sur  cette 
considération  que,  aux  termes  du  testament  de  Philippe  IV,  les 
pouvoirs  de  ce  conseil  de  régence  expiraient  à  la  majorité  du  roi» 
Yalenzuela  (il  s'en  fit  plus  tard  un  titre  d'honneur)  se  proposait  par 
cet  acte  audacieux,  de  rendre  à  Charles  II  la  plénitude  de  son  auto- 
rité, en  le  délivrant,  disait-il,  de  cinq  ou  six  vice-rois.  11  est  évi- 
dent qu'il  ne  se  proposait  pas  moins  sans  doute  de  se  délivrer  lai- 
même  d'un  contrôle  importun.  C'était  une  mesure  des  plus  graves, 
dans  tous  les  cas,  mais  particulièrement  imprudente  dans  la  sitoa-^ 
tion  suraiguê  où  il  se  trouvait.  Les  grands  seigneurs  qui  composuent 
ce  conseil,  et  qui  jusqu'alors  avaient  observé  une  sorte  de  neutra- 
lité bienveillante,  n'ayant  plus  de  mesure  à  garder,  allèrent  natu- 
rellement grossir  le  parti  de  la  protestation.  On  décida  que  pour 
llionneur  de  l'Espagne  il  serait  fait  appel  à  l'épée  de  don  Juan.. 

Tenu  fidèlement  au  courant  de  ces  révoltes  de  Topinion,  don  Juan) 
d'Autriche  attendait  patiemment  à  Saragosse  Teifet  des  imprudence» 
de  la  cour.  Il  suivait  d'un  œil  assez  calme  la  marche  asceudanie  du 

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LE  7AT0RI  d'une   REINE*  i4(S 

pouvoir  de  son  rival,  convaincu  avec  raison  que  son  parti  ne  pou- 
vait qu'y  gagner.  Aux  instances  de  ses  amis,  qui  le  pressaient  d'agir 
et  lui  répondaient  de  tout,  il  répliquait  qu'il  ne  partirait  pour  Mar 
drid  que  s'il  y  était  appelé,  connaissant  pour  en  avoir  fait  l'expé- 
rience l'empire  exercé  par  la  reine  mère  sur  l'esprit  de  son  fils. 
Aux  yeux  de  la  nation,  il  voulait  éviter  de  passer  pour  rebelle,  et  ne 
se  souciait  pas  pour  lui-même  de  s'exposer  de  nouveau  à  la  décon- 
venue qu'il  avait  essuyée  à  l'époque  de  la  déclaration  de  la  majo- 
rité. Saqualilé  de  vice-roi  de  trois  provinces  mettait  à  sa  disposition 
des  forces  assez  considérables  et  lui  permettait  de  s'appuyer  sur  le 
royaume  d'Aragon,  qui,  bien  que  dépouillé  par  Philippe  II  d'une 
partie  de  ses  privilèges,  pesait  encore  d'un  poids  considérable  dans 
les  affaires  de  la  monarchie.  L'opinion  lui  était  favorable  et  il 
comptait  de  chauds  partisans  dans  ce  pays. 

La  cour  cependant  ne  le  perdait  pas  de  vue.  Sans  soupçonner 
toute  la  gravité  de  la  situation,  elle  prenait  quelques  mesures  de 
défense.  Des  troupes  étaient  concentrées  à  Tolède.  Le  précepteur 
et  le  confesseur  du  roi  étaient  exilés.  Le  comte  de  Medellin  était 
chassé  de  Madrid  et  perdait  sa  charge  de  grand  écuyer,  qui  était 
donnée  au  marquis  de  Algava.  Des  généraux  soupçonnés  de  pactiser 
avec  don  Juan  étaient  dépouillés  de  leur  commandement.  La  me- 
sure la  plus  sérieuse  fut  la  création  d'un  régiment  de  trois  mille 
hommes,  spécialement  destiné  à  la  garde  du  roi.  On  l'appelait  la 
Chamherga^  du  nom  de  la  casaque  que  portaient  les  soldats  et  dont 
un  Français,  nommé  Chambert,  passait  pour  avoir  inventé  la  coupe. 
Vayuniamiento  de  Madrid  protesta  contre  l'institution  de  ce  corps 
permanent,  mais  il  fut  passé  outre.  Au  palais,  l'énergie  fut  un  mo- 
ment à  l'ordre  du  jour.  L' amirauté  de  Castille,  le  connétable,  le 
grand  chambellan,  lesquels  n'aimaient  pas  plus  don  Juan  que 
Valenzuela  et  espéraient  gouverner  seuls,  conseillaient  forte- 
ment à  la  reine  de  faire  arrêter  le  trio  de  grands  seigneurs  qui  pas-^ 
salent  pour  les  chefs  des  jansenistas  (partisans  de  don  Juan)  et  de 
faire  étrangler  le  chambellan  don  Diego  de  Velasco.  L'ordre  en  fut 
donné  trois  fois  au  président  de  Castille,  qui  trois  fois  refusa  d'o- 
béir. La  machine  gouvernementale  usée,  affaiblie,  ne  fonctionnait 
plus,  entravée  dans  les  fils  de  ces  mouvemens  contraires. 

Convaincu  qu'il  ne  pourrait  arriver  à  son  but  par  le  seul  crédit 
de  ses  partisans,  même  appuyé  de  l'opinion,  don  Juan  résolut  de 
soutenir  ses  prétentions  par  la  force.  Il  parvint  à  gagner  à  ses  vues 
don  Gaspar  Sarmîento,  lieutenant-général  de  l'armée,  chargée  de 
la  défense  de  la  Catalogne,  lequel  fit  déclarer  pour  la  cause  du 
prince  un  régiment  de  cavalerie  de  cinq  cents  chevaux,  cantonné  à 
Barcelone.  Ces  troupes  ayant  quitté  de  nuit  leur  quartier  prirent  en 
silence  la  route  de  Saragosse.  Prévenu  aussitôt,  le  général  en  chef 

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16&  RETUE  ftES   DEUX   tf ONDES. 

prince  de  Parme,  donna  Tordre  au  marquis  de  Leganès,  général 
de  la  cavalerie,  de  se  mettre  à  leur  poursuite  et  de  les  ramener; 
mais  cet  ordre  fut  exécuté  si  mollement  que  Leganès  parut  vou- 
loir moins  prévenir  que  favoriser  cette  défection. 

L'opinion  était  divisée  en  Aragon.  Une  partie  de  la  noblesse  et 
des  ministres  du  royaume  se  prononçait  chaudement  en  faveur  de 
don  Juan,  mais  l'autre  partie,  ayant  à  sa  tête  le  gouverneur-prési- 
dent, demeurait  fidèle  à  la  royauté.  La  bourgeoisie  déclarait  éga- 
lement ne  vouloir  accepter  que  les  ordres  du  roi.  Le  président,  don 
Pedro  de  Drriès,  s'empressa  de  prévenir  la  cour  de  Madrid  des 
graves  événemens  qui  se  préparaient  à  Saragosse,  mais  les  dépê- 
ches furent  interceptées.  Mal  informé,  partagé  entre  la  volonté  de 
réprimer  la  rébellion  et  le  doute  sur  ce  qui  se  passait  à  Madrid,  le 
président  se  borna  à  assembler  le  conseil  de  gouvernement  {las 
Salas)  pour  avoir  son  avis.  Trois  ministres  seulement  se  montrè- 
rent opposés  à  don  Juan.  Dès  ce  moment  la  conspiration  ne  garda 
plus  de  mesure.  Toutes  communications  furent  rompues  avec  le  gou- 
vernement royal  et  avec  l'armée  fidèle  de  Catalogne.  Un  courrier  du 
prince  de  Parme,  porteur  de  dépêches,  fut  arrêté  au  pont  du  Gal- 
lego  et  dévalisé.  Un  laboureur,  témoin  involontaire  de  cet  acte  de 
violence,  fut  massacré.  Désormais,  la  cause  du  prince  put  paraître 
gagnée. 

La  nouvelle  de  la  rébellion  arriva  enfin  dans  la  capitale  de  l'Es- 
pagne, grossie  par  l'imagination,  par  l'intérêt  et  par  la  peur.  Le 
bruit  se  répandit  que  don  Juan  s'avançait,  non-seulement  à  la  tête 
d'une  armée,  mais  que  la  plus  grande  partie  des  provinces  s'était 
déclarée  en  sa  faveur.  L'attitude  de  la  cour  fut  aussi  misérable  que 
lors  du  renvoi  du  pèreNithard.  On  allait  voir  se  renouveler  la  même 
tragi-comédie,  cette  fois  seulement  un  peu  plus  sérieuse.  Le  comte 
d'Aguilar,  colonel  de  la  Chamberya^  demandait  à  réunk*  ses  soldats 
et  conseillait  la  résistance.  Une  ibule  d'officiers  réformés  accou- 
raient au  palais  et  offraient  leurs  services.  La  reine,  n'étant  pas 
encore  séparée  de  son  fils,  pouvait  obtenir  les  ordres  nécessaires, 
et  opposer  le  roi  au  bâtard.  Dans  une  circonstance  analogue,  la 
mère  de  Louis  XIV  faisait  arrêter  le  vainqueur  de  Rocroi  par  son 
capitaine  des  gardes.  Marie-Anne  d'Autriche  ne  sut  que  gémir,  se 
lamenter,  et  vomir  contre  don  Juan  ses  injures  accoutumées. 

En  cette  circonstance  capitale,  l'attitude  des  loyaux  sénateurs 
de  la  monarchie  montra  à  quel  degré  de  déconsidération  était  tombée 
la  reine  mère.  Les  amis  du  prince  armaient  dans  Madrid  et  se  déclar 
raient  résolus  à  tout.  La  plupart  des  maisons  étaient  barricadées, 
pourvues  d'armes  et  de  vivres,  dans  l'attente  d'une  bataille  de  rues. 
L'archevêque  de  Tolède  et  le  comte  de  Villahumbrosa  jugèrent 
que  la  conservation  de  Valenzuela  au  pouvoir  ne  valait  pas  le  risque 

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LE  FAVORI  d'une  REINE.  165 

d'une  guerre  civile,  également  funeste  à  la  royauté,  que  le  roi  fût 
vainqueur  ou  qu'il  fût  vaincu.  On  décida  que  la  première  mesure 
à  prendre  était  de  séparer  Charles  II  de  sa  mère.  Soit  habitude 
d'obéissance,  soit  faiblesse  de  caractère,  le  jeune  monarque  se  prêta 
sans  résistance  à  cette  résolution.  Depuis  l'époque  de  sa  majorité, 
on  s'était  attaché  à  lui  faire  sentir  la  honte  d'être  mené  par  un 
homme  de  néant  tel  que  Valenzuela,  que  l'on  rendait  responsable 
de  tous  les  malheurs  de  la  campagne  de  1675,  comme  si  le  prince 
qui  conspirait  quand  il  fallait  se  battre,  qui  avait  refusé  de  marcher 
contre  la  révolte  de  Messine,  comme  autrefois  au  secours  de  la 
Flandre,  n'entrait  pas  aussi  pour  quelque  chose  dans  les  désastres 
de  la  patrie.  Une  nuit,  Charles  II  sortit  du  palais  dans  le  plus  grand 
secret,  et  enveloppé  dans  son  manteau,  il  se  rendit  au  Buen- Retire 
sous  la  conduite  du  duc  de  Medina-Geli  et  du  comte  d' Aranda.  Situép. 
sur  le  versant  opposé  du  plateau  sur  lequel  s'élève  la  ville  de  Ma- 
drid, cette  résidence  est  assez  éloignée  du  palais  royal,  circonstance 
favorable  au  dessein  des  conjurés.  On  décida  en  second  lieu  que  le 
roi  écrirait  à  son  frère  de  se  rendre  à  Madrid  pour  l'assister  dans 
son  gouvernement.  La  lettre  royale  est  du  27  décembre  1676.  Le 
courrier  qui  en  était  porteur  partit  le  29  pour  Saragosse.  Mais,  ce 
qui  est  plus  extraordinaire,  le  même  courrier  portait  également 
une  lettre  de  la  reine  mère  déclarant  adhérer  à  la  résolution  prise 
par  le  roi.  Qu'espérait  cette  princesse  par  cette  inconcevable  dé- 
marche ?  Qu'on  ne  la  séparerait  pas  de  son  fils,  ce  qu'elle  redoutait 
par-dessus  tout?  Mais  pouvait-elle  ignorer  les  sentimens  de  don 
Juan  à  son  égard,  et  les  prétentions  de  ses  amis,  qui  mettaient  pour 
première  condition  à  la  paix  son  éloignement  de  la  cour  ?  On  est 
confondu  de  tant  de  faiblesse  inutile.  Il  est  évident  que  depuis  le  ren- 
voi exigé  du  père  Nithard,  —  cette  mortelle  injure  faite  aune  reine, 

—  il  s'était  établi  entre  don  Juan  et  Marie-Anne  d'Autriche  une  lutte 
dans  laquelle  l'un  ou  l'autre  devait  infailliblement  succomber. 
C'était  l'opinion  de  Louis  XIV.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  lettre  existe, 
mab  elle  ne  sauva  rien.  Vainement  Marie-Anne  fit  les  plus  grands 
efforts  pour  obtenir  de  voir  son  fils  ou  de  lui  écrire.  Cette  permis- 
sion lui  fut  refusée.  Vainement  elle  fit  intervenir  l'ambassadeur 
d'Allemagne,  qui  menaça  les  conjurés  de  la  colère  de  l'empereur. 

—  «  Nous  nous  soucions  bien  de  l'empereur,  lui  répondit  le  duc 
d'AIbe;  ne  veut-il  pas  bien  gouverner  son  empire  comme  nous  vou- 
lons, nous,  notre  royaume  ?  Qu'il  songe  que  l'Espagne  lui  a  mis  la 
couronne  sur  la  tête  et  qu'elle  sent  encore  aujourd'hui  ce  qu'il  lui 
en  a  coûté  et  le  peu  qu'il  a  fait  pour  elle.  »  La  reine  reçut  l'ordre 
de  quitter  le  palais  et  de  se  rendre  à  Tolède,  dont  on  lui  donnait 
le  gouvernement,  en  lui  assignant  pour  résidence  l'Alcazar  de  cette 
Tille.  En  même  temps,  le  roi  envoyait  son  confesseur  à  sa  mère  pour 


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166  BETUE  DEB   DEUX  MONDES. 

lui  expliquer  les  motifs  de  sa  conduite  et  lui  prodiguer  les  assu- 
rances de  son  filial  attachement.  Cette  résolution  de  Charles  II  avait 
été  accueillie  avec  des  transports  de  joie  par  la  population  de  Ma- 
drid. Citoyens  et  grands  seigneurs  se  portaient  en  foule  au  Buen- 
Retiro,  pour  féliciter  le  jeune  monarque  et  lui  offrir  selon  l'usage 
de  riches  présens. 

On  se  demande  avec  curiosité  quelle  fut,  dans  cette  révolution 
de  palais,  l'attitude  du  favori.  N'ayant  pas  su  ou  pu  la  prévenir,  il 
était  condamné  à  la  subir.  On  Ta  accusé  d'avoir  manqué  de  réso- 
lution. C'est  oublier,  ce  semble,  que  Valenzuela  n'était  rien  que  par 
le  crédit  de  la  reine.  Par  le  fait  de  se  séparer  volontairement  de  sa 
mère,  par  le  faît  surtout  d'appeler  don  Juan,  Charles  II  déclarait 
ramener  à  lui  le  pouvoir  qu'il  avait  délégué  jusqu'alors  et  laissait 
le  favori  retomber  dans  son  néant.  Celui-ci  ne  pouvait  dès  lors 
commander  quoi  que  ce  fût  à  qui  que  ce  fût.  Imaginez  Louis  XIY 
majeur  se  déclarant  en  faveur  du  prince  de  Condé,  la  veille  de  l'ar- 
restation de  ce  dernier.  Qu'aurait  pu  Mazarin?  Qu'aurait-il  pu  sur- 
tout, si  Anne  d'Autriche  avait  déclaré  approuver  la  conduite  de 
son  fils?  Privé  de  tout  moyen  de  se  défendre,  Valenzuela  n'avait 
d'autre  ressource  que  de  s'éclipser.  Dès  le  2A  décembre  il  avait 
quitté  Madrid. 

En  possession  de  la  lettre  du  roi,  don  Juan  partit  de  Saragosse 
le  l*'  janvier  1676,  non  sans  avoir  fait  ses  dévotions  à  Notre-Dame 
del  Pilar.  Ce  prince  offrait  un  singulier  mélange  d'ambiiion  et 
d'hypocrisie.  Il  n'avait  à  la  bouche  que  le  service  de  Dieu  quand  il 
s'insurgeait  contre  l'état,  et  défendait  ses  trahisons  par  des  argu- 
mens  de  théologien.  Il  marchait  accompagné  de  deux  personnages 
fort  compromis,  un  Napolitain,  le  prince  de  Monte-Sarcho,  qui,  en 
débarquant  à  Barcelone,  s'était  sauvé  auprès  de  lui  pour  échapper 
aux  poursuites  d'un  procès  criminel,  et  le  comte  de  Monterey.  A 
l'époque  de  la  formation  de  la  maison  du  roi,  ce  dernier  était  accouru 
en  poste  de  la  Flandre  où  il  servait,  dans  l'espérance  d'en  faire 
partie,  se  fiant  aux  promesses  qu'il  avait  reçues,  et  surtout  à  l'ar- 
gent qu'il  avait  donné.  N'ayant  obtenu  que  la  direction  de  l'artil- 
lerie, depuis  exilé,  il  s'était  rallié  à  don  Juan  avec  le  titre  de  mestre- 
de-camp-général. 

Parvenu  à  Montréal  de  Ariza,  à  peu  près  à  moitié  chemin  de 
Saragosse  à  Madrid,  le  prince  y  établit  son  quartier-général.  Ariza 
était  le  point  de  concentration  assigné  aux  quelques  troupes  fort  mal 
organisées  qu'il  avait  pu  réunir  en  Aragon,  et  qui,  augmentées 
d'un  certain  nombre  de  volontaires  catalans  et  valenciens,  formèrent 
un  corps  de  trois  mille  fantassins  et  de  mille  cavaliers.  C'étaient 
des  forces  bien  médiocres  pour  lutter  contre  les  ressources  de  la 
monarchie  espagnole;  mais  ce  prince  prudent  avait  maintenant 

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LE  FAVORI  d'une  REINE.  167 

d'excellentes  raisons  de  croire  qu'il  ne  serait  pas  nécessaire  d'en 
venir  aux  mains.  Au  pis-aller,  il  comptait  sur  les  levées  que  lui 
avaient  promises  les  grands  de  Gastille,  dont  il  allait  traverser  les 
états.  Il  marchait  à  petites  journées,  laissant  la  révolution  s'ac- 
complir d'elle-même,  et  voulant  bénéficier  de  l'effet  moral  produit 
sur  les  indécis  par  sa  tardive  hardiesse.  Il  arriva  le  A  à  Hita,  ville 
appartenant  au  duc  de  Tlnfantado,  l'un  des  grands  seigneurs  qu'a- 
vait le  plus  exaspérés  la  scandaleuse  élévation  de  Valenzuela.  Il 
apprit  à  Hita  la  résolution  qu'avait  prise  le  roi  de  se  séparer  de  sa 
mère,  et  cette  nouvelle,  qui  était  un  présage  de  paix,  fut  accueillie 
avec  joie  par  ses  partisans  et  par  lui-môme.  Les  entreprises  de  ce 
genre,  tant  qu'elles  n'ont  pas  réussi,  sont  toujours  accompagnées 
de  graves  inquiétudes,  et  les  conspirateurs  étaient  loin  d'être  ras- 
surés, connaissant  l'irrésolution  naturelle  de  leur  chef.  Le  prince 
ne  tarda  pas  à  vofr  arriver  le  cardinal  d'Aragon,  qui  lui  reuouvela 
l'assurance  du  plaisir  qu'aurait  le  roi  à  le  voir  attaché  de  plus  près 
à  son  service,  mais  qui  apportait  en  même  temps  l'ordre  de  licen- 
cier sur-le-champ  les  troupes  dont  il  était  accompagné.  Don  Juan 
répondit  qu'il  était  prêt  à  exécuter  les  ordres  de  sa  majesté,  à  con- 
dition que  le  roi  accordât  Téloignement  de  la  reine  sa  mère,  l'ar- 
restation de  Valenzuela,  et  le  licenciement  du  régiment  de  la  Cham- 
berga.  Ces  conditions  ayant  été  ratifiées  par  Charles  II,  don  Juan 
laissa  au  marquis  de  Leganès  le  soin  de  payer  et  de  congédier  ses 
troupes,  ne  gardant  auprès  de  lui  que  six  cents  cavaliers  de  Cata- 
logne, avec  lesquels  il  se  mit  en  marche  pour  Madrid,  accom- 
pagné d'un  petit  nombre  d'amis  et  de  serviteurs.  Il  arriva  au  Buen- 
Retiro,  le  25  janvier,  à  six  heures  du  matin.  Il  était  enfin  maître 
de  la  situation* 

III. 

Qu'était  donc  dans  cet  intervalle  devenu  le  favori  ? 

Connaissant  tout  ce  qu^il  y  avait  de  spécieux  dans  le  personnage 
de  don  Juan,  se  fiant  encore  à  l'ascendant  qu'il  avait  si  longtempa 
exercé  sur  le  roi  et  sur  sa  mère,  Valenzuela  ne  désespéra  pas  com- 
plètement de  sa  fortune  et  garda  même  l'illusion  de  croire  qu'il 
pourrait  la  rétablir.  Il  se  déroba  de  Madrid,  comme  nous  l'avons 
dit,  mais  il  ne  quitta  pas  l'Espagne,  se  réservant  de  ne  la  quitter 
qu'à  la  dernière  extrémité.  Il  s'était  retiré  avec  sa  famille  et  ce  qu'il 
avait  de  plus  précieux  au  monastère  de  l'Escurial,  se  croyant  en 
sûreté  sous  la  protection  des  immunités  de  ce  lieu  vénéré,  pan- 
théon des  rois,  consacré  aux  yeux  de  toute  l'Espagne  par  les  reli- 
ques qu'y  avait  réunies  en  grand  nombre  la  dévotion  de  Philippe  II. 
U  était  muni  en  outre  d'un  ordre  royal  {cedula)  enjoignant  aa 

.    uiymzeu  uy  VJvJVjpJ  Iv^ 


168  REVUE  DES    DSni    MONDES. 

prieur  des  hiéronymites  de  veiller  sur  sa  personne  comme  sur  la 
personne  même  de  sa  majesté.  Il  connaissait  mal  ses  ennemis. 

Don  Juan  ne  perdit  pas  un  moment  pour  assurer  sa  vengeance 
et  pour  satisfaire  la  haine  et  l'avidité  de  ses  partisans.  Le  jour 
même  de  son  arrivée,  il  obtint  un  décret  qui  d'une  part  reconnais- 
sait pour  loyaux  et  fidèles  sujets  tous  les  seigneurs  qui  avaient 
épousé  sa  cause,  de  l'autre  déclarait  Valenzuela  déchu  de  tous  ses 
droits,  titres  et  dignités,  prononçait  la  confiscation  de  ses  biens,  et 
le  déclarait  en  outre  prévenu  du  crime  de  haute  trahison  envers 
l'état.  Le  décret  était  rédigé  dans  les  termes  les  plus  insultans  pour 
le  malheureux  favori.  En  ce  qui  touchait  l'octroi  de  la  grandesse, 
il  y  était  dit  :  «  Voulant  maintenir  la  première  noblesse  de  mes 
royaumes,  et  ceux  d'entre  les  nobles  qui  ont  obtenu  les  honneurs 
de  la  grandesse  dans  l'illustration  et  l'éclat  dont  ils  n'ont  cessé  de 
jouir,  et  considérant  que  cette  illustration  serait  ternie  si  Von  fai- 
sait figurer  parmi  les  grands  un  individu  {sujeto)  qui  ne  possède 
à  aucun  degré  les  mérites  et  qualités  qui  doivent  naturellement 
appartenir  à  quiconque  aspire  à  ce  suprême  honneur,  j'ai  résolu  et 
décidé  que  cet  octroi  de  la  grandesse  serait  désormais  considéré 
comme  un  acte  absolument  nul  et  non  avenu.  Moi,  le  roi.  »  Quand 
Valenzuela  fut  informé  de  l'arrêt  qui  le  dégradait,  il  répondit  froi- 
dement :  «  Ce  n'est  pas  le  roi  qui  est  l'auteur  de  ce  décret,  c'est 
l'homme  qui  lui  conduit  la  main.  » 

La  petitesse  d'âme  de  don  Juan  se  manifesta  bientôt  par  les 
rigueurs  calculées  de  sa  vengeance.  Tous  les  partisans  de  la  reine, 
tous  les  amis  de  Valenzuela,  tous  les  personnages  connus  pour 
avoir  été  opposés  aux  prétentions  du  prince,  ou  seulement  pour 
avoir  gardé  la  neutralité,  furent  révoqués  de  leurs  fonctions  ou 
exilés.  L'intègre  comte  de  Villahumbrosa  se  vit  dépouillé  de  sa 
dignité  de  président  de  Castille,  pour  avoir  refusé  de  s'engager 
par  écrit  à  servir  exclusivement  les  intérêts  de  don  Juan.  Le  prince 
de  Parme,  à  qui  étaient  dus  les  uniques  succès  de  l'Espagne 
dans  la  campagne  de  1675  (il  avait  fait  lever  le  siège  de  Puy- 
cerda,  envahi  le  Roussillon  et  saccagé  le  bourg  d'Ille)  perdit  le 
commandement  de  l'armée  de  Catalogne.  Le  comte  d'Aguilar  et 
le  prince  de  Astillano  furent  exilés,  l'amirante  de  Castille  relégué 
dans  sa  ville  de  Médina  de  Rio-Seco.  Sous  le  coup  d'un  mandat 
d'amener,  le  comte  de  Montijo  se  sauva  en  Portugal.  L'exil  attei- 
gnit des  prédicateurs  pour  avoir  fait  en  chaire  l'éloge  de  la  reine. 
Le  prince  s'abaissa  jusqu'à  proscrire  des  nains,  de  niisérables  bouf- 
fons, dont  se  servait  l'oisiveté  de  cette  triste  cour  pour  entretenir 
la  conversation.  La  terreur  devint  générale. 

Les  conjurés  n'avaient  pas  attendu  les  ordres  de  don  Juan  pour 
se  mettre  à  la  recherche  de  Valenzuela,  Le  champ  était  ouvert  à  la 

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LE  FâTORI  D0N£   REUfE.  109 

trahison,  on  ne  tarda  pas  à  savoir  qu'il  s'était  réfugié  à  TEscurial. 
Dès  le  6  janvier,  don  Fernand  de  Tolède  et  le  duc  de  Médina  Sido- 
donia,  à  la  tête  de  deux  cents  cavaliers,  se  présentèrent  à  la  portt 
du  couvent.  Le  prieur  fut  appelé.  Sommé  de  par  le  roi  de  livrer  la 
personne  de  Valenzuela,  ce  religieux  répondit  qu'il  était  en  pos- 
session d'un  ordre  contraire  et  demanda  à  voir  le  premier.  On  lui 
répliqua  que  cet  ordre  était  verbal.  En  môme  temps,  on  comman- 
dait aux  soldats  de  cerner  le  couvent  et  d'intercepter  toute  com- 
munication avec  le  dehors.  Le  prieur,  voyant  que  ses  supplications 
étaient  inutiles,  prit  acte  de  la  violation  des  droits  de  l'église  et 
lança  l'excommunication  d'usage  contre  ses  agresseurs.  Les  seigneurs 
embarrassés  eurent  recours  à  la  ruse.  Us  firent  entendre  au  prieur 
qu'il  était  de  l'intérêt  de  Valenzuela  d'être  mis  en  rapport  avec 
eux.  Le  prieur  y  consentit,  à  la  condition  qu'ils  se  présenteraient 
seuls.  L'entrevue  eut  lieu  dans  l'intérieur  de  la  noble  et  superbe 
chapelle.  Sommé  de  se  rendre  au  nom  du  roi,  Valenzuela  répondit 
que,  n'ayant  conscience  d'aucun  acte  contraire  au  service  de  sa 
majesté,  il  était  prêt  à  lui  obéir  en  sujet  fidèle;  mais,  qu'étant  à 
TEscurial  par  ordie  signé  du  roi,  il  ne  consentirait  à  en  sortir  que 
par  un  ordre  contraire,  dont  il  demandait  la  représentation.  C'était 
mettre  fin  à  la  conférence. 

Après  avoir  constaté  la  présence  de  Valenzuela  à  TEscurial,  ce 
qui  était  au  fond  le  véritable  objet  de  leur  expédition,  les  seigneurs 
essayèrent  de  vaincre  l'obstination  des  religieux  en  les  prenant 
par  la  famine.  Cette  mesure  barbare  n'obtint  pas  plus  de  succès 
que  l'intimidation,  et  don  Fernand  commençait  à  désespérer  de  se 
saisir  de  sa  proie  quand  une  délation  vint  révéler  l'endroit  précis 
où  était  caché  Valenzuela.  C'était  un  réduit  fort  étroit  et  voûté, 
situé  près  du  sanctuaire  de  la  chapelle  :  un  tableau  en  dissimulait 
l'entrée.  Le  délateur  était  un  barbier  {sangrador)^  attaché  au  dis- 
pensaire du  couvent,  lequel  avait  été  appelé  auprès  du  malheureux 
prisonnier,  que  dévorait  la  fièvre,  pour  lui  pratiquer  une  saignée. 
On  paya  sa  trahison  par  deux  cents  doublons  de  récompense.  Aus- 
sitôt Tordre  est  donné  aux  soldats  d'enlever  le  couvent.  Ils  se  pré- 
cipitent dans  les  cloîtres,  pénètrent  en  armes  dans  la  chapelle, 
quelques-uns  même  à  cheval,  tirent  des  coups  de  feu,  jurant  et 
Ciiant  a  que  le  roi  en  a  donné  l'ordre,  qu'il  leur  faut  Valenzuela 
mort  ou  vivant.  »  Les  religieux  épouvantés  cédèrent  enfin.  Valen- 
zuela fut  livré. 

Don  Antonio  de  Tolède  procéda  immédiatement  à  la  saisie  des 
dépouilles  de  l'ancien  favori.  Ce  furent  alors  des  scènes  d'un  autre 
genre,  mais  encore  plus  odieuses.  Les  caisses  qui  renfermaient  l'ar- 
gent et  les  joyaux  furent  mises  à  sac,  Tolède  ne  se  gênant  pas  pour 
s'approprier  tel  ou  tel  bijou  qui  était  à  sa  convenance,  et  il  y  en 

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170  RSnJE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  d'admirables.  Les  soldats  fouillèrent  de  leurs  piques  jusqu'aux 
matelas  dans  la  chambre  de  doua  Maria  de  Dcedo,  que  gardaient 
douze  hommes,  sans  la  perdre  un  instant  de  vue.  Ils  brisèrent  les 
châsses  d'argent  ciselé,  chefs-d'œuvre  de  Juan  d'Arce,  et  disper- 
sèrent les  reliques.  Ils  allèrent  jusqu'à  forcer  le  tabernacle,  pour 
s'assurer  s'il  ne  renfermait  pas  quelque  trésor.  Ils  semblaient,  dit 
un  témoin  oculaire,  non  pas  les  soldats  d'une  armée  catholique, 
maïs  une  horde  de  religionnaires  déchaînés.  Loin  de  les  modérer, 
leurs  chefs  les  excitaient.  On  était  au  cœur  de  Thiver.  Le  prisonnier 
réuni  à  sa  famille  ne  garda  exactement  que  les  vêtemens  qu'il  avait 
sur  lui.  L'ordre  royal  destiné  à  garantir  la  sûreté  de  sa  personne 
lui  fut  enlevé.  On  refusa  une  mante  à  sa  malheureuse  femme, 
grosse  de  quatre  mois.  Son  fils,  un  enfant,  avait  gardé  un  petit 
manchon  :  cet  objet  lui  fut  retiré. 

De  l'Escurial,  Valenzuela  fut  conduit  à  Madrid  sous  l'escorte  de 
trois  cents  cavaliers,  et  ensuite  au  château  de  Consuegra,  sur 
l'ordre  exprès  de  don  Juan.  On  ne  pouvait  choisir  de  prison  plus 
sûre.  Malgré  les  mauvais  traitemens  dont  on  l'accabla  (on  ne  lui 
épargna  pas  même  les  chaînes),  l'ancien  favori  supporta  cette  acca- 
blante disgrâce  avec  une  force  d'âme  peu  commune.  Son  sang-froid 
ne  l'abandonna  point,  et  sa  hauteur  étonna  ses  ennemis.  Parmi  les 
seigneurs  qui  se  mêlèrent  à  son  arrestation  se  trouvait  le  comte  de 
Fuentes,  lequel  en  lui  adressant  la  parole  le  qualifia  simplement 
de  monsieur  (senor).  —  «  Votre  grâce,  lui  répondit  Valenzuela, 
aurait  bien  pu  garder  pour  la  circonstance  quelqu'une  de  ces  excel- 
lence qu'elle  me  prodiguait  au  temps  où  je  n'en  faisais  nul  cas,  pas 
plus  que  de  tant  de  gens  que  je  connaissais  très  bien  pour  n'être 
que  de  serviles  adorateurs  de  la  fortune.  —  C'est  à  moi  que  l'on 
ose  parler  ainsi?  interrompit  Fuentes.  — 0  le  bel  exploit,  continua 
le  prisonnier,  avec  un  rire  sardonique,  le  bel  exploit  vraiment  que 
cette  arrestation  de  Valenzuela  1  On  y  attache  sans  doute  la  restau- 
ration de  la  monarchie,  qu'on  la  confie  à  de  si  grands  seigneurs... 
Eh  bien!  je  le  jure,  si  ma  tête  doit  tomber,  ma  tête  ne  tombera  pas 
seule.  —  Cette  ironie  dans  le  sang-froid  suppose  une  conscience 
assez  tranquille.  Il  avait  son  secret,  qui  était  celui  de  bien  d'autres, 
et  ne  le  dissimulait  point.  Gardé  à  vue  nuit  et  jour,  traité  comme 
un  vil  malfaiteur,  il  eut  quelques  momens  de  défaillance,  dans  les- 
quels on  l'entendit  s'écrier  en  soupirant  profondément  :  a  Ayl  Ani-- 
mara  (anagramme  de  Mariana),  tu  me  coûtes  bien  cherl  Ay!  Ara- 
nima^  que  m'importent  tes  faveurs  si  je  ne  puis  être  sauvé  1  »  — 
Ces  exclamations  furent  jugées  choquantes  dans  la  bouche  d'un 
homme  qui  s'était  toujours  montré  fort  avare  de  paroles  et  d'une 
discrétion  absolue. 

Par  ordonnance  du  procureur  général  fiscal,  don  Pedro  de 

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LE  rATORI  d'une  BEINE.  171 

Ledesma,  chevalier  de  Galatrava,  il  y  eut  un  commencement 
d'instruction,  où  furent  entendus  un  très  grand  nombre  de  témoins, 
la  plupart  domestiques  de  grands  seigneurs,  qui,  eux,  se  gardè- 
rent bien  de  comparaître.  Leurs  dépositions  sont  vagues,  sans 
précision.  Presque  tous  ne  font  que  répéter  des  on-dit  (pyb  decir^^ 
dice  haber  oido).  Interrogé  lui -môme  à  plusieurs  reprises,  le 
prisonnier  se  défendit  avec  beaucoup  d'assurance  et  de  hauteur. 
Il  se  borna  à  dire  qu'il  avait  agi  en  tout  par  ordre  du  roi  ;  que  son 
seul  crime  était  d'avoir  reçu  de  grandes  faveurs  de  sa  majesté,  qui 
avait  le  droit  de  les  accorder.  C'était  précisément  le  système  de 
défense  qu'avait  adopté,  devant  la  commission  du  parlement  de 
Paris,  la  veuve  du  maréchal  d'Ancre,  Éléonore  Galigaï.  Il  con- 
cluait en  demandant  des  juges,  offrant  de  passer  de  la  juridiction 
de  l'église  à  celle  des  tribunaux  ordinaires,  mettant  d'ailleurs 
ses  ennemis  au  défi  de  lui  faire  son  procès.  Le  procureur- 
général,  agent  docile  de  don  Juan,  Faccusa  de  haute  trahison 
dans  son  réquisitoire,  en  punition  de  quoi  il  demandait  sa  tète  et 
la  confiscation  de  tous  ses  biens.  Don  Juan  et  les  conjurés,  qui  con- 
naissaient la  cour,  ses  usages  et  leurs  propres  méfaits,  ne  rele- 
vèrent jamais  cette  accusation.  Ills  ne  voulurent  ni  procès,  ni  débats 
contradictoires  ;  ce  qui  ne  les  empêcha  pas  de  procéder  immédia- 
tement à  la  confiscation  des  biens.  Les  meubles  et  joyaux,  l'argen- 
terie, les  tableaux,  la  garde-robe^  la  sellerie  furent  mis  publique- 
ment à  l'encan.  On  vendit  jusqu'à  la  dernière  chemise  du  prisonnier, 
sans  s'inquiéter  de  savoir  s'il  en  manquait  dans  sa  prison.  Le 
procès-verbal  de  la  vente  mérite  d'être  étudié  à  tous  égards.  C'est 
en  particulier  une  page  curieuse  de  l'histoire  du  luxe  et  des  arts 
décoratifs  en  Espagne  au  xvn*  siècle. 

L'imagination  populaire  avait  singulièrement  exagéré  les  trésors 
qu'elle  supposait  en  possession  du  favori.  Le  résultat  de  l'inven- 
taire fut  une  déception  pour  le  public,  et  le  bruit  courut  aussitôt 
que  les  auteurs  de  la  révolution  avaient  faussé  les  chiffres  et  dimi- 
nué à  dessein  la  part  du  roi  pour  dissimuler  la  part  qu'ils  s'étaient 
adjugée  à  eux-mêmes.  La  vente  à  l'encan  produisit  7,019,468 
réaux  de  vellon,  somme  à  laquelle  vinrent  s'ajouter  2,856,262  réaui 
en  argent  monnayé  (1).  Telles  furent  les  dépouilles  de  Thomme  qui 
avait  disposé  pendant  près  de  huit  ans  des  richesses  de  la  monar- 
chie de  r£spagne  et  des  Indes.  Mazarin  à  sa  mort  laissa  un  peu 
plus. 

Le  scandale  de  la  violation  à  main  armée  du  monastère  de  l'Escu- 
rial  ne  pouvait  passer  inaperçu  en  pareil  temps  et  dans  un  pays 

(i)  Lc8  deux  sommes  réunies  donnent  10,775,730  réaux.  Le  réal  de  rellon  raut  en 
argent  do  France  0  fr.  267,  ce  qui  produit  environ  3  milUons  de  fra&cs.  GoOqIc 


J 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tel  que  l'Espagne.  La  cour  de  Rome  s'en  émut.  Le  pape  Innocent  XI 
(Oclescalchi),  né  à  Milan,  avait  servi  comme  officier  dans  les 
armées  espagnoles  et  s'intéressa  toujours  vivement  aux  aflaires  de 
cette  monarchie.  11  demanda  que  l'ancien  favori  fût  «  restitué  à 
l'église,  M  et  sa  cause  remise  entre  les  mains  de  l'autorité  ecclé  ias- 
tique,  ordonnant  en  outre  que  le  prisonnier  fût  réintégré  dans  la  pos- 
session de  ses  biens  confisqués  sans  forme  de  procès.  On  fit  d* abord 
la  sourde  oreille.  Mais  le  30  mars  1677  arriva  un  bref  plus  mena- 
çant accompagné  d'excommunication  contre  les  auteurs  du  sac  de 
TEscurial.  On  eut  alors  l'air  d'obéir.  De  Consuegra,  Valenzuela  fut 
conduit  avec  de  grandes  précautions  à  l'église  de  Temblèque,  d'où 
on  le  ramena  à  Consuegra  après  avoir  pris  la  précaution  de  faire 
bénir  la  pièce  qu'il  y  habitait.  Ces  casuistes  purent  affirmer  dès 
lors  que  le  prisonnier  était  «  restitué  à  l'église,  w  y  que  estabu  en 
sagrado.  La  faiblesse  du  nonce  Mellini  se  contenta  de  cette  co- 
médie, dont  le  public  impartial  fut  indigné,  mais  il  ne  céda  point 
sur  la  question  de  juridiction.  L'intervention  de  la  cour  de  Borne 
était  après  tout  le  meilleur  moyen  d'en  finir  avec  cette  grande 
affaire,  qui  remuait  l'état  et  touchait  à  des  points  si  graves  et  si 
délicats.  Dans  l'intérêt  de  la  dignité  du  trône,  de  la  paix  publique 
et  de  la  conservation  du  prisonnier,  le  nonce  rendit  un  décret  qui 
exilait  pour  dix  ans  Yaleozuela  aux  lies  Philippines,  lui  assignait 
pour  résidence  le  château  de  San  Felipe  de  Cavité,  en  Tlle  de 
Luzon,  avec  défense  d'en  sortir  sous  peine  d'excommunication.  Ce 
décret  qui  semblait  dépouiller  Valenzuela  du  droit  de  faire  entendre 
sa  justification,  fut  vivement  commenté  dans  Madrid,  et  révéla 
l'existence  d'un  nombre  fort  grand  de  valenzuelistas.  Les  aute  irs 
du  sacrilège  de  l'Escurial  durent  faire  amende  honorable  en  chemise 
et  la  corde  au  cou  au  collège  impérial.  Le  nonce  leur  donna  quel- 
ques coups  de  discipline  et  leva  les  censures.  Valenzuela  fut  extrait 
de  sa  prison  et  dirigé  sur  Cadix,  où  il  fut  provisoirement  déposé 
au  fort  del  Puntal. 

Notre  récit  serait  incomplet  si  nous  ne  disions  quelques  mots 
du  traitement  qui  fut  infligé  à  la  femme  et  aux  enfans  du  proscrit. 
On  se  saurait  s'imaginer,  si  on  n'en  avait  la  preuve  certaine,  à  quels 
procédés  indignes  d'un  gentilhomme,  à  plus  forte  raison  d*un 
prince  de  sang  royal,  s'abaissa  la  persécution  organisée  contre  ces 
infortunés. 

Duna  Maria  de  Ucedo  demeura  d'abord  quelques  jours  à  l'Escu- 
rial privée  de  tout,  sans  savoir  ce  qu'était  devenu  son  mari,  ni  ce 
qu'elle  deviendrait  elle-même.  Après  toute  sorte  de  négociations  et 
de  délais,  on  finit  par  la  mettre  dans  une  mauvaise  charrette,  avec 
ses  deux  enfans  et  quelques  serviteurs,  et  elle  prit  le  chemin  de 
Madrid.  Arrêtée,  menacée  plusieurs  fois  sur  la  route  par  des  soldats. 


LE  FAVORI   D'VHB  REINE.  173 

elle  était  à  peine  descendue  dans  l'appartement  qu'elle  y  occupait 
qu'un  alcade  de  cour  vint  lui  intimer  Tordre  de  quitter  la  capitale 
et  de  se  retirer  à  dix  lieues  au  moins  de  Madrid.  Elle  obéit  et  par- 
tit pour  Tolède,  «  sans  le  secours  d'un  maravédis,  ni  même  d'un 
morceau  de  pain.  »  Pendant  le  trajet,  elle  se  rencontra  avec  son 
mari,  qui  marchait  sous  la  garde  de  trois  cents  hommes  armés  de 
carabines,  l'épée  nue  à  la  main.  Valenzuela  s'approcha  de  sa  femme 
et  de  ses  enfans,  qu'il  ne  devait  plus  revoir,  et  ne  put  répondre 
que  par  ses  larmes  à  leurs  gémissemens  et  à  leurs  cris  de  déses- 
poir. 11  y  avait  défense  de  se  parler;  moins  durs  que  leurs  chefs, 
les  soldats  de  Tescorte  pleuraient. 

Dona  Maria  descendit  à  Tolède  au  couvent  royal  de  Sainte- Anne, 
ignorant  que  Tolède  fût  le  lieu  assigné  pour  résidence  à  la  reine 
mère.  Aussitôt  arriva  l'ordre  de  quitter  cette  ville  pour  se  rendre  à 
Tafavera  ou  à  Hita.  Elle  partit  pour  Talavera,  moyennant  Taumône 
de  quelques  ducats  qu'elle  reçut  du  cardinal-archevêque.  Elle  com- 
mençait à  respirer  dans  l'asile  que  lui  avait  procuré  une  de  ses 
parentes,  quand  se  répandit  le  bruit  que  son  mari  allait  avoir  la 
tête  tranchée  et  qu'elle  même  se  verrait  séparée  de  ses  enfans.  Les 
pauvres  créatures  étaient  fort  malades.  Succombant  à  tant  de 
maux,  l'infortunée  résolut  d'en  finir  avec  la  vie  en  se  laissant  mou- 
rir de  faim.  «  Dieu  la  soutint  pour  voir  le  jour  de  sa  vengeance,  » 
dît  l'auteur  ému  de  ce  récit.  Le  terme  de  sa  grossesse  approchait. 
Elle  donna  le  jour  à  une  fille,  qui  mourut  peu  de  temps  après.  Mais 
pour  comble  de  malheur,  elle  perdit  aussi  sa  fille  aînée,  une  en- 
fant de  douze  ans,  qiii  était  charmante,  et  dont  les  grâces,  la  raison 
précoce,  consolaient  la  malheureuse  mère  dans  cet  abîme  de  mi- 
sères. 

Cependant  approchait  pour  Valenzuela  le  moment  de  partir  pour 
sa  destination  ;  mais  sa  femme  demeurait  en  Espagne,  ce  qui  impor- 
tunait singulièrement  don  JUan  et  ses  acolytes.  Si  Valenzuela  venait 
à  succomber,  comme  ils  Tespéraient,  aux  douleurs  de  l'exil,  aux 
mauvais  traitemens,  aux  fatigues  d'un  voyage  de  5,000  lieues,  ils 
redoutaient  le  cri  d'une  autre  victime  vivante,  de  sa  veuve  dépouil- 
lée et  persécutée. -On  mit  tout  en  œuvre  pour  obtenir  de  Maria  de 
Ucedo  qu'elle  s'éloignât  de  Talavera.  On  descendit  jusqu'au  men- 
songe. On  lui  affirma  que  le  roi  permettait  qu'elle  vît  son  mari 
avaiJt  son  départ;  qti'elle  trouverait,  à  cet  effet,  400  ducats  pré- 
parés à  Tolède.  Ne  pouvant  ébranler  sa  volonté,  on  essaya  d'ef- 
frayer sa  conscience.  Un  moine  augustin  se  présenta  avec  mission 
de  lui  démontrer  qu  elle  ne  pouvait  sans  péché  mortel  séparer  sa 
destinée  de  celle  de  son  époux.  Elle  sentait  im  piège.  Elle  résista 
obstinément  à  tous  les  efforts  pour  la  persuader.  Mais,  connaissant 
ses  ennemis,  la  vaillante  Espagnole  résolut  de  se  couvrir  de  la  pro-    j 


I7h  RETUB  DES  0EUX  MONDES. 

tection  de  l'église.  Elle  se  présenta  à  neuf  heures  du  soir  à  la  col- 
légiale de  Talavera  et,  trouvant  la  porte  fermée,  elle  attendit  sous 
le  porche,  avec  son  fils  mourant,  son  dernier  enfant,  jusqu'au  mo- 
ment de  Touverture  de  la  porte  du  clocher.  Elle  passa  six  mois 
dans  la  tour  exposée  à  toutes  les  intempéries  du  temps  et  des  sai- 
sons, jusqu'à  ce  que  le  chapiti*e,  touché  de  compassion,  lui  procura 
mn  logement  un  peu  plus  convenable  dans  la  chambre  du  sacristain. 
Il  se  trouva,  parmi  les  suppôts  de  don  Juan,  un  individu  assez  scélé- 
rat pour  proposer  de  lui  enlever  son  fils,  comme  un  sûr  moyen  de  la 
contraindre  à  quitter  ce  dernier  asile.  Il  s'offrait  même  à  faire  le  coup. 
Le  14  juillet  1678,  Yalenzuela,  embarqué  sur  un  galion  de  la 
flotte  de  la  Nouvelle-Espagne,  quitta  sa  patrie  pour  ne  plus  la  re- 
voir. Il  toucha  à  Puerto-Rico,  aborda  à  la  Vera-Cruz  et,  traversant 
le  Mexique  dans  toute  sa  largeur,  il  s'embarqua  à  Acapulco  pour 
le  lieu  fixé  à  sa  résidence.  Durant  ce  voyage  de  plus  de  six 
mois,  il  n'avait  touché  ni  un  real,  ni  un  vestido.  Le  vice- roi 
avait  été  informé  officiellement  de  sa  venue  et  avait  reçu  en  même 
temps  les  ordres  les  plus  sévères  touchant  la  surveillance  dont 
l'aûcien  favori  ne  devait  pas  un  moment  cesser  d'être  l'objet.  Cavité 
est  une  ville  située  à  l'opposé  de  Manille,  à  peu  près  comme  Amibes 
en  face  de  Nice,  sur  la  côte  sud  de  la  baie  de  ce  nom.  Le  fort  de 
San-Felipe  en  défend  l'entrée.  Yalenzuela  y  fut  gardé  à  vue  avec 
défense  d'écrire  à  qui  que  ce  fût,  pas  même  à  sa  femme.  Il  sem- 
blait prendre  plaisir  à  la  conversation  de  son  confesseur  :  on  le 
lui  ôta.  Le  jour  de  l'arrivée  du  courrier  de  Goa,  les  postes  étaient 
doublés,  les  sentinelles  avaient  ordre  de  tirer  sur  toute  embarcation 
qui  ferait  mine  de  vouloir  aborder  à  terre.  Le  prisonnier  supporta 
cette  nouvelle  série  de  rigueurs  avec  la  même  constance  qu'il  avait 
montrée  depuis  le  moment  de  son  arrestation,  cherchant  dans 
l'exercice  de  son  esprit  un  remède  à  son  infortune.  Il  passait  une 
pwtie  de  son  temps  à  composer  et  à  écrire.  Il  reprenait  ses  habi- 
tudes de  poète,  faisait  des  vers  lyriques  et  des  comédies. 

Après  six  années  de  détention  rigoureuse,  le  sort  de  Yalenzuela 
parut  s'adoucir.  Un  ordre  du  roi,  daté  de  1682,  parvenu  à  Cavité 
seulement  en  1684,  vu  la  distance,  énorme  pour  ce  temp5ï,  prescri- 
vait au  gouverneur  de  San-Felipe  d'accorder  à  son  prisonnier  la 
permission  d'écrire  en  Espagne,  d'avoir  des  serviteurs  particuliers 
et  un  logement  convenable.  Des  fonds  étaient  mis  à  la  disposition 
du  gouverneur. 

Le  premier  usage  que  fit  Yalenzuela  de  cette  permission  fut 
d'adresser  à  Charles  II  un  mémoire  justificatif  où  il  expose  les  vio- 
lences iniques  dont  il  a  été  l'objet,  après  avoir  été  arraché  de 
l'Escurial  par  la  force  et  au  mépris  de  l'ordre  royal  de  sa  majesté. 
Il  proteste  énergiquement  contre  le  fait  d'avoir  été,  non-seulemeut 

uiyiiizeu  uy  'v.j  v-/ V-^pc  iv^  - 


LE  FATORI  d'qKE  BHNE*  <75 

arrêté  en  terre  d'églbe,  mais  eniprisonné,  exilé,  dépouillé,  sans 
aucune  forme  de  procès,  sans  articulation  précise  d'un  délit  quel- 
conque, —  déclarant  avoir  toujours  servi  pour  Thonneur  de  mn 
maître  et  l'intérêt  de  la  monarchie,  n'attribuant  sa  chute  qu'à 
Tenvie  excitée  par  les  bienfaits  dont  il  a  été  comblé  par  le  roi  et 
par  sa  mère.  Il  insiste  particulièrement  sur  l'acte  de  dissolution  du 
conseil  de  régence,  lequel  n'avait  d'autre  but,  dit^il,  que  de  resti- 
tuer à  sa  majesté  l'intégraUté  de  son  pouvoir  souverain,  mais  qui 
a  eu  pour  effet  de  jeter  dans  le  parti  de  ses  ennemis  tous  les  mem- 
bres de  ce  conseil,  ces  mêmes  membres  qui  n'avaient  fdtqu'ap-  < 
plaudir  et  même  contribuer  à  son  élévation  tant  qu'il  avait  consenti 
à  partager  le  pouvoir  avec  eux. 

Le  4  octobre  1688,  le  gouverneur  de  San-Felipe  eut  ordre  de 
mettre  sur-Ie-cbamp  son  prisonnier  en  liberté,  lui  assignant  toute- 
fois la  résidence  provisoire  de  Mexico,  avec  12,000  pe/ios  de  traite- 
ment. Parti  de  Cavité  sur  le  galion  el  Santo  Nino^  Valenzuela  arriva 
à  Mexico,  le  28  janvier  1690,  et  fut  reçu  par  le  vice-roi,  comte  de 
Galves,  sur  le  pied  de  titulo  de  Gastille. 

Il  est  aisé  de  se  rendre  compte  des  adoucissemens  successifs 
apportés  au  sort  de  l'intéressant  prisonnier.  Don  Juan  était  mort 
dès  1679,  et,  le  lendemain  de  son  trépas,  Charles  II  courait  à  Tolède 
pour  ramener  à  Madrid  la  reine  sa  mère. 

Peu  d'hommes  firent  naître  plus  d'espérances  que  don  Juan  ; 
jamais  espérances  ne  furent  plus  déçues.  Arrivé  à  ce  pouvoir  si 
longtemps  convoité,  ce  prince  ne  révéla  qu'un  génie  étroit,  un  esprit 
court,  rien  des  qualités  de  l'homme  d'état.  Exclusivement  occupé 
des  soins  de  sa  vengeance,  on  le  vit  se  livrer  à  un  examen  minu- 
tieusement ridicule  des  actes  du  gouvernement  déchu,  faire  dans 
la  vie  de  la  reine  des  recherches  qui  allaient  à  la  déshonorer,  ne 
lui  épargnant  ni  un  ennui,  ni  un  déboire.  11  la  craignait  néanmoms, 
et  pour  s'en  défendre  il  organisa  une  police  d'espionnage  qui  sur- 
veillait sa  correspondance,  recueillait  les  propos  du  palais  et  l'in- 
formait des  moindres  bruits.  Absorbé  par  la  lecture  de  ces  rapports, 
il  ne  lui  restait  plus  de  temps  pour  s'occuper  des  grandes  affaires. 
Il  imagina  de  sortir  la  nuit  avec  le  roi,  dans  un  carrosse  à  deux 
mules,  pour  se  mettre  au  courant  de  l'opinion.  Le  carrosse  fut  vite 
reconnu,  et  l'opinion  devint  muette.  A  la  cour,  il  décida  que  les 
seigneurs  ne  pourraient  prendre  du  tabac  dans  la  chambre  du  roi, 
mais  seulement  dans  l'antichambre.  Il  supprima  la  golilla  et  la 
remplaça  par  la  cravate.  Il  descendit  jusqu'au  soin  de  faire  peigner 
le  roi,  lequel  avait  de  longs  cheveux  blonds,  mais  qui  usait  de  son 
pouvoir  absolu  pour  refuser  obstinément  l'usage  du  peigne  (1)< 

(1)  Charlee  n  dit  un  Joar  à  cette  occABion  :  ■  Haita  los  fiojot  no  Mtan  segnros  de 
doB  Juan.»  Le  mot  avait  aa  portée,  et  une  saveur  bien  espagnole. 

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176  UTUB  DC8  DEUX  MOIIDES. 

il  Tout  semblait  contribuer  à  l'élever  et  à  l'affermir,  a  dit  de  lui  le 
marquis  de  Yillars;  lui  seul  se  manqua  à  lui-même,  et  il  ne  parut 
digne  de  gouverner  que  quand  il  ne  gouverna  point.  » 

Le  peuple  attendait  la  diminution  des  charges  publiques  et  l'a- 
baissement du  prix  des  denrées,  l'armée  l'arriéré  de  sa  solde,  la 
flotte  les  approvisionnemens  qui  lui  manquaient,  les  Espagnols 
zélés  le  relèvement  de  la  patrie.  Il  n'y  eut  rien  de  changé  sous  l'ad- 
ministration de  don  Juan.  La  décadence  suivit  sa  marche  silen- 
cieuse. L'Espagne  vit  se  continuer  la  même  série  de  revers  écra- 
sans  qui  lui  imposèrent  a  paix  de  Nimègue. 

Plus  on  avait  attendu  de  don  Juan,  plus  l'opinion  se  révolta 
contre  lui.  On  releva  e  pasquin  suivant  affiché  aux  portes  du  palais  : 

Vino  su  AUeza^ 

Sacù  la  eipada,  ^ 

Y  no  ha  heiho  nada, 

•  Son  altesse  est  venue,  elle  a  tiré  son  épée;  et  puis,  qu*a-t-elle  fdit?  Rien.  » 

Le  prince  écrivit  au-dessous  : 

VillanOf 
Avn  no  se  ha  cogido  el  grano» 

•  Imbécile  I  la  moisson  n'est  pas  encore  faite.  » 

Mais  de  pareils  traits  le  désolaient,  ayant  assez  d'esprit  pour  en 
sentir  la  pointe.  Il  devait  connaître  des  déboires  plus  amers.  Les 
grâces,  qu'il  avait  distribuées  d*une  main  si  prodigue,  se  trouvant 
cependant  moins  nombreuses  que  la  meute  accourue  à  la  curée,  il  ' 
vit  se  déclarer  contre  lui  les  meilleurs  de  ses  amis  ou  du  moins 
des  hommes  qu'il  avait  droit  de  regarder  comme  tels,  comme  le  duc 
d'Osuna,  le  comte  de  Monterey.  Ainsi  se  trouva  accomplie  la  pro- 
phétie de  Yalenzuela  :  a  Son  altesse  ne  connaît  pas  les  tigres,  les 
léopards,  auxquels  elle  a  affaire.  Je  les  connais,  moi,  pour  les  avoir 
bravés.  »  Ses  perplexités  allèrent  croissant,  augmentées  par  son 
irrésolution  naturelle  et  par  le  peu  de  force  qu'il  se  sentait  pour 
porter  le  poids  d'une  si  vaste  monarchie.  Son  esprit  se  troubla  ; 
ses  traits  s'altérèrent.  En  peu  de  jours,  ses  cheveux  avaient 
blanchi. 

Ce  retour  de  l'opinion  eut  pour  effet  de  reconstituer  le  parti  de 
la  reine.  Le  confesseur  du  roi,  que  don  Juan  avait  tiré  de  son  cloître 
de  Salamanque  pour  s'en  faire  une  créature,  le  dominicain  Moya, 
se  rallia  sans  vergogne  à  ses  ennemis,  sous  prétexte  que  le  prince 
avait  mal  tenu  les  promesses  qu'il  lui  avait  faites.  Ce  parti  obtint 
le  retour  à  la  cour  du  prince  de  Astillano,  l'un  des  nombreux  exilés 
qu'avait  faits  don  Juan;  et  conmie  le  confesseur  engageait  le  roi  à 
tenir  bon  là-dessus  contre  les  objections  du  premier  ministre» 

uiymzeu  uy  x-^j  v-/ V-^pt  ix^ 


LE  FAVORI  d'uNB  BEINE.  177 

Charles  II  lui  répondit  :  «  Qu'importe  qu'il  s'y  oppose?  il  suffit  que 
je  le  veuille*  »  Parole  résolue,  comme  en  prononça  bien  peu  ce 
triste  monarque. 

Don  Juan,  informé  de  ce  langage  du  roi  par  ses  espions,  comprit 
que  le  moment  de  sa  chute  était  arrivé.  Pour  l'achever,  on  distribua 
dans  le  public  une  pièce  de  vers  où  étaient  rappelés,  avec  une 
sanglante  ironie,  les  désordres  de  la  vie  de  sa  mère  et  le  scandale 
de  sa  douteuse  naissance.  Cette  pièce,  attribuée  à  l'amirante  de 
Castille,  débutait  ainsi  : 

a  Dn  histrion  et  un  duc,  un  moine  et  une  tête  couronnée,  figu- 
rèrent sur  la  liste  de  la  belle  Calderon.  Le  bal  commença:  et,  parmi 
tous  ceux  qui  entrèrent  en  danse,  quelqu'un  se  vante  de  savoir  quel 
est  celui  qui  mérita  le  prix.  Moi,  je  double  la  mise,  et  je  parie  pour 
le  moine  (1).  » 

Ce  fut  le  coup  de  grâce.  Atteint  d'une  fièvre  maligne,  le  malheu- 
reux prince  se  mit  au  lit  et  ne  se  releva  plus.  Il  venait  de  conclure 
sous  ces  tristes  auspices  le  mariage  de  Charles  II  avec  l'intéres- 
sante et  infortunée  Louise  d'Orléans,  nièce  de  Louis  XIV.  Rassemblé 
sous  les  fenêtres  du  palais,  le  peuple  de  Madrid  manifestait  sa  joie 
de  cet  hymen  par  des  feux  d'artifice  mêlés  de  pétards,  et  Charles  II, 
du  haut  de  son  balcon,  jouissait  de  ces  éclats  de  la  joie  populaire 
sans  égard  pour  son  frère  moribond,  à  qui  tout  ce  bruit  fendait  la 
tête.  Le  fils  de  Maria  Calderon  rendit  le  dernier  soupir  le  17  décem- 
bre 1679.  L'habit  magnifique  qu'il  avait  commandé  pour  la  céré- 
monie des  noces  royales  figura  sur  son  cercueil.  Pendant  que  ses 
restes  étaient  transportés  al  pudridero  de  l'Escurial,  le  roi  mon- 
tait en  carrosse  pour  se  rendre  à  Tolède,  accompagné  de  tous  les 
exilés. 

Cette  mort  fut,  comme  nous  l'avons  dit,  le  signal  de  l'adoucisse- 
ment du  sort  de  Valenzuela.  Après  le  retour  à  Madrid  de  la  reine 
mère,  il  fut  de  nouveau  question  de  lui.  Mais  cette  afiaire  avait  fait 
trop  de  bruit  ;  elle  avait  trop  compromis  la  réputation  de  Marie- 
Anne  pour  qi'il  parût  convenable  de  rappeler  sur-le-champ  l'an- 
cien favori.  D'ailleurs,  les  circonstances  étaient  changées.  Il  y  avait 

(i)  Un  frayle  y  una  coron», 

Un  duque  y  ua  cartelista, 
AnduvieroQ  eo  la  lista 
De  la  bolla  Calderona. 
BayI6»  y  algan  blasona 
Que  de  quantos  han  entrado 
En  la  danxa,  ha  averlguado 
Quien  Uev6  cl  prez  del  bayle. 
Pero  yo  atcngo  me  al  fraylo, 
Y  qulero  perder  doblado. 
tOMl  IL.  —  1880. 


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i76  asTUB  DB6  DEUX  Moms». 

maintenant  à  la  cour  une  jeune  et  charmante  reine  qui  avait  beau- 
coup d'empire  sur  l'esprit  de  son  époux.  Il  était  donc  de  la  plus 
haute  convenance  de  ne  pas  précipiter  ce  retour.  De  là  les  ména- 
gemens  successifs  qui  y  furent  apportés* 

Vers  l'an  1690,  le  rappel  définitif  de  Yalenzuela  était  regardé 
par  sa  famille  comme  extrêmement  probable  et  même  comme  pro- 
chain. La  mort  l'empêcha  de  s'accomplir* 

Dans  le  jardin  de  la  maison  qu'il  occupait  à  Mexico,  Yalenzuela, 
conservant  tous  les  goûts  du  cavalier  élégant,  s'amusait  à  dresser 
un  cheval  au  piafler.  L'anûnal,  très  doux  jusqu'alors,  était  placé 
dans  les  piliers,  selon  l'usage.  Son  maître,  pour  l'exciter,  lui  donna 
plusieurs  coups  de  baguette  et  passa  ensuite  derrière  lui,  se  dirir 
géant  de  l'autre  côté.  11  en  reçut  en  ce  moment  dans  le  bas-ventre 
une  ruade  qui  le  renversa.  Relevé  aussitôt  par  ses  serviteurs,  Yalen- 
zuela fit  quelques  pas  dans  le  jardin;  mais,  ayant  porté  la  main  à 
sa  blessure  et,  la  retirant  toute  pleine  de  sang,  il  fit  appeler  son 
médecin,  le  docteur  don  Juan  Oliver.  Celui-ci  ne  jugea  pas  la  bles- 
sure dangereuse  et  se  borna  à  prescrire  quelques  remèdes  insigni- 
fians.  Mais  le  mal  empira  vite.  Une  fièvre  ardente  se  déclara  au 
bout  de  quelques  jours.  Le  malade  perdit  l'usage  de  la*  parole,  tout 
en  conservant  la  possession  de  son  intelligence,  jusqu'à  ce  que, 
pris  de  convulsions,  il  expira,  le  7  janvier  1692,  après  huit  jours 
de  maladie*  L'autopsie  constata  qu'il  aurait  pu  vivre  encore  long- 
temps. Le  proscrit  de  don  Juan  fut  honoré  de  magnifiques  funé- 
railles. Le  vice-roi  l'accompagna  à  sa  dernière  demeure,  à  la  tête 
de  sa  maison,  suivi  des  cours,  des  tribunaux,  des  corporations 
religieuses,  et  d'une  grande  afDuence  de  peuple.  Il  fut  enterré  dans 
la  chapelle  du  couvent  de  Saint-Augustin  à  Mexico. 

Yalenzuela  laissât  un  testament  par  lequel  il  chargeait  sa  veuve 
de  réhabiliter  sa  mémoire  et  de  poursuivre  la  restitution  de  ses 
biens,  dont  il  déclarait  vouloir  fonder  un  majorât  sur  la  tête  de  son 
fils  unique.  Maria  de  Ucedo  n'avidt  pas  besoin  d'être  excitée  à 
défendre  les  dernières  volontés  de  son  époux.  Elle  présenta  dans  ce 
dessein  une  requête  très  habilement  et  très  fortement  motivée.  Les 
difficultés  renaissaient.  On  allait  se  retrouver  en  face  des  mêmes 
inconvéniens  qu'on  avait  sagement  résolu  d'éviter  quelques  an- 
nées auparavant.  Sur  le  conseil  d'un  magistrat  éminent,  don  Gil 
de  Gastejon,  il  fut  décidé  en  principe  que  les  actes  de  l'administra- 
tion de  Yalenzuela  étaient  couverts  par  l'autorité  de  la  régente  et 
par  celle  du  roi,  devenu  majeur;  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  d'en  exa- 
miner les  détails;  qu'il  était  séant  au  plus  haut  point  d'éviter  les 
débats  d'un  procès;  qu'en  conséquence  l'affaire  serait  jugée  par  le 
roi,  dans  sa  sagesse.  L'arrêt  rendu  par  Charles  II  maintenait  le  re- 
trait de  la  grandesse,  mais  conservait  à  l'héritier  de  Yalenzuela  le 

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LE  FATORI  d'une  REINE.  179 

titre  de  Castille  et  lui  restituait  sur  les  biens  confisqués  la  somme 
de  20,000  pesos}  le  titre  de  marquis  de  Villa-Sierra  est  passé  au- 
jourd'hui dans  la  maison  de  Mondragon  y  Acuôa. 


Telle  fut  la  brillante  et  tragique  destinée  d'un  homme  qui,  avec 
plus  d'audace  que  de  génie,  plus  de  courage  que  de  prudence,  osa 
saisir  le  pouvoir  en  un  temps  de  minorité  et  entreprit  de  relever  la 
monarchie  espagnole  de  sa  profonde  décadence.  Gentilhomme  de 
petite  naissance,  n'ayant  d'autre  appui  que  l'amour  ou  le  caprice 
d'une  reine  sans  grand  caractère ,  il  osa,  bravant  de  redoutables 
inimitiés,  affronter,  souvent  humilier,  l'altière  et  puissante  aristo- 
cratie que  l'histoire  de  l'Espagne  montre  constamment  rebelle  à 
l'autorité  des  favoris  de  ses  rois.  Haute  et  téméraire  entreprise  :  un 
Richelieu  lui-même  s'y  fût  usé;  tant  la  force  de  résistance  des 
grands  de  Castille  était  supérieure  à  la  puissance  de  la  noblesse 
française,  même  avec  Gondé  à  sa  tête;  tant  différait  de  l'organi- 
sation de  la  France  la  constitution  de  l'Espagne,  avec  les  privilèges 
énormes  de  ses  communes,  de  ses  églises,  de  ses  provinces,  véri- 
tables forteresses  servant  de  base  d'opération  à  tout  prétendant  et 
à  tout  ambitieux  résolu  à  tenter  le  renversement  de  l'autorité  légi- 
time. C'est  l'histoire  du  passé;  c'était  naguère  encore  celle  du  pré- 
sent. Le  seul  cri  de  Contra  fuerol  suffit  à  soulever  la  ville  de  Sara- 
gosse,  en  1591,  arracha  Antonio  Ferez  aux  mains  redoutables  de 
Philippe  II  et,  ce  qui  était  peut-être  plus  difficile,  aux  prisons  de 
l'inquisition. 

Sans  remonter  jusqu'à  Alvaro  de  Luna  et  aux  souvenirs  de  l'écha- 
faud  de  Valladolid,  Valenzuela  avait  sous  les  yeux  l'exemple  récent 
de  la  chute  du  père  Nithard,  dont  nul  mieux  que  lui  ne  connaissait 
l'origine  et  les  causes.  Pouvait-il  espérer  réussir  là  où  le  ministre^ 
confesseur  avait  si  tristement  échoué?  Il  fut  étourdi  par  la  rapidité 
de  sa  fortune.  Une  tête  plus  ferme  se  serait  contentée  de  la  réalité 
du  pouvoir.  Il  comptait  de  nombreux  partisans  dans  les  classes 
moyennes,  des  esprits  impartiaux  qui,  rendant  justice  à  son  activité, 
à  son  intelligence,  à  la  magnanimité  de  ses  sentimens  (il  dédaigna 
toujours  les  calomnies  et  donna  un  emploi  à  un  homme  qui  avait 
voulu  l'assassiner),  le  jugeaient  capable  de  soulager  les  maux  de 
la  monarchie  et  pleurèrent  sur  ses  disgrâces.  11  pouvait,  il  devait 
s'en  tenir  au  rôle  de  premier  ministre  et  justifier  ce  titre  aux  yeux 
de  tous  par  la  sagesse  et  les  bienfaits  de  son  administration.  Cooime 
le  maréchal  d'Ancre,  avec  lequel  sa  destinée  a  tant  de  rapports, 
,  «  il  voulut  expérimenter  jusqu'où  pouvait  aller  la  fortune  d'un 
homme.  »  L'ancien  page  du  duc  de  l'Infantado  aspira  à  la  gran- 
desse,  sa  vanité  le  perdit.  Sa  femme,  ses  amis,  qui  sentaient  le 

uiymzeu  uy  V^JvJ\JpJ  Iv^ 


180  EEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

péril,  l'exhortaient  à  modérer  son  ambition.  «  Quel  homme  en  passe 
de  monter  plus  haut,  répondait-il,  se  refuse  jamais  à  courir  la 
chance  offerte?  Vous  parlez  de  modération  ;  cela  vous  est  facile. 
Venez  vous  mettre  à  ma  place ,  nous  verrons  ce  que  vous  ferez. 
Après  tout,  si  je  succombe,  l'histoire  dira  que  le  jour  de  la  Présen- 
tation de  Notre-Dame,  on  m*a  vu  assister  à  la  cérémonie,  seul  sur 
le  banc  de  la  grandesse,  à  côté  de  mon  roi.  »  Les  honneurs  l'eni- 
vraient. 

Il  y  eut  toujours  en  eOet,  un  peu  de  l'andalous  gracîoso  dans  le 
personnage  de  Valenzuela.  L'artiste  subsista  dans  le  politique; 
l'homme  des  grandes  affaires  demeura  marqué  au  type  si  original 
de  la  race.  Dans  le  trajet  de  Madrid  à  Gonsuegra,  les  hommes  de 
son  escorte  s'arrêtèrent  pour  coucher  à  l'étape  d'Illescas.  Du  loge- 
ment qu'il  occupait,  le  prisonnier  entendit  tout  à  coup  les  sons 
d'une  guitare.  L'instrument  n'était  pas  d'accord.  11  se  le  fit  apporter, 
l'accorda  lui-même,  et  se  mit  à  en  jouer  de  manière  à  charmer 
tous  les  assistans.  —  Il  a  laissé  cinq  ou  six  volumes  d'écrits  composés 
en  grande  partie  à  Cavité,  et  revus  à  Mexico.  Ces  volumes  com- 
prennent des  Discours  politiques  et  satiriques,  dans  le  genre  de 
Quevedo,  un  drame  de  Sophonisbe  en  sextetosy  un  grand  nombre 
de  poésies  mêlées,  de  comédies,  de  saynètes,  de  livrets  d'opéras, 
parmi  lesquels  il  faut  remarquer  celui  qu'il  composa  à  l'occasion 
du  second  mariage  du  roi  avec  Marie  de  Neubourg,  sous  ce  titre  : 
Sin  mudar  de  sentir ^  mudar  de  afecio.  Ses  vers  ont  de  la  douceur, 
de  la  grâce,  du  sentiment;  mais  le  style  en  est  gâté  par  le  cul- 
tisme.  Sou  Mémoire  au  roîy  daté  de  Mexico,  pourrait  être  signé 
de  Gongora. 

Les  diligens  éditeurs  du  tome  lxvii*  des  Documens  inédits  ont 
retrouvé  et  publié  un  portrait  authentique  de  Valenzuela,  peint  par 
Garcia  Hidalgo,  dans  la  manière  de  Velasquez.  Ce  portrait  est  à  mi- 
corps.  Valenzuela  est  vêtu  avec  élégance.  Il  porte  ces  longs  et  beaux 
cheveux  nou*s  dont  parle  M"*'  d'Auboy.  Le  front  est  élevé,  la  figure 
ovale  et  régulière,  les  yeux  grands  et  doux,  la  bouche  railleuse. 
L'expression  de  la  tête  est  intelligente,  sans  rien  toutefois  qui  rap- 
pelle l'ampleur  des  traits  du  visage  de  Mazarin  ou  la  mine  redou- 
table du  cardinal  de  Richelieu. 

L'Académie  de  Madrid  a  ramené  à  propos  l'attention  sur  ce  per- 
sonnage trop  oublié  de  l'histoire,  qui,  sans  avoir  laissé  dans  le  passé 
la  trace  lumineuse  du  passage  des  grands  hommes,  n'en  demeure 
pas  moins  intéressant  à  plus  d'un  égard. 

Eugène  Baret. 

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L'ANGLETERRE 


AU 


TEMPS    DE    LA    RESTAURATION 


IL 

LE    TRIOMPHE    DES    CONSERVATEURS. 


A  Hittory  of  England  from  the  conclusion  of  the  great  war  in  ISfS,  by  S/eacer 
Walpole;  London,  1878. 

Quiconque  veut  étudier  Thistoire  avec  fruit  ne  doit  pas  se  con- 
tenter du  récit  des  faits,  mais  plutôt  rechercher  quelles  idées  ont 
prévalu  pendant  les  années  qui  précédèrent  les  grands  événemens. 
C'est  ce  qui  a  été  fait  dans  la  première  partie  de  cette  étude  (1). 
Mais  les  idées  ne  gouvernent  pas  seules  les  destinées  du  monde. 
Souverains  et  ministres  y  ont  bien  leur  part.  Il  n'est  pas  superflu 
de  passer  brièvement  en  revue  ceux  qui  vivaient  à  l'époque  dont  il 
s'agit  ici. 

I. 

A  quels  hommes  appartenait  le  gouvernement  de  la  Grande- 
Bretagne  lorsque  se  reveillèrent  les  opinioas  libérales?  George  III 
était  encore  le  roi  nominal  ;  atteint  de  folie,  il  avait  cessé  depuis 

(I)  Voyez  la  Reme  du*  15  Juin. 

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182  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

1811  de  prendre  aucune  part  aux  affaires.  Habitué  dès  l'enfance  à 
se  croire  le  droit  d*imposer  sa  volonté,  esprit  éiroit,  entêté,  il  avait 
commencé  son  long  règne  sous  de  fâcheux  auspices.  Il  avait  rebuté 
Pitt,  entrepris  une  guerre  désastreuse  contre  les  colonies  d'Amé- 
rique :  ces  fantaisies  de  pouvoir  absolu  l'avaient  fendu  impopu- 
laire; mais, lorsqu'il  fut  revenu  aux  principes  du  régime  parlemen- 
taire, lorsque  surtout  la  maladie  eut  éteint  le  peu  qu'il  avait  eu 
d'intelligence,  ses  sujets  ne  se  souvinrent  plus  que  de  la  décence 
de  sa  vie  privée,  de  son  dévoûment  à  la  grandeur  de  TAngleterre. 
Il  eut  un  regain  de  popularité  sur  ses  vieux  jours;  la  reine  Char- 
lotte était  la  digne  épouse  de  cet  honnête  monarque.  Les  scandales 
de  la  cour  de  Versailles  vivaient  encore  dans  toutes  les  mémoires  ; 
George  II  lui-même  avait  été  grossier  et  libertin.  Les  Anglais 
étaient  fiers  d'un  couple  royal  qui  donnait  l'exemple  des  vertus 
privées. 

Le  roi  profitait  au  surplus  des  défauts  que  son  fils,  le  prince  de 
Galles,  affichait  avec  trop  d'ostentation.  M.  Spencer  Walpole  ne  le 
juge-t-il  pas  avec  partialité?  «  Ce  fut  un  mauvais  fils,  un  mauvais 
mari,  un  mauvais  père,  un  mauvais  ami,  un  mauvais  souverain.  » 
La  liste  est  complète  des  qualités  que  l'on  aurait  voulu  découvrir 
en  lui  et  dont  Thistorien  se  voit  obligé  de  constater  l'absence.  Sa 
seule  ambition  était  de  paraître  le  premier  gentilhomme  de  l'Eu- 
rope et,  en  effet,  il  savait  plaire.  Il  était  débauché,  il  s'enivrait,  il 
parlait  un  langage  inconvenant  avec  ses  compagnons  de  tous  les 
jours,  et  pourtant,  acteur  consommé,  il  savait  captiver  un  homme 
de  génie  comme  Walter  Scott  ou  un  homme  pieux  comme  Wilber- 
force.  Le  pays  commença  par  se  fatiguer  d'avoir  souvent  à  payer 
ses  dettes;  on  avait  encore  tant  d'attachement  pour  la  dynas- 
tie que  l'on  crut  l'avenir  assuré  lorsque  son  mariage  fut  annoncé. 
L'illusion  fut  de  courte  durée  :  il  eut  une  fille,  puis  il  se  sépara 
de  sa  femme  pour  toujours.  On  sait  ce  que  devint  la  princesse  de 
Galles.  Partie  pour  l'Italie  où  elle  vivait  dans  la  compagnie  familière 
d'aventuriers  de  bas  étage,  elle  ne  reparut  plus  que  pour  récla- 
mer son  rang  an  jour  où  George  IV  monta  sur  le  trône.  L'unique 
fruit  de  cette  union  malheureuse,  la  princesse  Charlotte,  grandit 
dans  l'isolement.  De  l'époux  qu'elle  choisirait  devait  dépendre  le 
sort  du  royaume-uni.  On  sait  aussi  comment  périrent  les  espérances 
légitimes  que  le  pays  avait  mises  en  elle. 

A  défaut  de  cet  uniqte  héritier,  la  famille  royale  comptait  de 
nombreux  représentans.  George  111  avait  eu  quinze  enfans,  dont 
douze  vivaient  encore.  Aucun  d'eux  ne  sut  conquérir  les  sympa- 
thies du  peuple.  Le  second  fils,  le  duc  d*York,  marié  à  une  prin- 
cesse royale  de  Prusse ,  n'avait  pas  d'enfans.  Comme  génératl ,  il 

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L'ANGLETEraB  AU  TEMPS  DE  Là  RESTAURATION.  iSâ 

échoua  dans  les  Pays-Bas  lorsqu'il  fut  mis  à  la  tête  de  Tannée 
anglaise  au  début  des  hostilités.  Pourtant  il  remplit,  presque  toute 
sa  vie  durant,  le  haut  emploi  de  commandant  en  chef  en  Angleterre 
et  s'y  distingua  par  de  réelles  qualités.  Aussi  dissolu  que  son  atné, 
il  fut  accusé  devant  le  parlement  en  1807  d'avoir  toléré  le  trafic 
des  grades  par  l'intermédiaire  d'une  de  ses  favorites  et  ne  s'en  jus- 
tifia pas  tout  à  fait.  Le  troisième  fils  de  George  III,  le  duc  de  Cia- 
rence ,  n'avait  que  des  enfans  naturels.  Le  quatrième  »  le  duc  de 
Kent,  était  célibataire  à  cette  époque.  Les  cinquième  et  sixième 
fils,  ducs  de  Gumberland  et  de  Sussex,  s'étaient  mariés  contre  la 
volonté  de  leur  père.  Enfin,  le  septième,  le  duc  de  Cambridge,  était 
célibataire.  Des  cinq  filles,  une  seule  était  mariée  et  n'avait  pas 
d'enfans.  Ainsi,  dans  cette  nombreuse  famille  dont  le  plus  jeune 
avait  près  de  quarante  ans,  le  seul  rejeton  auquel  le  pays  s'intéres- 
sait était  cette  princesse  Charlotte,  que  l'on  aimait  non-seulement 
pour  ses  qualités  personnelles ,  mais  aussi  parce  que  la  couronne 
serait  revenue,  à  défaut  d'elle,  à  des  princes  contre  lesquels  la 
nation  avait  de  justes  griefs. 

L'afi^ection  populaire  que  les  fils  du  roi  n'avaient  pas  su  conquérir 
s'était  portée  sur  l'heureux  général  des  dernières  guerres.  L'illustra- 
tion de  la  famille  Wellesley  était  de  date  récente,  puisque  son  chef, 
Bichard  Cowley  Wesley^  n'avait  été  élevé  à  la  dignité  de  pair  d'Ir- 
lande sous  le  nom  de  lord  Mornington  qu'au  milieu  du  xvur  siècle. 
Le  fils  de  ce  premier  pair  fut  fait  comte  et  eut  cinq  enfans,  dont  l'aîné, 
élève  brillant  d'Eton  et  d'Oxford,  gouverneur  général  de  l'Inde  à  l'âge 
de  trente-huit  ans,  vainqueur  des  Mahrattes  et  de  Tippou-Sahib, 
reçut  le  titre  de  marquis  de  Wellesley.  Lord  Wellesley  avait  montré 
dans  l'Inde  de  véritables  qualités  de  gouvernement,  quoiqu'on  lui 
ait  reproché  d'avoir  mésusé  du  pouvoir  absolu  que  les  circonstances 
lui  attribuaient.  De  retour  dans  la  mère  patrie,  il  resta  toujours  au 
second  rang.  L'éclat  dont  le  nom  de  son  jeune  frère  Arthur  fut  en- 
touré éclipsa  bientôt  les  lauriers  qu'il  avait  lui-*méme  recueillis.  On  ne 
peut  dire  qu'Arthur  Wellesley  fut  né  pour  la  profession  des  armes, 
et  de  fait,  après  avoir  atteint  en  six  ans  le  grade  de  lieutenant- 
colonel,  il  essaya  d'en  sorth:.  La  protection  de  son  aîné  le  fit  par- 
tir pour  les  Indes,  où  ses  talens  militaires  se  révélèrent  pour  la 
première  fois.  Bappelé  eu  Europe,  ses  relations  de  famille,  non 
moins  que  ses  succès  contre  les  Hindous ,  l'appelaient  à  jouer  un 
rôle  important  dans  la  lutte  contre  Napoléon.  Ce  ne  fut  cepen- 
dant qu'en  1809  qu'il  obtint  le  commandement  en  chef  des  troupes 
débarquées  en  Portugal.  Les  cinq  années  qui  suivirent  sont  peut- 
être  le  plus  bel  exemple  que  l'on  puisse  trouver  dans  l'histoire 
moderne  de  ce  que  la  prudence  et  le  sangifroid  valent  à  la  guerre. 

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18i  RfiYCB  DES  DEUX  KOUDES. 

Plus  encore  par  son  adresse  à  profiter  des  fautes  de  Tennemi  que 
par  des  conibinsdsons  stratégiques  auxquelles  son  esprit  froid  répu- 
gnait, le  général  anglais  s'avança  peu  à  peu  de  Lisbonne  à  Tou- 
louse. Cette  longue  série  de  belles  campagnes  l'appelait,  au  retour 
de  rtle  d*Elbe,  à  commander  l'armée  des  Pays-Bas.  Quelle  que 
soit  l'opinion  des  hommes  spéciaux  sur  la  bataille  de  Waterloo,  on 
comprend  la  reconnaissance  de  la  nation  anglaise  pour  celui  qui  en 
était  revenu  vainqueur.  Sir  Arthur  Weîlesley  était  sorti  d'Espagne 
en  1814  avec  le  titre  de  duc  de  Wellington.  Ses  compatriotes  le 
considérèrent  en  1815  comme  un  sauveur.  Les  honneurs  ne 
troublèrent  point  son  jugement.  On  le  verra,  dans  la  suite  de  ce 
récit,  conserver  toujours  le  même  calme,  la  même  présence  d'es- 
prit. C'est  par  l'exercice  de  ces  qualités  rares,  quoique  négatives, 
qu'il  resta,  longtemps  après  les  triomphes  éphémères  du  champ  de 
bataille  et  malgré  des  tendances  réactionnaires  qu'il  ne  dissimulait 
point,  le  chef  obéi  du  parti  aristocratique,  l'adversaire  respecté  des 
réformes  que  les  whigs  voulaient  réaliser. 

A  la  mort  de  William  Pitt,  lord  Grenville  avait  été  le  chef  d'un 
cabinet  qui  s'intitulait,  avec  plus  de  présomption  que  de  vérité,  le 
ministère  de  tous  les  talens.  Le  cabinet  qui  gouvernait  la  Grande- 
Bretagne  en  1815  aurait  pu  prétendre  être  juste  le  contraire.  Aucun 
des  hommes  d'état  qui  le  composaient  n'a  laissé  une  réputation 
d'habileté  :  aucun  ministère  ne  réussit  mieux  dans  ses  entreprises. 
Ce  fut,  par  une  autre  anomalie,  le  plus  long  ministère  que  l'on  vit 
jamais  en  Angleterre,  car  il  dura  vingt  ans,  sauf  quelques  chan- 
gemens  de  personnes,  et  sous  trois  chefs  diflérens,  le  duc  de  Port- 
land,  lord  Perceval,  lord  Uverpool.  Ce  dernier  avait  pris  la  direc- 
tion des  affaires  en  1812,  par  rang  d'ancienneté  en  quelque  sorte, 
—  il  avait  toujours  occupé  des  emplois  politiques  depuis  1793,  sauf 
un  court  intervalle,  — plutôt  que  par  son  mérite  personnel.  Le  cabi- 
net de  lord  Liverpool  ne  semblait  vivre  d'abord  que  parce  que  ses 
adversaires  ne  se  souciaient  pas  de  le  remplacer;  les  succès  de  Wel- 
lington, la  paix  de  1815,  le  consolidèrent. 

Le  lord-chancelier  Eldon  avait  du  moins  acquis  une  légitime 
réputation  dans  l'exercice  de  sa  profession.  C'était  un  avocat  de 
médiocre  famille  et  de  petite  fortune  que  son  talent  avait  amené 
sur  les  bancs  de  la  chambre  des  communes  d'abord,  ensuite  au 
plus  haut  emploi  de  la  magistrature.  Bien  qu'il  fût  savant  juriste, 
on  lui  reprocha  toujours  d'hésiter  à  conclure.  Il  était  conservateur 
par-dessus  tout,  ennemi  de  toute  réforme.  On  raconte  qu'à  son 
début  comme  premier  juge,  il  eut  l'audace,  par  un  coup  de  tête 
auquel  on  suppose  que  sa  femme  l'avait  poussé,  de. solliciter  du 
roi  la  permission  de  siéger  sans  perruque,  a  iNon,  non,  répondit 

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à 


L'ANGLETERRE   AU   TEMPS   DE  LA   RESTAURATION.  .  /  185        *\\ 

George  III,  pas  d'innovation  sous  mon  règpe.  »  Lord  Eldon  seiey .  ^ 

tînt  pour  dit;  de  mauvais  plaisans  prétendirent  même  qu'il  prit  ce      '\'  \- 
mot  pour  devise.  Il  n'y  eut  pas  un  projet  de  réforme,  si  grave  ou  si  ^  / 

futile  qu'en  fût  l'objet,  auquel  il  ne  s'opposa  pendant  les  vingt-cinq 
anné.s  qu'il  fut  lord-chancelier. 

Lord  Sidmouth,  secrétaire  d'état  de  l'intérieur,  était  encore  un 
honnne  de  loi,  mais  de  médiocre  capacité.  Fils  d'un  médecin,  le 
docteur  Addington,  qui  avait  soigné  lord  Chatham,  il  dut.  à  l'inti- 
mité de  William  Pitt  d'entrer  au  parlement  et,  de  là,  dans  les  em- 
plois publics.  Il  présida  la  chambre  des  communes  à  la  satisfaction 
de  tous.  On  admet  en  Angleterre  que  la  présidence,  par  cela  même 
que  celui  qui  l'exerce  doit  être  indépendant  de  l'esprit  de  parti, 
ne  conduit  pas  au  ministère.  Cependant,  par  une  nouvelle  preuve 
d'affection,  Pitt  le  désigna  comme  le  plus  capable  d'être  son  suc- 
cesseur, lorsqu'un  désaccord  avec  George  III,  au  sujet  des  catho- 
liques, contraignit  le  cabinet  de  se  démettre  en  1801.  Addington 
n'était  pas  l'homme  des  grandes  conceptions.  Il  conclut  la  paix 
d'Amiens  que  le  premier  consul  lui  offrait;  le  pays  lui  en  sut  gré. 
Ctî  succès  l'étourdit  ;  se  croyant  de  force  à  compter  avec  Pitt,  il  ne 
réussit  qu'à  se  brouiller  avec  lui.  Après  avoir  voulu  traiter  d'égal  à 
égal  avec  le  plus  grand  ministre  qu'ait  eu  l'Angleterre,  Addington, 
devenu  lord  Sidmouth  comme  récompense  de  ses  services,  était 
rentré  au  second  rang  dans  une  administration  dont  lord  Liverpool 
était  le  chef. 

L'habitude  existait  alors  que  le  cabinet  fût  composé  pour  la 
majeure  partie  de  membres  de  la  chambre  des  lords.  C'était  en 
quelque  sorte  une  tradition,  attestant  que  l'influence  de  la  chambre 
héréditaire  prédominait,  à  tel  point  que,  dans  le  cabinet  du  duc  de 
Newcastle,  au  début  du  règne  de  George  III,  il  n'y  avait  eu  qu'un 
seul  commoner.  La  situation  avait  changé,  en  ce  sens  du  moins 
que  les  capacités  se  rencontraient  plus  nombreuses  dans  la  chambre 
des  communes.  Le  cabinet  de  1815  avait  d'un  côté  lord  Eldon; 
mais  il  avait  de  l'autre  lord  Castlereagh,  Vansittart,  Bathurst  et 
quelques  autres  d'aussi  peu  de  réputation.  Le  premier  n'était  "pas 
un  orateur,  c'est  incontestable.  Tout  jeune,  il  était  entré  dans  le 
parlement  d'Irlande,  —  l'union  des  deux  royaumes  n'eut  lieu  qu'un 
peu  plus  tard,  —  après  une  lutte  électorale  scandaleuse  dans 
laquelle  son  père,  lord  Londonderry,  se  vantait  d'avoir  dépensé 
60,000  livres.  En  qualité  de  secrétaire  en  chef  pour  l'Irlande,  il 
prit  part  à  un  trafic  inavouable  d'emplois  et  de  fonctions  honori- 
fiques en  vue  de  faire  consentir  les  assemblées  délibérantes  de  cette 
île  à  l'union  complète  avec  la  Grande-Bretagne.  Par  cet  appren- 
tissage peu  délicat  de  la  vie  publique,  son  esprit  s'était  délié  ;  il 

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186  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  pris,  sous  la  direction  du  comte  de  Liverpool,  le  portefeuille 
du  foreign  office. 

Mais  Vaosittart,  chancelier  de  l'échiquier,  n'avait  môme  pas 
l'adresse  vulgaire  que  donne  la  pratique  des  affaires.  Ministre  ào^ 
finances  d'une  nation  riche  et  puissante  pendant  onze  années,  il 
n'eut  pas  une  initiative,  il  ne  sut  pas  préparer  une  réforme,  alléger 
un  impôt.  Soit  dans  la  paix,  soit  dans  la  guerre,  ayant  à  faire  face 
à  des  besoins  tout  différens,  il  fut  incapable  de  modifier  le  budget 
ainsi  que  les  circonstances  l'exigeaient.  Bathurst,  beau- frère  de 
lord  Sidmouth,  avait  plus  de  capacité  ;  comme  chancelier  du  duché 
de  Lancastre,  il  avait  peu  d'occasions  de  le  montrer.  Robinson, 
devenu  plus  tard  lord  Goderich,  chef  d'un  cabinet  éphémère  en 
1827  et  plus  tard  encore  lord  Ripon,  s'est  éteint  en  1859  dans  une 
obscurité  relative  qui  laisse  à  juger  du  peu  de  cas  que  ses  contem- 
porains firent  jamais  de  ses  mérites.  11  était  alors  vice-président 
du  Board  oftrade.  Tels  étaient  les  hommes  sur  lesquels  le  gouver- 
nement devait  compter  pour  défendre  sa  politique  devant  la 
chambre  des  communes;  de  jeunes  auxiliaires,  attachés  à  des 
fonctions  subalternes,  les  assistaient  au  besoin,  et  ces  jeunes  gens 
s'appelaient  Huskisson,  Peel,  Palmerston  ;  mais,  relégués  au  second 
rang  par  leur  âge  ou  par  le  caractère  modeste  de  leur  situation,  ils 
n'avaient  pas  encore  montré  ce  dont  ils  étaient  capables. 

L'opposition  était  mieux  servie.  Lord  Grenville  et  lord  Grey  la 
dh-igeaient  dans  la  chambre  haute,  tous  deux  habiles  aux  affaires, 
s'imposant  par  le  caractère  et  par  la  capacité.  Toutefois  il  y  avait 
entre  eux  la  divergence  d'idées  qui  tend  toujours  à  séparer  en 
deux  fragmens  le  parti  de  l'opposition.  Grenville,  allié  de  Pitt, 
ancien  premier  ministre  de  Georges  III,  ne  s'était  séparé  de  son 
illustre  parent  que  sur  une  question  accessoire  lorsque  le  roi  avait 
déclaré  qu'il  ne  confierait  jamais  un  portefeuille  à  Fox.  Ses  parti- 
sans, les  grenvillites,  étaient  hésitans  comme  lui,  ils  tergiversaient 
dans  les  occasions  graves.  La  longue  domination  des  tories  et  la 
résistance  efficace  qu'ils  opposèrent  avec  succès  aux  idées  libérales, 
même  lorsque  le  pays  s'y  était  déjà  converti,  doivent  être  attribuées 
surtout  à  l'inconsistance  de  te  tiers-parti  qui,  avec  plus  de  déd- 
sion,  se  serait  emparé  du  pouvoir  même  avant  que  la  lutte  contre 
l'empereur  Napoléon  fût  terminée.  Lord  Grey  était  plus  entier; 
avec  de  brillantes  qualités  oratoires,  il  s'était  attaché,  presque  dès 
son  entrée  dans  le  parlement,  à  la  grande  question  de  la  réforme 
électorale,  il  y  était  demeuré  fidèle  sans  se  laisser  effrayer  par  les^ 
incidens  de  la  révolution  française;  il  eut  l'honneur  de  la  faire 
triompher  quarante  ans  après  l'avoir  proposée  pour  la  première 
fois. 

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L'ANGLETERRE  AU  TEMPS   DE  LA  RESTAURATION.  187 

Dans  la  chambre  des  communes,  nul  n'avait  plus  de  talent  que 
Ganning,  tour  à  tour  l'adversaire  et  l'allié  de  €astlereagh,  toujours 
son  ennemi  intime.  Bon  écrivain,  orateur  éminent,  Canning  avait 
tenu  une  place  brillante  dans  les  cabinets  de  Pitt  et  du  duc  de 
Portland,  dont  Gastlereagh  était  aussi  membre.  Un  duel  entre  eux, 
à  la  suite  d'un  débat  futile,  sembla  les  séparer  pour  toujours. 
Bien  que  le  duel  îùt  alors  dans  les  mœurs  anglaises  plus  qu'à  pré- 
sent, il  était  au  moins  singulier  de  voir  deux  membres  du  gouver- 
nement vider  une  querelle  les  armes  à  la  main.  Canning  se  fâcha 
de  n'être  mis  qu'au  second  rang  dans  un  cabinet  dont  lord  Perce- 
val,  son  inférieur  par  le  talent  et  par  la  réputation,  avait  la  prési- 
dence. Sept  ans  plus  tard,  en  1816,  fatigué  de  ne  plus  rien  être, 
il  se  trouva  heureux  de  rentrer  dans  le  ministère  dont  lord 
Liverpool  était  le  chef  et  lord  Gastlereagh  k  ministre  des  affaires 
étrangères,  avec  la  situation  modeste  de  président  du  bureau  du 
contrôle.  On  a  répété,  à  propos  de  Ganning,  le  mot  de  Voltaire  : 
que  les  hommes  réussissent  plus  par  leur  caractère  que  par  leurs 
talens.  Doué  de  qualités  éminentes,  réputé  le  plus  grand  orateur 
de  son  époque,  il  ne  s'était  encore  montré  ni  assez  prudent  ni  assez 
patient  pour  obtenir  le  pouvoir  auquel  il  se  croyait  des  droits. 

On  ne  peut  dire  que  la  Grande-Bretagne  manquât  d'hommes 
d'état  à  l'époque  qui  nous  occupe,  puisque  dans  l'opposition  aussi 
bien  qu'au  pouvoir,  il  y  avait  des  talens  remarquables,  sinon  de 
premier  ordre,  mais  il  leur  manquait  à  tous  les  qualités  singu- 
lières qui  font  que  les  hommes  d'état  guident  les  événemens  au 
lieu  de  se  laisser  ^ider  par  eux. 

ïl. 

La  paix  fut  accueillie  avec  joie  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Angle- 
terre. Le  pays  s'était  enrichi  pendant  une  longue  période  de  guerre  ; 
quel  degré  de  prospérité  ne  devait-il  pas  atteindre  lorsque  le 
commerce  serait  libre  entre  toutes  les  nations  du  globe  et  que 
r£urope  entière  allait  transformer  ses  ennemis  de  la  veille  en 
consommateurs?  Avec  plus  de  perspicacité,  on  aurait  deviné  que 
cette  prévision  ne  se  réaliserait  pas.  En  Allemagne,  en  France, 
en  Evpagne,  la  guerre  avait  eu  pour  efiet,  non  de  supprimer  les 
besoins,  mais  d'entraver  l'industrie,  les  opérations  commerciales  ; 
les  us'uies  n'avaient  pu  s'établir,  les  ouvriers  avaient  été  enrôlés 
sous  les  drapeaux,  les  navires  de  la  Grande-Bretagne  avaient  acca- 
paré les  transports  parce  qu'il  n'y  avait  sur  la  mer  de  protection 
que  pour  eux  seuls.  La  paix  conclue,  les  capitaux  enfouis  se  mon- 
trèrent ;  la  main-d'œuvre  s'oilrit  à  bon  marché  ;  les  soldats  licenciés 


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188  REVUS  DES  DEUX  MONDES. 

demandèrent  du  travail.  Le3  manufacturiers  anglais  se  virent  en 
mesure  de  fabriquer  davantage  au  moment  où  leur  marché  se 
restreignait  par  la  concurrence. 

Aussi  bien  que  les  fabricans,  les  cultivateurs  avaient  profité  de 
l'isolement  que  Napoléon  avait  voulu  faire  autour  des  Iles-Britan- 
niques; obligés  de  suffire  seuls  aux  besoins  d'une  population  plus 
nombreuse,  ils  avaient  amélioré  leurs  instrumens,  leurs  troupeaux, 
leurs  méthodes  de  culture.  S'ils  produisaient  plus  chèrement,  ils 
vendaient  leurs  produits  à  un  prix  plus  élevé  ;  ils  payaient  de  gros 
loyers  sur  la  terre  sans  avoir  à  s'en  plaindre.  L'ouverture  des  ports 
du  continent  eut  pour  premier  effet  d'abaisser  le  prix  du  blé.  Il  y 
eut,  suivant  toute  apparence  une  panique  ;  les  fermiers  s'imagi- 
nèrent qu'il  était  impossible  de  lutter  contre  la  concurrence  étran- 
gère; les  baux  arrivés  à  leur  terme  ne  se  renouvelèrent  pas;  un 
grand  nombre  de  propriétés  restèrent  en  friche.  Du  moins,  au 
milieu  de  la  détresse  universelle,  le  pain  était  à  bon  marché. 
L'année  1816  fut  bien  différente.  Humide  au  printemps,  pluvieuse 
en  été,  froide  à  l'automne,  elle  ne  fournit  qu'une  médiocre  récolte. 
En  décembre,  le  pain  coûtait  le  double  de  ce  qu'il  avait  coûté  au 
mois  de  janvier  précédent.  En  même  temps,  et  sans  que  ces  phé- 
nomènes économiques  aient  un  lien  apparent,  l'industrie  métal- 
lurgique subit  une  crise  telle  que  la  plupart  des  hauts  fourneaux 
cessèrent  de  brûler  ;  comme  conséquence,  le  travail  des  houillères 
fut  suspendu.  Le  pain  était  cher,  et  d'innombrables  ouvriers  se 
trouvèrent  sans  ouvrage. 

Le  peuple  avait  alors  trop  peu  d'instruction  pour  se  rendre  compte 
que  cette  désastreuse  situation  n'était  pas  plus  la  faute  du  gouver- 
nement que  des  patrons.  La  misère  était  extrême.  A  Birmingham, 
plus  d'un  tiers  de  la  population  recevait  l'assistance  publique,  mais 
c'était  surtout  dans  les  comtés  agricoles  que  la  détresse  se  faisait 
sentir,  au  point  que,  en  certaines  paroisses,  six  personnes  sur  sept 
vivaient  de  la  taxe  des  pauvres.  Il  ne  fut  plus  question  dans  les 
journaux  que  de  meurtres,  d'incendies,  d'émeutes,  de  pillages  des 
boutiques  de  bouchers  ou  de  boulangers.  Les  ouvriers  n'étaient 
pas  partout  malfaisans.  Ceux  des  houillères  imaginèrent  de  s'atteler 
à  des  tombereaux  pleins  de  charbon  de  terre  et  de  s'en  aller  ainsi 
de  ville  en  ville  offrir  leur  marchandise.  Les  magistrats  eurent  le 
bon  esprit  de  faire  acheter  ce  que  ces  ouvriers  nomades  apportaient 
et  de  les  renvoyer  contens.  La  crise  fut  plus  grave  dans  les  villes 
de  manufactures  :  la  populace  s'en  prit  aux  métiers,  que  l'on  accu- 
sait d'avoir  abaissé  le  taux  des  salaires.  Trente  ans  auparavant,  un 
pauvre  idiot  du  comté  de  Leicester,  Ned  Ludd,  avait  brisé  une 
machine  par  jalousie  contre  ses  camarades.  Son  histoire  était  restée 


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L'ilNGLETERRB   AU  TEMPS   DE   LA  RESTAURATION.  189 

populaire.  Eu  souvenir  de  lui,  ceux  qui  s'attaquèrent  aux  métiers 
reçurent  le  nom  de  luddistes.  Us  firent  beaucoup  de  mal  dans  les 
provinces  du  centre  où  l'industrie  était  déjà  développée;  ce  qui  est 
pis,  les  gens  mêmes  qui  les  désapprouvaient  n'étaient  pas  bien 
certains  qu'ils  eussent  tort.  La  masse  du  public  se  laissait  encore 
convaincre  que  l'introduction  des  machines  dans  l'industrie  est 
vraiment  un  désastre  pour  l'ouvrier. 

Il  était  inévitable  que  ces  désordres  fussent  accompagnés  d'agi- 
talions  politiques.  L'usage  s'était  établi  déjà  de  désigner  sous  le 
nom  de  radicaux  les  hommes  d'opinions  intempérantes.  Dans  l'An- 
gleterre du  temps  présent,  les  radicaux  sont  ceux  qui  ne  transigent 
pas  avec  leurs  principes;  alors,  c'étaient  des  fauteurs  de  révolutions 
que  redoutait  quiconque  avait  un  intérêt  à  maintenir  le  régime  en 
vigueur  ;  c'étaient  des  écrivains  tels  que  Paine  et  Godwin,  qui  par- 
laient d'abolir  toutes  les  lois  existantes;  c'étaient,  lorsque  Pitt 
était  ministre,  les  partisans  des  jacobins  à  qui  l'Angleterre  faisait 
la  guerre.  En  d8l6,  les  radicaux  n'étaient,  —  à  part  Cobbett,  le 
plus  vigoureux  pamphlétaire  de  l'époque,  —  que  des  inconnus,  sans 
talent,  sans  influence.  Un  orateur  de  carrefour,  Hunt,  était  le  plus 
notable  d'entre  eux  ;  il  ne  paraît  point  cependant  qu'il  ait  eu  l'ini- 
tiative et  l'audace  que  doit  posséder  le  chef  d'un  parti  violent.  On 
l'accusa,  sur  le  témoignage  d'un  délateur  dont  la  bonne  foi  est 
contestd)le,  d'organiser  des  sociétés  secrètes,  de  débaucher  les 
soldats,  d'ourdir  des  complots.  Le  seul  acte  apparent  qu'il  se  permit 
fut  de  convoqiier  à  Spafields,  faubourg  de  Londres,  une  réunion 
de  tous  les  mécontens.  L'assemblée,  plus  bruyante  que  dange- 
reuse, vota  une  adresse  au  prince  régent  et  s'ajourna  à  trois 
semaines  pour  attendre  1^  réponse.  Au  jour  de  cette  seconde  réu- 
nion, les  esprits  étaient  plus  agités.  Hunt  eut  Thabileté  de  se 
tromper  d'heure  et  d'arriver  trop  tard.  En  l'attendant,  deux  éner- 
gumènes,  Waston,  un  médecin  sans  malades,  Thistlewood,  un  agi- 
tateur vu1gaire,entratnërent  la  foule  dans  les  rues  de  Londres  ;  une 
boutique  d'armurier  fut  pillée,  un  spectateur  paisible  fut  tué  ;  ce 
fut  tout.  Le  lord-maire  avait  pris  soin  de  masser  sur  diflérens  points 
des  troupes  de  police  qui  dispersèrent  les  émeutiers  et  arrêtèrent 
le  plus  turbulens.  Le  ministère  voulut  à  toute  force  poursuivre 
ces  quelques  prisonniers  pour  crime  de  haute  trahison.  Le  jury, 
moins  effrayé  que  les  représentans  de  la  couronne,  les  acquitta.  En 
face  d'un  gouvernement  qui  voulait  être  trop  sflfère,  le  public  se 
montrait  trop  indulgent. 

Le  ppogramme  avoué  des  radicaux  n'avait  alqrs  rien  de  bien 
méchant;  il  se  réduisait  à  ceci  :  le  suffrage  universel,  un  parle- 
ment annuel  élu  au  scrutin  secret,  l'allocation  d'une  indemnité  aux 


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190  REYUfi  DES  DEUX  MONDES* 

membres  de  la  chambre  des  commanes.  Mais  ces  revendications  se 
manifestaient  dans  la  rue  par  des  actes  réprébensibles.  Au  jour  de 
l'ouverture  du  parlement,  la  voiture  du  prince  régent  fut  assaillie 
à  coups  de  pierres.  Lords  et  membres  des  communes,  qu'ils  fussent 
du  parti  de  Topposition  ou  du  parti  ministérieU  tous  réprouvaient 
ces  excès  au  môme  degré  ;  ils  différaient  sur  le  moyen  de  les  répri- 
mer. Les  uns  soutenaient  que  cette  effervescence  s'apaiserait  dès 
que  les  affaires  auraient  repris  leur  allure  habituelle;  ils  iiaisaient 
valoir  que  Tagitation  s'éteignait  dans  les  provinces  i  mesure  que  le 
travail  renaissait  ;  il  fallait,  à  les  entendre,  être  fermes,  mais  non 
sévères  ;  les  lois  en  vigueur  suffiraient  à  contenir  les  mutins*  Les 
autres,  au  contraire,  se  croyaient  à  la  veille  d'une  insurrection 
générale.  On  leur  avait  fait  accroire  que  les  insurgés  avaient  des 
armes,  obéissaient  au  mot  d'ordre  de  sociétés  secrètes.  L'acquitte- 
ment par  le  jury  des  émeutiers  de  Spafields  épouvanta  même  des 
modérés,  tels  que  lord  Grenville,  qui  était,  sinon  le  chef  de  l'oppo- 
sition, du  moins  le  membre  le  plus  écouté  dans  le  parti  opposé  au 
ministère.  Lord  Liverpool  et  ses  collègues  demandèrent  la  suspen- 
sion de  Yhabeas  corpus]  une  large  majorité  la  leur  accorda. 

La  Grande-Bretagne  a  traversé  des  crises  plus  graves  depuis  im 
demi-siècle.  Les  chartistes  ont  rempli  Londres  de  leurs  processions 
en  18&8;  les  fenians  ont  semblé,  en  1S66,  avoir  pour  complices 
la  populace  de  toutes  les  grandes  villes*  Cette  suspension  de  la  loi 
dont  les  Anglais  sont  si  fiers,  qui  garantit  la  liberté  individuelle, 
n'a  plus  jamais  été  prononcée*  Elle  l'avait  été  en  179S,  sur  la 
demande  de  Pitt,  au  commencement  de  la  guerre  contre  la  France. 
On  l'a  pardonné  à  Pitt,  en  considération  sans  doute  des  gages  qu'il 
avait  donnés  auparavant  au  parti  libéral  ;  on  a  trouvé  que  les  minis- 
tres de  1817  étaient  coupables  d'avoir  eu  recours  à  ce  moyen.  Peut- 
être  leur  en  a-t-on  gardé  rancune  surtout  parce  qu'ils  en  abusèrent. 
Les  chanibres  votèrent,  en  même  temps  et  sur  la  proposition  du 
cabinet,  une  loi  contre  les  réunions  séditieuses.  Toute  assemblée, 
n'eût-elle  pour  objet  que  de  discuter  des  questions  scientifiques  ou 
littéraires,  fut  interdite.  Les  sociétés  savantes  les  plus  honorables 
ne  furent  pas  exceptées.  Cobbett,  fit  à  sa  façon  la  critique  de  ce 
régime  arbitraire.  Si  redoutable  qu'il  fût,  avec  le  journal  à  bon 
marché  qu'il  venait  de  créer,  le  ministère  n'osait  le  poursuivre. 
Mais  Cobbett  s'effrayait  d'autant  plus  qu'il  était  criblé  de  dettes,  et 
sous  le  coup  des  poursuites  de  ses  créanciers  non  moins  que  du 
gouvernement,  il  partit  pour  l'Amérique  en  déclarant  qu'il  avait 
peur  d'un  donjon  sans  plume,  ni  encre,  ni  papier. 

Personne  ne  s'étonnera  que  ces  mesures  de  rigueur,  ces  mena- 
ces, eussent  pour  première  conséquence  d'exciter  davantage  les 


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L  ANGLETERRE  AU  TEMPS  DE  LA  RESTAURATION.  191 

esprits.  On  disait  déjà  tout  haut,  au- sein  des  sociétés  secrètes,  que 
tous  les  moyens,  même  les  moyens  violens,  sont  bons  pour  résister 
à  l'oppression  et  pour  obtenir  la  réforme  du  parlement.  L'agi- 
tation s'accentuait  surtout  dans  les  grandes  villes.  Se  voyant  em- 
pêchées de  tenir  des  réunions  publiques,  les  sociétés  secrètes  de 
Manchester  résolurent  d'envoyer  une  immense  députation  à  Lon- 
dres, députation  de  pauvres  gens  à  qui  les  meneurs  persuadè- 
rent qu'il  fallait  que  chacun  emportât  sa  couverture  afin  de  camper 
au  milieu  des  champs.  Des  députations  de  toutes  les  gralides  villes 
du  Nord  devaient  se  joindre  à  celle  de  Manchester;  avant  d'arriver 
à  Londres,  ils  seraient  si  nombreux  que  l'armée  et  la  police  n'ose- 
raient leur  faire  obstacle.  Cette  manifestation  pitoyable  a  été  appe- 
lée la  marche  des  blanketeers^  ils  partirent  douze  mille,  disent  les 
uns,  quatre  mille  seulement  disent  les  autres.  A  chaque  pas,  le 
nombre  en  diminuait,  loin  de  s'accroître.  Des  patrouilles  enlevè- 
rent les  plus  bruyans;  les  timides  se  dérobèrent.  Quelques  cen- 
taines allèrent  jusqu'à  Macclesfield.  Ëpuisés,  sans  argent,  sans 
pain,  ils  n'excitaient  plus  que  la  pitié  ;  ils  se  trouvèrent  heureux  de 
rencontrer  de  bonnes  âmes  qui  les  secoururent. 

Y  eut-il  vainement  un  plan  général  d'insurrection?  C'est  pos- 
sible, mais  la  preuve  n'en  fut  faite  que  par  les  dépositions  sus- 
pectes de  prétendus  complices  à  la  solde  de  la  police.  Ces  bruits 
servaient  le  ministère,  à  qui  les  chambres  concédèrent  que  la  sus- 
pension de  Yhabeas  corpus  serait  prolongée  jusqu'au  mois  de  mars 
1818.  Lord  Liverpool  et  ses  collègues  triomphaient  dans  le  parle- 
ment; ils  étaient  moins  heureux  devant  les  tribunaux.  A  Londres, 
à  York,  le  jury  acquittait  les  émeutîers  poursuivis  par  l'aitomey- 
général  pour  crime  de  haute  trahison.  L'oflense  dont  ils  s'étaient 
rendus  coupables  ne  parut  pas  mériter  d'être  qualifiée  si  sévère- 
ment. Dans  le  comté  de  Derby,  une  troupe  de  cinq  cents  individus, 
armés  de  fusils,  avait  tué  un  spectateur  paisible,  mais  s'était  dis- 
persée à  la  première  sommation.  Il  y  avait  meurtre,  c'était  incontes- 
table, et  le  jury  montra  qu'il  comprenait  la  gravité  du  fait,  car  il 
condamna  les  trois  principaux  chefs  à  la  peine  capitale  ;  mais  il  ne 
voulut  voir  rien  de  plus  grave  en  ces  tentatives  insensées. 

Le  ministère  ne  fut  pas  mieux  obéi  dans  les  poursuites  qu'il  diri- 
gea contre  les  écrivains.  Cobbett  avait  emporté  de  l'autï-e  côté  de 
l'Atlantique  la  verdeur  ironique  du  pamphlétaire;  il  avait  laissé  à 
ses  émules  de  la  presse  périodique  l'audace  des  injures  et  l'intem- 
pérance du  langage.  Les  hommes  du  pouvoir  n'étaient  pas  seuls  à 
se  plaindre  de  la  licence  des  écrivains;  Southey  conseillait  à  ses 
amis  du  gouvernement  de  les  déporter  tous;  Wilberforce  s'indignait 
de  leurs  blasphèmes  quotidiens.  Comme  il  arrive  toujours  en  pareil 


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192  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cas,  ce  fut  pour  une  attaque  contre  le  cabinet  et  non  pour  une  attaque 
contre  les  institutions  sociales  que  les  premières  poursuites  eurent 
lieu.  Une  feuille  obscure  osa  dire  que  le  ministère  ayait  fait  la 
guerre  à  la  France  non  pour  renverser  l'empereur,  mais  pour  domi- 
ner les  citoyens  anglais.  Traduit  devant  le  jury,  ce  journal  fut 
acquitté  :  sa  réputation  était  faite;  inconnu  la  veille,  il  était 
célèbre  le  lendemain.  Un  peu  plus  tard,  un  pauvre  libraire,  Howe, 
était  poursuivi  à  son  tour  pour  avoir  parodié  dans  un  livre  les 
formules  de  l'église  établie.  L'attorney-général  crut  ne  pouvoir 
mieux  démontrer  combien  cette  œuvre  était  impie  et  scandaleuse 
qu'en  en  lisant  des  extraits  devant  la  cour.  Hélas!  les  jurés  eux- 
mêmes  éclatèrent  de  rire.  Repris  par  trois  fois,  devant  des  tribu- 
naux différens,  et  pour  des  passages  de  son  livre  qui  n'étaient  pas 
les  mômes  chaque  fois,  Howe  obtint  toujours  un  verdict  de  non- 
culpabilité.  Décidément  le  jury  ne  voulait  pas  condamner  les  pam- 
phlétaires. 

L'agitation  morale  des  esprits  s'évanouissait  avec  les  causes  qui 
lui  avaient  donné  naissance.  La  récolte  de  1816  avait  été  déplo- 
rable; par  suite  le  pain  avait  été  cher,  le  travail  rare  et  mal  rétri- 
bué. Dès  le  milieu  de  1819,  la  situation  s'améliorait;  le  prix  du 
pain  redescendait  à  un  taux  raisonnable,  le  commerce  redevenait 
prospère.  Malgré  la  reprise  des  affaires,  le  rétablissement  de  la 
paix,  les  finances  de  l'état  étaient  toujours  le  gros  souci  de  chaque 
session  parlementaire.  Ceux  qui  s'étaient  imaginé  que  le  budget 
se  retrouverait  en  équilibre  aussitôt  la  guerre  finie  étaient  loin  de 
compte.  Il  fallait  mettre  des  garnisons  dans  les  anciennes  colonies 
et  surtout  dans  les  nouvelles  dont  la  fidélité  était  encore  douteuse, 
contenir  l'Irlande;  bref  une  armée  de  cent  quarante-neuf  mille 
soldats  et  trente-trois  mille  marins  paraissait  indispensable.  La 
dépense  prévue  se  maintenait  au  niveau  des  recettes,  à  supposer 
que  celles-ci  ne  fussent  pas  réduites.  Mais  la  chambre  des  com- 
munes décidait,  sous  la  pression  de  l'opinion  publique,  de  suppri- 
mer l'impôt  sur  le  revenu,  qui  rapportait  15  millions  de  livres  par 
an.  Il  y  avait  un  moyen  bien  simple  de  rétablir  l'équilibre  après  ce 
sacrifice  :  c'était  de  supprimer  l'amortissement,  qui  absorbait  chaque 
année  une  somme  à  peu  près  équivalente.  Les  ministres  n'osèrent 
le  proposer.  En  1816,  en  1817,  en  1818,  l'examen  du  budget  se 
représenta  escorté  des  mêmes  embarras.  Le  chancelier  de  T échi- 
quier, Yansittart,  homme  de  routine  sans  initiative,  empruntait 
d'un  côté,  sous  forme  de  bons  du  trésor,  ce  qu'il  lui  fallait  pour 
faire  d'un  autre  côté  des  versemens  illusoires  à  la  caisse  d'amortis- 
sement. 

Qu'il  y  eût  abondance  ou  disette,  la  question  financière  était 


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L*ANGLETERBE  AU  TEMPS   DE   LA   RESTAURATION.  193 

toujours  l'embarras  du  moment.  Le  comité  des  finances  de  1817 
émit  l'avis  qu'il  convenait  de  supprimer  les  emplois  inutiles.  Il 
était  plus  facile  de  le  dire  que  de  le  faire.  Les  sinécures  richement 
payées  étaient  devenues  en  quelque  sorte  un  organe  de  gouverne- 
ment. Il  semblait  naturel  qu'un  homme,  après  avoir  occupé  de 
hautes  fonctions  publiques,  ne  rentrât  pas  dans  la  vie  privée,  fût-ce 
comme  simple  membre  du  parlement,  sans  une  dotation  qui  lui 
permit  de  conserver  une  existence  fastueuse.  On  supprima  quel- 
ques titres  superflus  avec  les  émolumens  que  l'usage  leur  attri- 
buait; par  compensation,  les  chambres  accordèrent  au  roi  la  facult& 
de  distribuer  sous  forme  de  pension  viagère  la  moitié  des  écono- 
mies provenant  de  ces  suppressions.  L'abus  que  Ton  détruisait  d'un 
côté  renaissait  à  l'instant  sous  un  autre  nom. 

Troubles  intérieurs,  embarras  budgétaires,  telle  était  la  situation 
politique  à  la  veille  des  élections  générales  de  4818.  La  chambre 
des  communes  était  impopulaire  parce  que,  sauf  la  création  des 
caisses  d'épargne  et  quelques  votes  de  fonds  pour  les  travaux  pu- 
blics, elle  s'était  fort  peu  occupée  des  besoins  du  pays.  Le  minis- 
tère était  plus  impopulaire  encore.  H  avait  tout  fait  pour  s'aliéner 
les  sympathies  de  l'opinion,  car  il  avait  continué  pendant  trois  années 
de  paix  une  politique  de  compression  que  la  guerre  môme  ne  jus- 
tifiait pas,  qu'elle  excusait  tout  au  plus.  Pourtant  il  n'était  pas  con- 
testé d'avance  que  les  élections  dussent  lui  être  favorables,  puisque 
plus  de  la  moitié  des  sièges  étaient  à  la  disposition  soit  du  gouver- 
nement, soit  des  pairs  qui  votaient  avec  lui.  Tout  l'intérêt  de  la 
lutte  se  reportait  sur  une  centaine  de  collèges.  En  somme,  quinze  ou 
viogt  candidats  de  l'opposition  l'emportèrent  sur  ceux  du  ministère 
Liverpool.  Par  malheur,  le  parti  whig  perdait  ses  principaux  chefs. 
Ponsonby,  dont  le  caractère  et  l'autorité  savaient  entraîner  parfois 
le  parti  tout  entier,  jusqu'aux  grenvillites,  dans  une  action  com- 
mune, Ponsonby  était  mort  depuis  quelques  mois.  Romilly,  Horner, 
mouraient  aussi.  L'opposition  était  plus  nombreuse;  elle  comptait 
dans  ses  rangs  élargis  moins  de  champions  capables  de  tenir  tête 
au  cabinet. 

Des  élections  de  cette  nature  étaient  faites  pour  aviver  les  récla- 
mations de  ceux  qui  voulaient  une  réforme  parlementaire.  Au  sur- 
plus, les  événemens  favorisaient  de  nouveau  les  agitateurs,  car  la 
misère  était  grande  dans  les  centres  manufacturiers.  Les  ouvriers 
sans  travail  commençaient  à  s'unir  en  associations  dans  le  dessein  de 
peser  sur  les  décisions  des  patrons;  on  pouvait  prévoir  qu'une  fois 
organisés,  ils  ne  tarderaient  pas  à  manifester  leurs  tendances  poli- 
tiques. Quelques  membres  des  communes  appartenant  à  la  fraction 
modérée  du  parti  whig  prirent  eux-mêmes  l'initiative  d'un  projet 

TOMB  xu  —  1880.  13 


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lOfl  BCVUE  UES*  DBOX  H0NBE9^ 

de  réforme.  Lord  Tavistock,  fils  aîné  du  ànc  de  Bedrnrd,  emiemi 
pourtani  de»  doctrines  radicales,  déposa  sur  le  bureau  de  la  cham- 
bre une  péiiiion  dt^  dix-huit  cents  noubles  de  LiverpuoI  qui  dnaïau- 
daient  à  être  représentés^  Liverpool  avait,  il  est  vrai,  di^ux  disputés, 
mais  nommés  pai*  un  si  petit  nombre  d'électeurs  qu'ils  ne  pouvaient 
prétendre  être  les  dél^ués  de  la  population*  L'aÂaire  se  présentait 
bien;  l'intervention  d  un  député  radi::al  lui  enleua  toutes  les  chances 
de  réussite  qu'elle  pouvait  avoir.  Sir  Francis  Bupdett  s'était  aas(^ 
cié  précédemment  aux  revendicalioits  violentes  de  Hunt  et  de  Cob- 
bett;  au  moment  où  la  pétition  des  habttans  de  Livarpool  fut  intro- 
duite, il  proposa  tout  un  pian  de  réforme  avec  \&  but  avoué  de 
proportionner  le<4  droits  électoraux  aux  charges  que  payait  chaque 
citoyen.  La  chambre  n'étiût  pas  encore  d-lMimeur  à  se  saisir  d'une 
proposition  si  hardie;  k  peine  quelques  voix  Tappuyèrent-eltes; 
l'immense  n>ajorité  vota  contre  ou  même  téiBoigna  pai'  fabstenûon 
qu'elle  ne  voulait  pas  discuter  avec  le^  radicaux. 

Lorsf^ue  ce  résultat  fut  connu  au  dehors,  l'agitalion  eu  faveur 
de  la  rétorme  s'étendit  à  toutes  les  grandes  villes  du  royaume.  Des 
meetings  monstres  se  réunirent  partout.  A  Birmingham,  le  peuple 
eut  une  idée  bizarre;  ne  pouvant  nommer  un  député  puisque  le 
loi  constitutionnelle  ne  le  permettait  pas,  on  imagina  de  désigner 
un  avticat  l<^giskaiif  qui  serait  chargé  de  défendre  auprès  du.  parle- 
loeiat  les  intérêts  de  la.  vi  le.  C'était  une  sorte  de  pétitiou  vivante 
que  les  habitansde  Birmingham  envoyaient  &  Londres.  Le  nouvel 
élu,  sir  Charles  Woiseley,  était  un  partisan  de  Burdett;  il.  prit  da 
iQSte  son  titre  au  sérieux,  mais  pas  pour  un  long  temps,  car,  s  étaat 
peu  après  compromis  dans  une  bagarre  où  un  agent  de  police  fut 
tué,  ii  fut  poursuivi  pour  sédtiioo  et  condamné  par  le  jury. 

Cependant  l'idée  avait  du  succès.  Manchester  résolui  de  suivre 
l'exemple  de  Birmingham,  et  un  meeting  fut  convoqué  à  cet  effet, 
au  moins  d'août  1819,  sur  lap^ace  de  Peterloo.  Ou  prétend  que  les 
asf^stans  éuient  au  nombre  de  50,^0(M)  à  6(^000;  ils  marchaifr^nt  en 
rangs  jusqu'au  lieu'de  laréunion^  poriaiit  des  drapeaux  où  se  lisaient 
des  inscriptions  séditieuses,  mais  calmes  et  môme  observant  uo. 
semblant  de  dis<npliue.  Les  marchands  a;vaîent  eu  la  précaution  de 
fermer  leurs  brmiiquea».  Peut-être  la  journée  se  fût^elle  passée  sans 
incidensw  Les  autoiMtés  avaient  pris  de  grandes  précautions;  de? 
troupes  était^ut  venutis  du  dt^hors;  la  milice  était  sous  les  armes* 
A  peine  l'orateur  de  lai  foule,  Hhnt,  eut-il  coannencé  son  discouns 
quH  les  magistrats  da  coonté  voulurent  le  mettre  en  arrestation;  La 
poHce  se  vit  im^missante;  la  milice  à  peine  formée  eu  ligne  lut 
culbutée;  les  magis  rats  donnèrent  l'ordre  à  taicauraterie  de  rharger 
la  foule.  Ce  fut  une  debaïudade  géuéraiet  daus  laquelle  beaucoup 


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L'âNGLETIBIB  A0  TBins   DK  LÀ  HBSTAURATION.  1A6 

d'individus  furent  blessés;  quelques-uns  y  ,périreiit.  Le  lendemain 
mi^n^  la  ville  était  rentrée  dans  le  calme  le  plus  parfait. 

Les  victimes  de  cette  échauflourée  étaient  nomtxreuses  ;  raffaive 
devenait  gi^ave.  De  quel  côié  était  la  légalité?  Cette  question  ne  se 
poserait  plus  en  France.  En  Angleterre  où  la  grande  masse  du  peuple 
n'avait  aloi-s  d'autre  ressource  que  les  réunions  publiques  pour  faire 
connaître  son  opinion,  les  a? is  pouvaient  être  partagés.  Le  point 
capital  se  réduissdi  à  savoir  si  les  magistratsde  Manchester  s'étaieni 
vus  ^n  lace  d'un  meeting  illégal.  Le  lord-chancelier  JSldon,  —  on 
a  dit  plus  haut  qu'il  avait  le  tempérament  autoritaire»  —  n'hésita 
point.  Suivant  lui,  le  nombre  crée  la  force,  la  force  la  terreur,  la 
terreur  crée  l'illégalité.  Da  autre  conseiller  de  la  couronne,  lord 
fiedesdale,  le  prenait  sur  un  ton  moins  absolu.  Une  assemblée  qui 
féclame  la  réforme  électorale,  disait-il,  menace  la  constitution  an- 
glaise, inspire  la  haine  du  gouvernement  existant:  c'est  un  acte.de 
haute  trahison.  On  lui  ^répondait  avec  raison  qu'un  meeting  a  tou- 
jours eu  pt/ur  but  de  protester  contre  telle  ou  telle  loi  en  vigueur, 
^  que  par  conséquent  sa  doctrine  n'allait  pas  à  moins  que  la 
enppres&ion  de  toutes  réunions  publiques.  Le  prince-régent  adopta, 
comme  le  cabinet,  l'avis  de  lord  Eldon;  il  adi^essa  des  lélicitaiioos 
«ux  autorités  civiles  de  Manchester  ainsi  qu'aux  officiers  de  la  mi- 
lice ou  de  l'armée  régulière  qui  avaient  rétabli  l'ordre  dans  une 
circonstance  critique.  Mais,  réflexion  faite,  les  ministres  n'osèrent, 
en  faisant  le  procès  de  l'orateur  Hunt  et  de  ses  acolytes,  soumettre 
«u  jury  la  question  de  légalité.  Le  juge  qui  dirigeait  les  dél^ats  eut 
ie  bon  e>»prit  de  ne  retenir  à  la  charge  des  accusés  qa'ime  question 
•défait.  Étaient-ils  coupables  d'avoir  tenu  tête  aux  magistrats  qui 
voulaient  disperser  la  réunion  ?  Le  jury  ne  pouvait  donner  qu'une 
réponse  affirmative.  Hunt  fut  condamné  k  deux  ans  et  demi,  VVolse- 
ley  à  dix  huit  mms  de  prison  ;  {(our  les  autres,  la  peine  fut  encore 
moins  sévère. 

Tout  n'était  pas  fini,  puisque  ce  verdict  ne  dôcîdait  point  si  les 
autorités  <le  Manchester  avaient  eu  tort  ou  raison  de  faire  charger 
ht  foule.  Des  souscriptions  s'ouvrirent  à  Livnrpool  et  à  Londres 
pour  secourir  les  victimes  du  massacre  de  Peterloo,  comme  on  disait 
déjà.  Des  officiers  de  la  miline  de  Manchester  furent  assignés 
devant  les  mhunaux  en  réparation  du  dommage  que  leurs  soldats 
ravaif^nt  ransé  à  des  citoyens  iooffeosi^s;  il  est  vrai  que  le  jury  du 
comté  de  Lancastre  rej^»ta  ces  demandes  d'indemnité.  Les  protes- 
-tations  ne  furent  pas  seulement  individuelles.  Le  conseil  cornmunal 
^e  Londres,  réuni  en  session  au  mois  de  septembre,  afTnma  la  léga- 
lité du  meetino;  de  PeiPi*loo  en  ajoutant  que  la  conduite  des  magis- 
trats y  avait  été  blâmable  et  que  toute  cette  aQaire  était  une 

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196  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

atteinte  audacieuse  à  la  constitution  du  royaume.  Ce  conseil  avait 
le  privilège  d'obtenir  audience  du  souverain  lorsqu'il  le  réclamait; 
il  présenta  donc  au  prince  régent  une  adresse  rédigée  dans  le  sens 
de  la  délibération  qui  vient  d*étre  racontée.  Dans  presque  toutes 
les  villes  de  l'Angleterre,  de  nombreux  meetings  se  prononcèrent 
dans  le  môme  sens.  On  en  avait  voulu  supprimer  un  ;  cette  tenta- 
tive de  résistance  avait  mis  partout  le  peuple  en  mouvement.  Et 
que  l'on  n'imagine  point  que  la  populace  s'animât  seule  sur  ce 
sujet.  A  York,  vingt  mille  personnes  s'assemblaient  sous  la  prési- 
dence de  lord  Fiiz-William,  lord-lieutenant  et  l'un  des  plus  riches 
propriétaires  du  comté.  Le  meeting  de  Manchester,  source  de  cette 
agitation,  avait  été  l'œuvre  des  radicaux.  C'étaient  maintenant  les 
whigs  modérés  qui  blâmaient  la  conduite  suivie  par  le  cabinet  dans 
la  circonstance  et  qui  prétendaient  défendre  contre  les  ministres 
les  privilèges  du  public. 

Il  faut  convenir  que  les  ministres  n'hésitèrent  pas.  Leur  premier 
acte  fut  de  révoquer  lord  Fitz-Wiliiam  de  ses  fonctions  de  lord- 
lieutenant,  ils  venaient  de  convoquer  le  parlement,  en  disant  tout 
haut  que,  puisque  les  lois  en  vigueur  étaient  insuffisantes,  ils 
allaient  en  proposer  de  plus  sévères.  Leur  situation  était  très  forte 
dans  les  deux  chambres,  car,  outre  que  la  majorité  numérique  leur 
était  acquise,  personne  ne  se  souciait  de  s'allier  aux  radicaux.  Les 
whigs  libéraux  étaient  perplexes  ;  l'agitation  populaire  ne  leur 
inspirait  aucune  sympathie  ;  ils  auraient  voulu  des  réformes  ano- 
dines, sans  que  presque  rien  fût  changé.  Quant  aux  wighs  mo- 
dérés, Grenville,  leur  chef,  ne  leur  permit  pas  de  tergiverser.  II 
avait  approuvé  Pitt  proposant  des  mesures  de  rigueur  au  début  de 
la  révolution  française  :  il  se  souvenait  que  cela  avait  réussi;  les 
circonstances  lui  paraissaient  être  les  mêmes.  Il  demandait  que 
lord  Liverpool  eût  le  courage  de  suivre  l'exemple  de  Pitt. 

Les  mesures  proposées  par  le  ministère  sont  connues  dans  l'his- 
toiie  sous  le  nom  des  «  six  actes  »  de  lord  Castlereagh,  à  qui  Ton 
en  attribue  Tinitiative.  Le  premier  interdisait  aux  citoyens  qui  ne 
font  point  partie  de  l'armée  d'étudier  le  maniement  des  armes  et 
de  se  livrer  à  des  exercices  militaires.  Le  gouvernement  voulait 
par  là  rendre  impossible  les  processions  régulières  de  milliers 
d'individus,  comme  on  en  avait  vu  notamment  dans  la  journée  de 
Peterloo.  Cette  loi  paraît  bizarre  aujourd'hui,  surtout  en  France,  où 
Ton  veut  môme  que  les  enfans  apprennent  à  marcher  au  pas  dès 
l'école  primaire.  Le  second  acte  enlevait  aux  hommes  inculpés  de 
conspiration  contre  l'état  le  droit  d'obtenir  une  remise  jusqu'à  la 
session  suivante  des  assises.  Cette  proposition  était  de  peu  de  con- 
séquence :  lord  Holland  eut  l'adresse  de  faire  passer  un  amende- 


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L'ANGLETERRE  AD  TEMPS   DE   LA  RESTAURATION.  197 

ment  en  vertu  duquel  il  y  a  prescription  lorsqu'une  année  entière 
s'écoule  sans  poursuite.  Ces  deux  lois  sont  restées  en  vigueur; 
Tune  est  une  mesure  de  police  à  laquelle  personne  ne  trouve  plus 
rien  à  redire  ;  l'autre  est  plutôt  favorable  que  contraire  aux  adver- 
saires du  gouvernement. 

Les  autres  actes  ne  sont  pas  aussi  inoflensifs.  Les  magistrats  ont 
le  droit,  dans  certains  comtés,  de  prescrire  des  perquisitions  pour 
saisir  les  armes  cachées.  Les  réunions  publiques,  ayant  pour  but 
de  discuter  les  affaires  publiques,  sont  interdites  à  tous  individus 
étrangers  à  la  paroisse  où  se  tient  l'assemblée  :  le  magistrat  local, 
gui  doit  être  prévenu  par  avance,  a  le  pouvoir  discrétionnaire  de 
les  ajourner.  Tout  pamphlet  séditieux  ou  blasphématoire  peut  être 
saisi  après  une  condamnation  et  nonobstant  appel;  de  plus,  le 
libraire  qui  le  vend  peut  être  banni  du  royaume  en  cas  de  récidive. 
Enfin  les  libelles  et  autres  publications  de  format  restreint  sont 
assujettis  au  timbre  comme  les  journaux  quotidiens. 

Ces  quatre  actes  qui  suspendaient  la  liberté  de  la  presse,  la 
liberté  des  réunions,  la  liberté  individuelle,  ne  sont  pas  restés  long- 
temps dans  le  code  anglais.  La  première  année  passée,  les  ministres 
n'osèrent  plus  en  réclamer  l'application.  Il  avait  suffi  d'un  moment 
d'aQolement  pour  qu'ils  fussent  votés,  a  Je  vois  du  côté  du  gouver- 
nement, disait  Tierney  dans  la  chambre  des  communes,  la  déter- 
mination évidente  de  ne  recourir  qu'à  la  force.  Les  ministres  ne 
parlent  que  de  cela,  ne  rêvent  que  de  cela.  Ils  n'essaieront  ni  de 
pacifier  ni  de  concilier.  Us  veulent  de  la  force  et  rien  que  de  la 
force.  »  Tierney  aurait  pu  ajouter  que  les  membres  des  deux 
chambres  votaient  ces  lois  rigoureuses  parce  qu'elles  ne  les  attei- 
gnaient point.  Les  journaux  dont  les  classes  élevées  faisaient  leur  lec- 
ture quotidienne  n'en  avaient  rien  à  craindre,  car  une  forme  décente . 
et  modérée  était  de  règle  dans  la  polémique  de  ces  journaux  ;  mais 
les  feuilles  à  bon  marché  que  lisaient  les  ouvriers  étaient  sous  le 
coup  de  poursuites  incessantes.  Les  lords  et  les  représentans  légaux 
des  communes,  les  shériffs,  les  magistrats  municipaux,  restaient 
libres  de  se  réunir  aussi  souvent  qu'il  leur  plaisait;  mais  les  assem- 
blées populaires  étaient  interdites.  Les  lois  de  1820  furent  au  fond 
la  mise  en  dérense  de  l'aristocratie  dirigeante  contre  les  mouve- 
mens  populaires  qui  menaçaient  sa  toute-puissance.  Ne  nous  bâtons 
pas  trop  de  l'en  blâmer  :  elle  avait  été  provoquée  par  une  agitation 
tumultueuse  qui  ne  présageait  rien  de  bon  à  des  gens  chez  qui  les 
souvenirs  de  la  terreur  étaient  encore  vivans.  Elle  ne  persisu  pas 
longtemps  au  surplus  dans  cette  voie  de  sévère  répression,  et  les 
lois  draconiennes  que  lord  Liverpool  et  ses  associés  lui  avaient 
arrachées  tombèrent  en  désuétude  avant  d'être  virtuellement  abro- 
gées, 

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108  EBTUB  DES  MCI  K0KDE8. 

La  menace  seule  avait  produit  de  l'effet.  Les  granrtes  tifleirim 
calmèrent;  les  polémiques  de  la  presse  prirent  une  Htture  mtmif 
irritante.  Cependant  Tagitation  ne  pouvait  disparaître  tout  dHia 
coup.  Dans  le  nombre  des  turbulens  qui  composaient  le  parti  radical, 
il  y  en  avait  quelquee-uns  que  rien  ne  devait  arrftier.  Une  trenh 
taine  d*énergu mènes  à  la  tête  desquels  s'était  placé  TWsriewood 
l'un  des  meneurs  du  meeting  de  Manchester,  comptotèrewt  d'us^ 
sassinei'  tous  les  ministres  à  la  fois  dans  une  maison  ah  tm  éfhier 
parlementaire  les  réunissait.  Comme  il  arrive  toujours,  Ttra  des 
conjurés,  qui  était  à  la  solde  de  la  police,  révéla  les  détails  de  Fa^ 
iaire  à  la  veille  de  l'exécution.  Li»s  cinq  plus  coupaWes  turcfii  penh 
dus.  les  autres  condamnés  à  la  iransportation.  Ce  compflot  «angt^ 
naire,  qui  n'inspira  que  de  l'horreur,  parut  jnstiiier  (es  M8 
préventives  que  le  parlement  venait  de  voter. 

Ici  s'arrête  Tune  des  périodes  les  plus  tourmentées  -de  l'bistKnre 
moderne  d'Angleterre.  Les  cinq  années  écoulées  depuis  la  pffl» 
avaient  été  des  années  de  crise  sans  exemple.  La  détresse  avait  été 
grande  dans  les  classes  ouvrières  et  agricoles;  Tes  iiomrmes  Te* 
muarïs  qui,  la  guerre  terminée,  s'étaient  retrouvés  oisffH,  avafrent 
rêvé  de  réformer  les  institutions  de  leur  pays.  11  e^t  de  Tait  -que 
ces  institutions,  modifiées  dans  le  sens  de  Pautorité  absolue  M 
cours  de  la  longue  lutte  contre  Napoléon  1",  ne  répondaient  plus 
aux  tendances  libérales  de  la  population.  Comprrmés  par  les  hws 
de  1820,  les  agitateurs  ne  s'entêtèrent  pas;  redevehos  mattrcs 
des  destinées  du  royaume,  les  priviléji;iës  ne  se  cmirent  pas  tfiSH 
pensés  d'accorder  de  bonne  grâce  les  réformes  qu'ils  avaient  refu- 
sées devant  des  manifestations  factieuses.  Il  y  eut  de  part  tft  d'autre 
de  la  moflération.  C'est  peut-être  le  fait  dont  «on  puisse  faire  le 
plus  honneur  au  peuple  anglais. 

Sur  ces  erjirefaites  aussi,  le  roi  George  Ifl  était  mort  le  29  jan- 
vier 1820.  Il  n'était  plus  depuis  longtemps  qu'u^n  fantôme.  ttf?fegilé 
en  dehors  des  affaires  de  ce  monde  parla  maladie  terrîble  qui  îui 
enlevait  la  connaissance  de  lui-même,  il  n'irispirait  ptnrs  que  de 
la  ,piiié,  et  la  pitié  s'était  transformée  en  reî?pect.  'On  l'aval  W, 
lorsqu'il  était  jeune,  autant  que  souverain  le  fut  jamais.  Tk^nx  et 
infirme,  il  fut  aimé  pour  ses  sonffi  ances  et  respecté  pour  ses  vertas 
privées^  gui  étaieat  incoutestables. 


IlL 


George  TV,  qui  succédait  à  son  père,  après  avoir  été  pendant  nenf 
ans  relient  du  royaume,  n'était  ni  aimé  ni  respecté.  George  II  et 


I 


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L*ANGLETER1UB.  AU   TEMPS   M  hk  B88TÂURÂTION.  199 

Geerge  m  aïKaîeai  été  des  hommes,  dit  Tbackeray;  leur  héritier  ne 
fut  qu'ufl.moiiarqMeiQâig^Uiani  al  sans  caractère.  Pour  commencer, 
la  pait)le  apparienait  aux  ministres  qMe  le  roi  détunt  avait  laissés 
en  fonctiona.  Ceux-ci  s'empresË^èrent  de  dissoudre  la  chambre  des 
communes»  qui,  d'après  la  loi  constitution nalle^, devait  être  renou- 
i^lée  dau»]es  six  moi8>de  la  vacance  du  trône..  Les  élections  furent 
calmes;  elles  ne  modifièrent  pas  la  force  rofi^ective  des  parus.  Le 
nouveau  parletnent»  aussitâl  rassemblé,.  ^  trouvait  en  présence 
d'une  question  où  la  dignité  même  du  souLVorain  était  enjeu  ;  il 
avait  à  régler  la  liste  civile  de  George  IV. 

Peut-être  verra^t*on  là.  mieux  qu'ailleurs  ce  que  conservent  de 
puissance  les  vieilles  coutumes  dans  un  pays  qpi  prétend  se  gou- 
iForuer  lui* même.  Reportons-* nous  à.  deux  siècles  en.  arrièire; 
jusqu'à  la  fm  du  xvn"  siècle,  les,  rois  d'Angleterre  disposaient  sans 
contrôle  des  revenus  publics;  par  compensation,  ils  payaient  toutes 
les-  dépenses  de  l'ôtHi^,  et  personne  n'avait  le  droit  de  leur  en  de« 
QQander  compte.  Lorsque^  de  temps  en.  temps,,  leur  trésor  était 
vide,  les  communes  accordaientt  des  subsides  temporaires,  sans 
jamais  spécilier  l'usage  auquel  ces  sommes  seraient  employées» 
Aprèï^  la  révolution  de  ItfSH,  U  chambre  n'a.  plus  cette  oonliance;, 
elle  donne  davantage»  oaais  em  décidant  que  c'est  destiné  à  la 
marine,  k  l'armée  ou.  au  paiement  des  intérêts  de  la  dt-tte.  Les 
dépenses  du  gouvernement  civil  restent  seules  à  la  charge  des 
cevenos  h<^rêditaires  que  le  sou  verni  a  reçoit  sans  intermédaire* 
A  rsA^éneiuent  de  la,  reine  Ajine,  ces  rav^nus  parurent  insuflfisans; 
00.  y  ajouta  une  soiome  d* argent  annuelle  par  une  loi  sur  la  liste 
civile,  qMe  Ton  convint  de  maintenir  en  vig^eur  tant  que  la  reiner 
vivrait.  Modifiée  à  chaque  nouveau  r^gne,.  la  liste  civile  fut  fixée  àr 
800,000  livres  sterling  pour  le  roi.  George  III.  C'était  un  monarque 
économe,  et  pourtant  le  parlement  fut  obligé  plus  d'une  fois  de. 
payer  ses  dettes,  bien  qu'il  eût  en  outre  à.  sa«  disposition  une  liste 
civile  écossaise,  une  liste  civile  irlandaise  et  divers  impôts,  tels  que 
navires  ennemis  capturés  en  temps  de  guerre,  épaves,  biens  de 
successions  vacantes.  Les  dépenses  imputables  sur  ces  ressources 
ètaicttt  ausurplus  fort  nombreuses:  emplois  diplomatiques,  salaires 
des  magistrats,  du  présidaAt  de  la  chambre  des  communes  et  d'aa- 
tresi grands  officiers  d'étatv  pensions^ accordées  aides  in/Jividus.qui 
avaient  rendu  dea  sejwicea  à  leur  pa]^  ou  captivé  la  faveur  du 
nuonarque.. 

La  chambre  de  1820  ayant  à  débattre  la  liste  civile  de  George  lY,, 
Brougham  pensa  que  le  moment  était  venu  de  restituer  au  budget 
de  l'eut  les  dépenses  d'intérêt  public  et  de  laisser  au  budget  per-^ 
aonnel  du  souverain  seulement  les  dépensea  qu'il  doit  faine  Boui: 


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200  BETUB  DES  DEUX  MONDES* 

maintenir  son  rang.  A  l'entendre,  permettre  au  roi  d'accorder  des 
pensions,  de  payer  sans  contrôle  les  traitemens  des  diplomates  ou 
des  juges,  c'était  un  dernier  vestige  de  monarchie  féodale.  La  ré- 
forme indiquée  par  Brougbam  était  raisonnable,  à  un  tel  point 
même  que  les  ministres  en  prirent  l'initiative  onze  ans  plus  tard  à 
la  mort  de  Georges  IV.  Cependant  Canning  la  combattit  avec  vigueur 
et  il  obtint  gain  de  cause,  non  point  tant  parce  que  les  idées  sou-* 
tenues  par  Brougbam  étaient  prématurées  que  parce  que  beaucoup 
de  membres  des  communes  y  voyaient  une  attaque  directe  contre 
le  roi  qui  avait  joui  depuis  longtemps,  en  qualité  de  prince  régent, 
de  la  prérogative  que  cette  réforiçie  prétendait  lui  ravir. 

Le  roi  n'était  donc  pas  sorti  sans  atteinte  du  premier  débat  légis- 
latif engagé  sous  son  règne.  La  querelle  scandaleuse  qui  se  ranima 
peu  de  jours  après  entre  lui  et  la  princesse  Caroline,  sa  femme, 
dont  il  était  séparé  depuis  1814,  ne  contribua  pas  à  lui  rendre 
l'estime  de  ses  sujets.  Il  n'entre  dans  le  plan  de  ce  récit  de  raconter 
les  événemens  contemporains  de  l'histoire  d'Angleterre  qu'autant 
qu'ils  serapportent  aux  grandes  réformes  qui  modifièrent  la  politique 
et  presque  la  constitution  de  ce  pays.  Il  suffit  donc  de  constater  ici 
que  dans  le  différend  conjugal  dont  le  parlement  était  juge,  l'oppo- 
sition wbig  et  radicale  se  montra  favorable  à  la  princesse  Caroline. 
Celle-ci  avait  pris  pour  défenseur  Brougbam:  elle  ne  pouvait  pren- 
dre un  avocat  plus  éloquent;  mais  elle  n'aurait  pas  été  embarrassée 
de  choisir  un  conseiller  plus  judicieux.  Au  surplus,  elle  ne  l'écou- 
tait  guère.  Un  peu  enfiévrée  de  la  popularité  qu'elle  avait  acquise 
soudain,  elle  ne  se  rendait  pas  compte  que  les  acclamations  dont  on 
l'accueillait  étaient  plutôt  une  insulte  à  l'adresse  de  George  IV  qu'un 
hommage  pour  elle-même. 

Le  ministère  ne  s'était  pas  seulement  donné  le  tort  d'engager 
devant  le  parlement,  pour  plaire  au  roi,  un  projet  de  divorce  qui 
ne  put  être  mené  jusqu'au  bout;  il  était,  poiu:  comble  de  malheur, 
partagé  sur  cette  grave  question.  Le  cabinet  n'avait  dans  la  chambre 
des  communes  que  deux  orateurs,  lord  Castlereagh  et  Canning, 
Ce  dernier  avait  été  admis  dans  l'intimité  de  la  princesse  Caroline, 
qui,  avant  de  quitter  l'Angleterre  pour  mener  en  Italie  et  ailleurs 
une  vie  désordonnée,  réunissait  volontiers  dans  ses  salons  de  Lon- 
dres les  hommes  les  plus  distingués  de  l'époque.  Sheridan,  Byron, 
Lawrence,  Canning,  comptaient  au  nombre  de  ses  hôtes  habituels. 
Canning  ne  pouvait  se  faire  l'adversaire  public  d'une  princesse  qui 
l'avait  honoré  de  son  amitié;  ses  collègues  le  comprirent  et  le  lais- 
sèrent libre  d'assister  à  ce  grand  procès  sans  y  prendœ  part;  mais 
la  situation  était  fausse;  lorsqu'il  se  retira  du  ministère,  quelques 
mois  plus  tard,  l'exibtence  du  cabinet  parut  si  compromise,  son 


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L  AN6LETEBRE   AU   TEMPS   DE   LA   RESTAURATION.  201 

impopularité  était  si  bien  établie,  que  Peel,  quoiqu'ami  du  gouver- 
nement, refu>a  de  prendre  la  place  devenue  vacante.  Au  lieu  de 
cet  orateur  puissant,  dont  la  réputation  s'était  faite  peu  à  peu  et 
commençait  à  s'imposer,  lord  Liverpool  ne  put  trouver  d'autre 
champion  que  Bathurst,  beau-frère  de  lord  Sidmoutb,  administra- 
teur entendu  qui  avait  occupé  précédemment  avec  talent  des  postes 
secondaires,  mais  incapable  de  tenir  tête  à  l'opposition  dans  les 
luttes  de  la  tribune. 

Ce  ministère,  qui  s'était  forgé  des  armes  nouvelles  pour  combattre 
l'agitation  des  masses,  se  voyait  presque  aussitôt  empêché  d'en 
faire  usage.  Toutes  les  passions  populaires  qui  s'étaient  enflama»ées 
les  années  précédentes  sur  des  projets  de  réformes  radicales  se 
ranimaient  en  1820  à  propos  du  procès  de  la  reine.  La  presse  qu'il 
fallait  poursuivre,  les  réunions  publiques  qu'il  fallait  interdire  en 
vertu  des  six  lois  de  lord  Castlereagh,  n'avaient  plus  d'autre  pro- 
gramme que  d'attaquer  la  princesse  Caroline  ou  de  prendre  sa 
défense.  Pour  comble  d'embarras,  le  plus  agressif  des  pamphlé- 
taires était  cette  fois  du  côté  du  gouvernement.  Un  certain  Théo- 
dore HoolL,que  des  succès  comme  compositeur  de  musique  et  de 
brillantes  qualités  d'homme  du  monde  avaient  lancé  dans  les  salons 
à  la  mode,  était  devenu,  par  la  proteciion  du  prince  régent,  tréso- 
rier de  l'île  Maurice.  Soit  fraude,  soit  négligence,  il  s'était  fait 
révoquer  bientôt  à  la  suite  d'un  déficit  considérable,  et  il  était 
revenu  dans  la  métropole,  plus  pauvre  qu'au  départ,  prêt  à  faire 
de  son  esprit  et  de  sa  plume  tout  ce  qu'il  convenait  d'en  faire  pour 
rétablir  sa  fortune.  La  feuille  périodique  qu'il  fonda  fut  remarquée 
promptement  par  la  vigueur  des  attaques  dirigées  contre  la  prin- 
cesse en  contre  ses  partisans.  Ceux-ci  ne  manquèrent  pas  d'y 
répondre,  mais  avec  moins  de  talent  et  de  succès.  Les  ministres  ne 
pouvaient  traduire  devant  le  jury  des  écrivains  qui  prenaient  sa 
défense:  eût- il  voulu  poursuivre  seulement  ceux  qui  l'attaquaient, 
il  n'aurait  pas  trouvé  de  tribunaux  disposés  à  condamner.  Ces 
lois  d'exceptions  que  le  gouvernement  avait  invoquées  comme  sa 
sauvegarde  devenaient  inutiles.  A  d^'faut  de  poursuites  intentées 
au  nom  du  gouvernement,  une  association  libre  de  gens  prétendus 
bien  pensans,  de  pairs,  d'évêques,  de  tories  de  toutes  classes, 
essaya  de  faire  leur  procès  aux  auteurs  et  aux  imprimeurs  de 
libelles  indécens.  Vain  effort  :  à  peine  eut-on  obtenu  de  légères 
condamnations  contre  deux  ou  trois  des  plus  misérables  que 
personne  ne  voulut  plus  faire  partie  de  l'association.  Les  plus  zélés 
avaient  honte  de  prendre  part  à  cette  œuvre  de  police.  La  liberté 
de  la  presse  était  vraiment  bien  entrée  dans  les  mœurs  de  la 
Grande-Bretagne,  puisque  personne  ne  voulait  plus  avoir  l'air  do  1 
lui  faire  obstacle.  iy 

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202  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  année  s'écoula  encore  sans  amener  de  chang<»nient  appré*- 
ciable  dans  la  politique  anglaise,  peut-être  parce  que  l'oppositioat 
toujours  dé>unie,  éiait  incapable  de  combiner  ses  etrtrts  poir  une 
action  commune.  Peel  s'était  enfin  décidé  à  entrer  au  ministère,  ep 
qualité  de  secrétaire  de  Tintérieur.  Une  alliance  plus  étroite  s'était 
établie  entre  le  parti  au  pouvoir  et  les  grenvillites.  Ce  n'était  pas 
sulTisant  pour  constituer  une  administration  progressive,  pour 
répondre  aux  vœux  de  réformes  que  la  grande  majorité  du  pays 
ne  cessait  d'exprimer,  lorsqu'un  événement  imprévu  vint  motiver 
un  cbange.ment  plus  grave  dans  le  ministère  Liverpool  qui,  sons 
des  noms  diiïérens,  se  perpétuait  depuis  près  de  quinze  ans 
presque  avec  les  mêmes  hommes,  en  tous  cas  avec  les  mômes  ten- 
dances. Lord  Castlereagh,  —  devenu  depuis  peu  iord  Londondcrrf 
par  la  mort  de  son  père  qui  lui  avait  laissé  l'héritage  d'un  marqui* 
sat  irlandais,  —  exerçait  une  influence  prépondérante  dans  le  gou- 
vernement, moins  peut-être  par  ses  qualités  personnelles  que  par 
le  relier  que  les  sucoès  de  la  Grande-Bretagne  au  dehors  donnaient 
au  chef  du  foreign  ofliee.  Lord  Gasilerea^^h  avait  été  l'un  des 
arbitres  de  l'Europe  au  congrès  de  Vienne;  il  avait  traité  d'égal  à 
égal,  dans  des  conditions  d'iniime  familiarité,  avec  les  potentats  4e 
l'Europe,  avec  rempereurFranço'sd'Autriche,  avec  le  tîw  iVlexan- 
dre.  Tout  en  défendant  avec  habileté  les  intérêts  particuliers  de  son 
pays,  il  s'était  imbu,  dans  ces  fréquentations  royales,  des  idées 
qui  y  avaient  cours.  Il  s'était  convaincu  qu'il  fallait  traiter  les  radi- 
caux à  Londres  comme  les  carbonari  à  Naples  ou  «les  républicains 
à  Paris.  Il  avait  pris  1  habitude  de  penser  que  les  peuples  n'ont  nul 
droit  d'éti*e  consultés  sur  la  forme  du  gouvernement  qui  leur  con- 
fient. Ces  tendances  des  monaiYjues  du  continent,  il  les  avait  appli- 
quées, autant  qu'il  dépendait  de  lui,  aux  alTaires  intérieures  de 
TAn^lt^terre  après  les  avoir  admises  dans  le  rèjçlement  de»?  aflaires 
de  l'Europe.  Mal  «econdé  par  ses  collègues  à  la  chambre  des  com- 
munes, lord  Londonderry  fut  presque  seul  à  répondre  aux  attaques 
de  l'opposition  pendant  la  session  de  1822;  Peel,  soit  qu'il  f&t 
réellement  malade,  soit  qu'il  ne  voulût  pas  s'engager  à  fond  au 
profit  d'un  ministère  ébranlé,  ne  s'occupait  que  desaiïaires  de  son 
département.  Castlereagh  s'était  donc  fatigué  plus  que  de  coutume, 
etses  aoii^  observaient  avec  inquiétude  que  son  esprit  était  souvent 
aboient.  1!  prit  au  sérieux  tout  à  coup  des  dénonciations  anonymes, 
comme  tous  les  hommes  d'état  sont  exposés  à  en  recevoir,  qui  l'ac- 
cusaient de  malversations.  Les  médecins  avaient  recommandé  qu'au- 
cune arme  ne  fût  laissée  à  sa  dispo<*ition.  On  oublia  de  lui  enlever 
un  canit;  il  s'en  frappa  le  42  août  1S22  et  mourut  le  jour  même. 
Il  s'avait  encore  que  cinquante  et  un" ans. 

Avant  de  dire  quels  changemens  suivirent  la  mort  du  ch^fdu 


) 


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l'ANGLETEBMEf  JkW  TUffS  M  Là  IBffrAURATION.  203 

fàrtigm  o0tt:e^  il  est  utile  de  résumer  Iprièveroent  la  politique  fmaii- 
cière  da  gouvernetteiit  depuis  que  la  gneere  était  (inie.  Le»  Infeè- 
getsdes  preniiéfea  années  de  paix  s'étai^it  lous  soldés  en  déridt 
parée  que  le  efaaocelier  de  récbiquier,  Vansiitart,  s'obstinait  à 
maint'-nir  es  vigueur  la  caisse  d'afA<u*ti6seinea^.  Il  enD'piniDtait 
chaque  année  à  peu  près  lia  somme  enliëre  qu'il  employait  à  racke- 
ter  les  rentes  anciennes;  chaque  nouvel  emprunt  ayant  sa  quote- 
part  d'aHiortissement,  cette  opération  fictive  alourdissait  de  plus  en 
plus  le  budget*  Une  autre  question  préoccupiût  beaucoup  lestlinao- 
ders.  Lf*s  billets  de  la  banque  d*Ân^eterre  jouissaient  d«  cours 
forcé  depuis  longtemps.  Prorogée  plusieurs  fois  pendant  la  durée 
de  la  guerre,  cette  mesure  axaii  enfin  été  votée  pour  une  durée 
iudéfiiûe,  sous  la  seule  condition  que  le  reml)ourseaient  des  billets 
ou  espèces  métalliques  ve  seiait  obligatoire  que  sir  mois  après  la 
conclusion  de  la  paix.  Les  pteuèière»  années  qui  suivirent  4816 
lurent  si  calamiteuses  que  Ton  craignît,  avec  raison  sans  doute, 
d'exposer  la  banque  à  un  désastre.  Le  cours  forcé  subsistait  encore 
en  1810.  Vaasittart  soutenait  quil  était  impossible  d'y  renoncer. 
Cependant  Topinioa  publique  se  prononçait  avec  taut  d'énergie 
pour  la  reprise  des  paieoiens  en  espèce  que  les  deux  chambres 
nommèrent  des  comiuissiens  pour  Tétude  de  cette  question  et  que 
le  chancelier  de  l'échiquier  dut  se  meatrer  prêt  à  suivre  l'avis  qui 
domineiail  dans  le  parlement.  La  commissicm  de  la  cbamhre  des 
communes  avait  pour  président  Bobert  Pee),  jeune  alors  et  d'au^- 
tant  mieux  act^ieilli  qu'il  avait  pris  soin,  tout  en  donnant  des 
preuves  d*uue  ineonlestable  capacité^  de  réserver  son  ofMuion  sur 
toutes  les  graudes  questions  du  jour.  La  loi  que  cette  commission 
prépara  et  iit  voter  stipulait  que  la  banque  rembourserait  \w^  à 
peu  ses  billets  et  que  le  cours  forcé  cesserait  tout  à  fait  à  quatre 
aus  de  délai.  La  loi  était  sage,  car  la  banque  put  devancer  ce  délai 
de  moitié.  La  réputation  de  Pi'el  s'en  accrut,  en  même  tempes  que 
diminuait  Tinfluence  de  Van6iitari,  qui  avait  retardé  oette  mesure 
autant  qu'il  dépendait  de  lui« 

U  suffit  de  citer  des  clkiiTres  pour  montrer  à  qtiel  pœnt  l'amor*- 
tissemeut  pesait  sur  le  budget.  L'eacédent  vrai  des  recettes  émit, 
en  1819,  de  2  millions  de  livres  sterling  en  nombres  ronds.  Mais 
l'amoriisseinent  normal  étant  de  i5  miUioQS  1/2,  le  déficit  apparent 
s'élevait  à  13  millions  1/i*  Ce  n'est  pas  tout;  comoie  la  dette  flotr- 
tante  s'était  accrue  au  point  qu'il  paraisaait  nécessaire  d'en  coaso^ 
Hder  une  portion,  Vansiitart  avait  convaincu  ses  collègues  qu'il 
était  indispensable  de  faire  un  emprunt  de  24  millions,  dont  moî«- 
tié  serait  fournie  par  la  caisse  d'anaortissement  elle-même.  Ainsi, 
en  pleine  paix^  avec  un  eâtcéiteat  do  recettes  lortnégulior,  le  ohan- 

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20&  RETUB  DES  DEUX  MONDES* 

celîer  de  l'échiquier  empruntait  dans  le  seul  dessein  d'aligner  un 
budget  de  convention,  et  les  fonds  de  cet  emprunt  lai  étaient  fournis 
en  partie  par  le  créancier  commode  dont  il  créait  lui-même  les 
titres.  Tout  ou  presque  tout  était  fictif  dans  ces  opérations.  Chacun 
le  voyait;  un  membre  obscur  du  gouvernement,  Huskisson,  eut  le 
courage  de  le  dire.  Huskisson  jouait  à  la  chambre  des  communes 
un  rôle  effacé;  dans  le  gouvernement,  où  il  était  commissaire  en 
chef  des  forêts  et  des  revenus  domaniaux,  il  comptait  moins  encore 
Cependant  les  ministres  commençaient  à  reconnaître  son  mérite, 
tout  en  se  défiant  de  lui  parce  qu'il  passait  pour  partisan  des  idées 
nouvelles.  Le  fait  est  qu'il  s'avouait  franchement  disciple  d'Adam 
Smith.  Si  on  l'avait  cru,  on  aurait  mis  de  côté  tous  les  expédiens, 
on  aurait  racheté  les  rentes  rien  qu'avec  les  excédens  réels  et  laissé 
la  banque  d'Angleterre  sans  protection  devant  les  porteurs  de  ses 
billets.  Ces  idées,  au  moment  où  elles  furent  émises,  n'eurent  pas 
le  pouvoir  de  convaincre  les  membres  du  cabinet;  il  ne  leur  fallut 
pas  beaucoup  de  temps  pour  s'imposer. 

Hubkisson  n'en  éuit  pas  le  seul  partisan  parmi  les  tories.  Un 
autre  économiste,  Hume,  se  faisait  aussi  le  défenseur  des  véritables 
doctrines  financières  dans  la  chambre  des  communes.  Revenu  de 
l'Inde  après  y  avoir  amassé  une  grande  fortune,  quoiqu'il  n'eût 
servi  la  compagnie  que  dans  les  emplois  subalternes  de  médecin 
et  d'interprète,  il  avait,  comme  tant  d'autres,  acheté  un  siège  au 
parlement.  On  raconte  même  que,  le  seigneur  du  bourg  qu'il  repré- 
sentait ayant  fait  choix  d'un  autre  candidat,  il  eut  à  soutenir  un 
procès  pour  se  faire  rendre  en  partie  la  somme  qu'il  avait  débour- 
sée. En  1818,  il  était  rentré  à  la  chambre  des  communes  comme 
l'élu  d'une  autre  circonscription,  et  il  s'était  attaché  chaque  année 
à  obtenir  des  réductions  de  dépense.  C'était  surtout  aux  sinécures 
que  Hume  s'attaquait.  11  venait  d'obtenir  la  suppression  d'un  tiers 
des  emplois  de  receveurs  généraux  des  impôts;  mais,  à  vouloir 
trop  entreprendre  à  la  fois,  il  ne  se  faisait  plus  écouter.  De  mêihe 
que  Huskisson,  il  travaillait,  au  détriment  de  son  influence  pré- 
eente,  plus  pour  l'avenir  que  pour  le  moment.  Ricardo  les  secon- 
dait l'un  et  l'autre  avec  une  autorité  de  parole  qui  s'imposait  tou- 
jours. 

Si  la  mort  de  lord  Londonderry  rendait  inévitable  un  remanie- 
ment partiel  du  ministère,  le  parti  tory  était  encore  trop  fort  pour 
que  le  pouvoir  lui  fût  enlevé.  Le  nombre  des  hommes  d'èut  qui 
pouvaient  prétendre  à  diriger  les  relations  extérieures  de  la  Grande- 
Bretagne  était  bien  restreint,  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'y  en  avait 
qu'un  dont  l'évidente  supériorité  écartait  tous  les  concurreas  : 
c'était  George  Canning.  U  venait  d'accepter  le  gouvernement  génô- 

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l'angleterbe  au  teups  de  la  bestadration.  205 

rai  de  l'Inde,  comptant  sans  doute  éteindre  par  cet  exil  momen- 
tané les  inimitiés  que  son  caractère  lui  avait  values.  De  tous  ceux 
qui  le  détestaient,  son  pire  ennemi  était  George  IV,  qui  ne  voulait 
point  pardonner  à  Ganning  l'acte  le  plus  honorable  de  son  exis* 
tence,  son  attitude  dans  le  procès  de  la  reine.  Ge  souverain  voya- 
geait en  Ecosse;  peut-être  s'était-il  éloigné  de  Londres  avec  le 
secret  espoir  que,  Ganning  une  fois  parti  pour  Galcutta,  personne 
ne  lui  en  parlerait  plus.  Mais  lorsqu'il  revint  à  Windsor,  Ganning 
n'avait  pas  encore  quitté  l'Angleterre.  Les  ministres,  Wellington 
lui-même,  conseiller  toujours  influent,  s'efforcèrent  de  persuader 
au  roi  que  Ganning  était  l'homme  de  la  situation.  «  Il  m'a  offensé,  » 
disait  George  IV.  «  Sire,  répliquait  le  duc  de  Wellington,  le  droit 
de  grâce  est  l'un  des  attributs  de  la  royauté.  »  Le  roi,  voyant  que 
tout  le  monde  se  liguait  contre  lui,  ne  cherchait  qu'une  honnête 
façon  de  céder.  Le  mot  lui  plut,  il  se  l'appropria.  Le  nouveau  chef 
du  foreign  office  remplaçait  Gastlereagh  après  un  interrègne,  de 
trois  mois.  Les  wbigs  qui  le  connaissaient  savaient  bien  qu'il  allait 
travailler  pour  eux  et  préparer  leur  retour  aux  affaires.  Ganning 
avait  pris  en  même  temps  la  direction  de  la  chambre  des  communes* 
Sa  supériorité  apparaissait  telle  que  personne  n'était  de  taille  à  la 
contester,  ou  plutôt  tous  acceptaient  d'être  menés  par  lui.  Bien 
plus,  en  présence  de  lord  Liverpool,  il  prenait  le  ton  et  l'autorité 
d'un  premier  ministre.  Il  était  donc  inévitable  qu'il  voulût  avoir  au 
moins  deux  ou  trois  collègues  qui  lui  fussent  dévoués.  Lord  Sid- 
mouth  n'avait  plus  qu'un  siège  dans  le  cabinet  sans  portefeuille; 
Bathurst  était  relégué  dans  une  sinécure,  la  chancellerie  du  duché 
de  Lancastre  :  tous  deux  consentirent  à  se  retirer  tout  à  fait  des 
affaires.  Vansittart  était  usé;  il  ne  fut  pas  difficile  d'obtenir  qu'il  se 
démit.  Huskissôn  devint  président  du  Board  of  trade  et  Robinson 
chancelier  de  l'échiquier.  Peel  restait  secrétaire  au  département 
de  l'intérieur.  Bien  que  peu  nombreux,  ces  changemens  équiva- 
laient presque  à  une  révolution.  Le  gouvernement  restait  tory  de 
nom  ;  des  réformateurs  en  avaient  pris  la  direction.  On  ne  fut  pas 
longtemps  à  s'en  apercevoir. 

Parmi  les  réformes  que  réclamaient  les  esprits  éclairés,  la  révi- 
sion du  code  pénal  était  l'une  des  plus  pressantes.  Ge  qu'étaient 
les  lois  criminelles,  on  Ta  déjà  dit  :  sévères  jusqu'à  la  cruauté, 
par  conséquent  inégales  dans  l'application.  Il  n'y  avait  pas  moins 
de  deux  cents  crimes  ou  délits  punissables  de  la  peine  capitale.  Les 
gens  de  loi  à  qui  l'on  parlait  de  la  nécessité  d'une  révision  répon- 
daient gravement  que  la  déportation,  même  la  mort,  étaient  seules 
capables  d'inspirer  de  la  crainte  aux  simples  voleurs.  Romilly,  qui 
s'était  fait  le  champion  de  la  réforme  pénale,  renouvelait  d'année 


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206  «BVQB  DES   DEUX  IfOmES*! 

en  année  des  propositions  toujours  repoussées»  Il  montrait  pour- 
tant, au  mo^o  de  staiisû^^ues,  que  l  rigueur  du  code  assurait 
d'une  autre  façoni  Timpouité  des  coupables  ei  que^  par  exeruple, 
de  iSOb  k  1817,  cent  treize  iiidividus  avaient  été  condaïunés  à 
mort  pour  des  vola  d'une  valeur  iaferieune  4  cinq  shillings,  mda 
que  tous  avaient  été  graciés.  Romilly  n^oorut  avant  d*ètre  arrivé 
au  but;  MackiaU)sh  enureprit  de  coniiouer  son  oeuvre.  C'était  un 
juge  erirniuel  de  la  cour  de  Bombay,  revenu  comme  tant  d'autres 
peur  occuper  un  sifge  au  parlement  après  s'ôtre  enrichi  dans  Tlnde. 
On  s'étoiiuera  sans  doute  qu'un  nMgistrat  de  pays  conquis  où  la 
force  brutale  était  le  plus  habituel  moyen  de  gouvernement  se  soit 
inspiré  d'idées  plus  humanitaires  que  les  magistrats  de  la  métro- 
pole; mais  Mackintosh  éuût  un  peaseur  studieux  :  il  avait  étudié 
les  législatioiis  étrangëress  il  montrait  notamrMent  commo  exemple 
à  ses  ooiiipatriotes  le  code  pénal  français,  où  la  peine  capitale  était 
réservée  pour  les  crimes  qui  épouvantent  la  sociéié* 

Ce  fut  pendant  la  session  de  1819  que  Mackintosh  introduisit 
pour  la  première  foia  son  projet  de  bill  sur  la  réforme  pénale  devaat 
la  chatikbre  des  communes.  L'e&peeé  des  motifis  oûs  à  l'appui  de 
cette  proposition  était  d'un  caractèiH^  bien  anglai&s  O'autres  auraient, 
disiierté  sur  l'étendue  et  les  limites  du  droit  de  punir;  il  se  con- 
tenta de  présenter  une  statistique  des  condamnations  à  mort  pro- 
noncées depuis  près  d'un  siècle.  L'énumér-ation.  des  crimes  et  délits 
passibles  de  la  peine  capitale  était  longue,  a:-t-on  dit  :  il  fit  voir 
qu'il  y  en  avait,  dans  ce  nocuhre  de  deux  cents  et  plus,  vingt-cinq 
seulement  auxquels  le  dernier  su^>lioe«ût  été  appliqué  en  soixacUe» 
quioze  ans.  La  loi  em  vigueur  était  dune  tout  au  moins  inutile  pouc 
les  autres,  puisque  le  juge  avait  cessé  d'en  faire  usai^.  Bien-  dea 
gens  disaient,  il  est  vrai,  que  mieux  vaut  laisser  une  Icn  tomber  en 
désuétude  que  de  Tabelir  par  un  acte  formel.  Mackintosh  s'appuyait 
sur  la  graude  autorité  de  l^aoMi  pour  soiKeatr  qu'une  loi  que  l'on 
conserve  dans  le  code  alors  qu'elle  n'est  plus  observée  i4iÀriiie  le. 
respect  dû  à  la  justice,  énerva  l'autorité  du  gouvernement  tout 
entier.  Soumise  àl'exarnen  d'un  comité  spécial,  trois  tois  repoussée 
par  l'une  ou  par  l'autre  cl)ambi*e,  la  proposiitioin  était  encore 
représentée  par  son  auteur  en  juiii  1822.  Le  ministère  reconstitué 
après  la  mon  de  Gastlei^agh  n'était  pas  d'humeur  à  ris({uer  son 
avenir  sur  une  question  dont  l'intérêt  était  en  réalité  secondaire» 
Toutefois  Peel  ùi  écarter  le  bill  proposé  par  un  simple  inoiif  de 
procédure  parlementaire  et,  peu  de  jours  après,  avec  l'esprit  d'in 
propos  dont  il  fit  preuve  en  d'autres  circonstances,  il  présenta  un 
projet  couioime  aux  principes  revendiqués  par  Mackmtosh.  Ce  fut 
volé,  et  même  voté  sans  débat  par  la  chambce  dea  lords,  où  lord 


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L'ANGLETERRE  A0  TUPS  Iffi  LA  BB6TAURATI0N.  207 

£Idoa,  qui  était  encore  chancelier,  n'osa  pas  y  faire  oppositioD  par 
légard  pour  le  cabinet  dont  il  faisait  partie. 

Le  moment  était  favorable  aux  réformes,  puisque  les  ministires 
eux-mêmes  étaient  disposés  à  en  prendre  l'initiative.  Le  premier 
budget  présenté  par  Robinson,  It:*.  nouveau  chancelier  de  l'échiquier, 
fut  un  acte  significatif.  Son  prédécesseur,  Vansiitart,  dissjfniilait 
la  situation  réelle  sous  les  chiffres  fkctils  de  ramortissement.  Robin- 
son  fit  comme  si  cette  institution  n'existait  pas;  ayant  en  balance 
un  excédent  de  recettes  de  7  millions,  il  proposa  des  suppressions 
ou  des  réductions  d'imp6ts,  comme  un  acte  de  bienvenue  à  l'adresse 
surtout  des  agriculteurs,  dont  la  situation  avait  été  misérable  par 
l'efiet  des  dernières  réooHes,  puis  le  reste  fut  destiné  à  racheter 
des  renies.  Aucun  économiste  n'avait  d'objection  à  faire  contre 
cette  diminution  de  la  dette  consolidée  au  moyen  de  fonds  sans 
emploi;  tout  au  plus  pouvait-on  soutenir  qu'il  eût  été  plus  habile 
de  Jes  consacrer  à  réduire  d'autres  impôts.  Il  était  nécessaire  aux 
projf^ts  de  Robinson  et  de  Hu^kisson  de  conserver  un  excédent  de 
recettes  dans  le  budget,  car  ils  allaient  commencer  une  réforme 
commerciale  d'une  bien  autre  importance.  L'acte  de  navigation 
encore  en  vigueur,  cfui  datait  de  Cromwell,  réservait  aux  navires 
anglais  le  transport  des  nmrchandises  importées  daes  les  lles-Bri«- 
tanniques.  Depuis  la  coflciusien  de  la  paix,  les  Amédricains,  les  Por- 
tugais, en  menaçant  de  représailles,  avaient  obtenu  qne  cette  loi 
serait  abolie  en  ce  qui  les  concernait.  Huski^son  se  fit  autorisera 
conclure  avec  toutes  les  puissances  éiranuères  <qui  y  consentiraieat 
des  traités  de  réciprocité  en  vertu  desquels  les  navires  des  états 
contractans  étaient  soumis  au  même  régime.  Puis,  dans  les  ses- 
sions suivantes,  les  prohibitions  sur  les  objets  de  manufacture 
exotique  furent  abolies  eu  les  droits  de  douane  excessifs  réduits  à 
des  droits  protecteurs  très  modérés.  Une  loi  sur  les  coalitions  ren- 
dit aux  ouvriers  la  libt^rté  de  débattre  avec  les  patrons  le  taux  des 
salaires.  Fut-ce  Mmple  coïncidence,  ou  plutôt,  comme  le  soutinrent 
les  économistes,  un  effat  de  ces  mesures  libérales,  il  est  iiècontea- 
table  que  la  Grande-Breugne  jouit  en  18âA  et  18*?.a  d'une  prospé- 
rité exceptionnelle.  Toutes  les  professiaos^»  l'agriculture,  le  cooi- 
:merce,  l'indusirie,  en  profitèneiiit  également. 

Cette  prospérité  ne  deEvaitfMis  se  prolonger  longtemps.  Par  reflet 
de  la  confiance  générale,  les  alTaires  avaient  pris  un  essor  «extraoïv 
-dinaire;  le  commerce  importait  des  marchandises  ou  les  manufac- 
tures en  fabriquaient  au-delà  des  i^esoins  du  jour.  Les  banques 
^'étaient  PBfi^agées^en  d'innombrables  opérations  qai  ne  pouvaient 
doutes  réutMdr.  in  premier  isjrmptôoied'embanraa,  une  crise  écUutat 
Mmme  il  Acrifa  toujours  en  pareille  circooetaiioe.  Ce  fut  loncone 


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208  R£TDE  DES  DEUX  MONDES. 

l'agriculture  qui  souffrit  le  plus  de  ce  désastre,  par  cette  seule  rai- 
son sans  doute  que  les  lois  lui  faisaient  un  régime  à  part.  Les  droits 
de  douane  sur  le  blé  yariaient  alors  d'une  saison  à  l'autre,  suivant 
l'échelle  mobile  des  mercuriales.  Personne  n'en  était  content,  ni 
les  cultivateurs  qui  se  prétendaient  ruinés  par  la  concurrence  étran- 
gère ni  les  consommateurs  qui  se  plaignaient  de  |)ayer  le  pain  trop 
cher.  Huskisson  se  disait  prêt  à  présenter  un  projet  de  loi  plus 
rationnel  sur  le  commerce  des  céréales,  et  il  est  vraisemblable  qu'il 
eCit  réussi  à  le  faire  voter  malgré  l'opposition  du  vieux  parti  tory, 
qui  redoutait  tout  changement.  Mais  la  chambre  des  coujmunes. 
élue  en  18 19,  était  au  dernier  terme  de  son  existence.  Les  ministres 
ne  purent  que  se  faire  autoriser  à  introduire  avec  le  bénéfice  d'un 
tarif  réduit  quelques  milliers  de  tonnes  de  blé  qui  se  trouvaient 
entreposées  dans  les  ports.  Puis  les  élections  générales  eurent  lieu 
pendant  Tété  de  1826. 

11  fut  évident  alors  que  le  parti  tory,  que  diverses  circonstances 
avaient  maintenu  au  pouvoir  presque  sans  interruption  depuis  plus 
de  quarante  ans,  se  désagrégeait.  Les  membres  les  plus  éminens 
du  cabmet  étaient  des  libéraux,  plus  rapprochés  de  s'entendre  avec 
les  virhigs  qu'avec  leurs  propres  partisans.  On  le  vit  bien  sous  le 
feu  des  élections,  11  y  avait  alors  dans  le  gouvernement  un  homme 
encore  jeune  qui  remplissait  depuis  1811  avec  autant  de  modestie 
que  de  talent  les  fonctions  de  secrétaire  de  la  guerre  :  c'était  Pal- 
merston.  Relégué  volontairement  au  second  rang  lorsque  des 
ministres  qui  ne  le  valaient  point  se  maintenaient  au  premier, 
absorbé  tout  entier  par  les  travaux  obscurs  d'un  emploi  qui  intéres- 
sait au  plus  haut  degré  la  sécurité  de  l'Angleterre,  il  avait  toutes 
raisons  de  compter  que  les  électeurs  de  l'université  de  Cambridge 
lui  resteraient  encore  fidèles.  Mais  il  n'avait  pas  caché  ses  sympa- 
thies pour  les  idées  nouvelles.  Le  lord  chancelier  Eldon,  l'attorney- 
général  Copley,  lord  Bathiirst  et  d'autres  membres  de  l'adminis- 
tration, le  combattirent  ouvertement.  Il  faut  dire  que  lord  Liverpool 
ne  s'associa  pas  à  cette  cabale,  et  que  Wellington  et  Peel,  bien 
que  guidés  par  des  motifs  différens,  la  blâmèrent  l'un  et  l'autre. 
Au  reste,  lord  Palmerston  triompha  de  ses  adversaires  :  on  peut 
comprendre  dans  quelle  disposition  d'esprit  il  sortit  de  la  lutte,  et 
juger  quels  sentimens  il  dut  éprouver  dès  lors  pour  ce  qu'il  appe- 
lait le  «  stupide  vieux  parti  tory.  » 

Ces  partisans  de  la  résistance  perdaient  presque  en  même  temps 
l'un  de  leurs  plus  fermes  appuis  :  le  duc  d  York,  l'aîné  des  frères 
dti  roi,  l'héritier  présomptif  du  trône,  qui  s'était  déclaré  l'adver- 
saire de  toutes  réformes,  mais  qui  remplissait  avec  beaucoup  de 
tact  et  d'habileté  les  fonctions  de  commandant  en  chef  de  l'armée» 


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l'angleterbe  ad  tevps  de  la  kestaubation.  200 

Cette  difçnité  donnait  tant  d'importance,  même  en  temps  de  paix, 
au  personnage  à  qui  elle  était  conférée,  qu'il  semblait  qu'elle  dût 
revenir  toujours  à  un  membre  de  la  famille  royale.  La  situation 
militaire  du  duc  de  Wellington  était  cependant  si  haute  que  per- 
sonnene  pouvait  imaginer  qu'un  autrequelui  dût  être  commandant 
en  chef,  le  titulaire  actuel  ayant  disparu;  il  fut  en  effet  nommé. 
Quoique  rattaché  par  ses  opinions,  par  ses  tendances,  à  la  fraction 
politique  la  moins  libérale,  il  inspirait  à  tous  par  son  caractère  et 
par  l'indépendance  de  son  esprit  une  confiance  telle  que  les  whigs 
ne  pouvaient  qu'accueillir  avec  faveur  une  nomination  qui  associait 
ce  grand  citoyen  aux  actes  du  gouvernement. 

Les  événemens  favorables  à  l'évolution  libérale  se  précipitaient. 
Au  commencement  de  l'année  1827,  lord  Liverpool,  que  les  divi- 
sions survenues  entre  ses  collèges  commençaient  à  dégoûter  du 
pouvoir,  fut  frappé  d'apoplexie.  Il  n'avait  pas  soixante  ans;  les 
soucis  d'une  vie  d'affaires  l'avaient  épuisé.  Peu  d'hommes  d'état  ont 
eu  une  carrière  plus  brillante.  Chef  du  foreign  office^  il  avait  conclu 
la  paix  d'Amiens;  il  était  encore  du  cabinet  qui  fournit  à  Welling- 
ton les  moyens  de  soutenir  la  lutte  en  Espagne  et  de  gagner  la 
bataille  de  Waterloo;  pour  finir,  il  resta  premier  ministre  quinze 
années  durant.  On  ne  peut  dire  qu'il  ait  jamais  eu  une  politique 
personnelle,  une  allure  décidée.  Partisan  de  la  sainte-alliance  avec 
Castlercagh,  il  en  fut  l'adversaire  avec  Canning;  Sidmouth,  qui 
blâmait  la  réforme  pénale,  et  Peel,  qui  la  proclamait  nécessaire, 
eurent  l'un  après  l'autre  son  appui.  Vansittart  et  Robinson  furent 
ses  collègues  dans  l'administration  des  finances  avec  des  principes 
radicalement  opposés.  Lord  Liverpool  a  été  l'homme  d'une  époque 
de  transition.  Rendons-lui  cette  justice  qu'il  ne  résista  pas  beau- 
coup plus  qu'il  ne  fallait  aux  réformes  que  réclamait  l'opinion 
publique.  Il  est  fâcheux  pour  sa  mémoire  qu'il  ait  été  le  dernier 
des  premiers  ministres  avant  l'ère  nouvelle  qui  a  donné  à  la 
Grande-Bretagne  le  plus  haut  degré  de  richesse  et  de  prospérité, 

H.  Blerzt» 


ion  IL.  —  1880.  14 

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LA 


FORCE  ET  LA  FAIBLESSE 


ITBS 


GOUVEWÎEMENS    DÉMOCRATIQUES 


En  1873, 51  s'éleva  entre  M.  de  Bhrm«rck  et  le  comte  Arriîm,  alors 
ambassadeur  d* Allemagne  à  Paris,  nn  difTérend  assez  vif  sur  la  question 
de  savoir  quelle  sorte  de  gouvernement  on  bon  patriote  prussien  devait 
souhaiter  à  la  FYance.  Ils  s'accordaient  l'un  et  Fautre,  cela  va  sans  dire, 
à  reconnaître  que  ce  gouvernement  devait  être  le  plus  détestable  du 
monde;  mais  leur  accord  n'allait  pas  plus  loin.  M.  de  Bismarck  pensait 
qu'il  était  d'un  bon  patriote  prussien  de  faire  des  vœux  pour  le  progrès 
des  id^es  républicaines  en  France;  il  avait  décidé  que  la  république 
conduit  fatalement  un  peuple  de  la  dyspepsie  à  l'apepsie  et  de  l'apep- 
sie  à  Tanarchie  la  plus  complète.  Le  comte  Arnim  prétendait  que  cette 
conséquence  n'était  pas  nécessaire.  S'il  s'était  fait  à  Versailles  quelque 
tentative  sérieuse  de  restauration  monarchique,  il  y  aurait  volontiers 
prêté  les  mains,  estimant  que  toute  monarchie  restaurée  se  trouverait 
aux  prises  avec  d'insurmontables  diflllcultés,  qu'elle  devrait  employer 
toutes  ses  forces  à  se  défendre,  sans  pouvoir  rien  entreprendre  aa 
dehors,  que  sa  devise  serait  :  Tout  pour  la  vie,  rien  pour  l'honneur.  II 
prétendait  qu'au  contraire  la  république  pourrait  a>surer  à  la  France 
l'ordre  et  la  prospérité.  Il  allait  jusqu'à  prévoir  le  cas  a  où  l'on  verrait 
en  Allemagne  un  gouvernement  faillie  et  impopulaire  et  de  l'autre  côtâ 
des  Vosges  un  gouvernement  républicain  qui  ferait  bonne  flgure  et  sMoi* 
po&eraii  au  respect  de  l'Europe.  Un  tel  cas,  disait-il,  deviendra  plus 


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LES  GOOTQKIXBIIEIIS  DÉMOCRATIQUES*  Sf  1 

waiflembiaUe  à  nesure  que  la  France  se  dâtacbena.  duvaniage  des  aou^ 
Wdtrsei  des  traditions  nieuacchiques*  » 

La*»  prédictions  qu'on  peut  faire  tiMichant  ranreoir  que  se  prépare  an 
peuple  en  adupiaot  telle  ou  telle  forme  de  gonikeroecoent  sont  toujours 
iDceitaîDes.  Il  n'y  a  pas  en  politique  de  faAaUtés  que  ne  puisse  conjurer 
la  sagesse;  aturement,  à  quoi  aerviraisût  ks  heoifnes  d*étal?  Touies  les 
ifislhtttions  humâûies  oot  leurs  avantages;  elleiiont  aussi  leiirs  iiicoo* 
ipéinens»  leur  vice  origineL  Elies  apportent  toultes  au  moade  le  germe 
de  la  maladie  qui  les  emportera  ;  uiais  il  ne  tient  qu*à  elles  de  prolon- 
ger presque  indéûaiment  leur  viti  par  une  sage  hygiène  ou  par  dea 
remèdes  judicieusement  appliqués.  Quand  elles  abondent  dans  leur 
sens,  eliee  se  perdem  infailliblement;  quand  elles  ont  la  prudence  de 
se  modérer,  de  réagir  contre  leurs  peacbans  naturels,  ellts  peuvent 
fournir  une  lougue  et  glorieuse  carrière.  Arisiote»  qui  ne  manquait  pas 
de  bon  sens  et  qui  avait  un  goût  pretioncé  pour  les  gouvernemens 
mixtes,  jugt>ait  qu'il  dépend  de  tout  gouveroejaent  de  corrigjBr  ses 
défauts,  de  modifier  soa  cvactère  par  d'habiles  aiélanges,  par  dts  trans* 
actions,  par  d'beureuses  incooséquencea.  11  remarquait  que  les  ari.>to^ 
craties  peuvent  se  faire  pardonner  beaucoup  de  choses  eu  prenant  à 
cœur  Tintérôt  des  petits,  en  les  traitant  avec  les  égards  qu'on  doit  h 
des  parens  pauvres,  que  la  tyrannie  ellû-méme  réuî^sit  à  se  rendre 
supportable^  lorsqu'elle  se  donne  les  apparences  d  un  régime  constitU'» 
tioiiiiel.  11  nous  a  appris  que  de  toutes  les  tyrannies  grecques  celle  de 
Sicyone  avait  duré  le  plus  longtoiups,  cVst-à*dire  prèi  d'un  siècle, 
parce  qu'elle  ne  foulait  pas  le  peuple  ei  qu'elle  lui  donnait  l'exemple 
de  Tobéissance  aux  lois.  11  appli^juaii  ce  raisouaemeni  k  la  démocratie, 
il  lui  recommandait  les  précautions,  la  mesure  et  la  temp^cance,  il  lui 
représentait  que  «  la  meilleure  constitution  démocratique  n'est  pas  la 
plus  démocratique,  mais  la  plus  durable,  n 

Alors  mémo  que  la  démocratie  n'écoute  pas  les  conseils  d'Aristote  et 
qu'elle  s'abandonne  avec  irop  de  complaisance  è  ses  inclinations  n:itiVeg» 
elle  n'eiigendre  pas  nécessairement  la  dyspepsie,  l'apepsi*^  et  Tanar^ 
cbie;  le  comte  Arnim  avait  raison  de  le  dire.  Sans  douie  il  y  a  dans  ce 
mond%  en  Amérique  par  exemple,  des  ri^publiques  démocraii<jues  oii 
les  disseuMons  civiles  et  les  conjurations  de  caserne  mettent  incessam- 
ment en  péril  l'ordre  social;  ces  républiques  végètent,  leur  inJus^ 
trie  est  niédiocre,  leurs  finances  sont  embarrassées,  car  les  révolu- 
tioiiB  ceûteut  toujours  très  cher.  Mais  on  peut  se  représenter  aussi  une  , 
nation,  boonèie,  travailleuse  et  riche,  qui  profiterait  des  libertés  que . 
lui  donne  la  démocratie  pour  s'euricbir  encore;  son  comn^rce  fleuri- 
raK,  se>  industries  et  ses  Nuances  seraient  prospères,  elle  e?bciterait 
l'envie  des  autres  peuples  par  lu  plus-vaine  de  ses  impôts  et  de  ses  reve- 
nin, elle  se  ferait  gloire  de  ses  excédeas.  A  cùté  des  ré^bliques 


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212  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

maigres,  à  qiii  il  ne  reste  que  la  peau  et  les  os,  il  peut  y  avoir  des  répu- 
bliques grasses  et  plantureuses,  dout  la  maladie  serait  plutôt  un  excès 
d'embonpoint.  Les  républiques  grasses,  ayant  le  bouheur  de  posséder 
une  armée  qui  ne  se  môle  pas  de  faire  de  la  politique,  se  sentent  suffi- 
samment protégées  contre  le  désordre  et  Tanarcbie. 

Le  gouvernement  démocratique  est  à  certains  égards  le  plus  fort  de 
tous  les  gouvernemens.  Dans  les  temps  de  crise,  dans  les  journées 
d'orage  et  de  péril,  il  peut  tout  oser,  tout  exiger;  à  lui  seul  il  est  permis 
de  se  faire  exécuteur  des  hautes  œuvres,  de  frapper  sans  ménagement, 
de  se  montrer  implacable  dans  les  répressions,  d'avoir  des  muscles  et 
de  n'avoir  point  d'entrailles  ni  de  nerfs.  Rien  n'est  plus  rare  dans  ce 
monde  que  le  courage  qui  accepte  toutes  les  responsabilités  personnelles 
et  qui  porte  jusqu'au  bout  son  fardeau  sans  fléchir,  a  La  peur  des  res- 
ponsabilités, disait  un  grand  personnage  qu'il  n'est  pas  besoin  de  nom- 
mer, est  une  maladie  qui  travaille  tout  particulièrement  notre  siècle, 
une  maladie  qui  a  pénétré  jusqu'au  sommet  de  la  hiérarchie  sociale.  » 
Ce  môme  homme  d'état  dbait  quelques  années  plus  tard  :  «  Depuis 
que  je  suis  entré  dans  la  vie  politique,  j'ai  eu  l'honneur  de  me  faire 
beaucoup  d'ennemis.  Allez  de  la  Garonne  à  la  Vistule,  du  Belt  au  Tibre, 
promenez-vous  sur  les  bords  de  l'Oder  et  du  Rhin,  et  vous  n'aurez  pas 
de  peine  à  vous  convaincre  que  je  suis  l'homme  de  ce  temps  et  de  ce 
pays  qui  est  le  plus  détesté.  Je  le  sais  et  je  m'en  fais  gloire.  »  Est-il 
beaucoup  de  politiques  capables  de  tenir  un  si  ûer  langage?  N'a-t-on 
pas  vu  des  souverains  qui  s'étaient  acquis  un  renom  de  courage  et 
d'habileté,  des  souverains  qu'on  avait  pu  sans  flatterie  comparer  à  Ulysse, 
après  avoir  longtemps  bravé  les  révolutions,  lâcher  pied  fout  à  coup? 
Assaillis  par  le  dégoût  ou  l'inquiétude,  le  cœur  leur  a  manqué;  ils  se 
sont  dit  :  Après  tout,  il  ne  s'agit  que  de  moi,  et  derrière  moi  il  n'y  a 
personne.  C'est  un  genre  d'angoisses  que  ne  connaissent  pas  les  gouver- 
nemens démocratiques;  ils  n'assument  que  des  responsabilités  collec- 
tives. Aussi  peuvent-ils  accomplir  de  redoutables  besognes,  dont  per- 
sonne n'oserait  se  charger  à  leur  place,  et  on  les  voit  dans  les  heures 
difliciles  montrer  cette  résolution  à  toute  épreuve  qui  est  le  partage  des 
gouvernemens  anonymes. 

On  est  bien  placé  pour  défendre  l'ordre  social  quand  on  ne  combat 
ses  ennemis  ni  au  nom  d'une  famille,  ni  au  nom  d'un  prince,  mais  au 
nom  de  la  loi.  C'est  une  grande  force  que  de  représenter,  non  des  inté- 
rêts privés  et  des  ambitions  personnelles,  mais  la  volonté  de  toute  une 
nation.  A  ceux  qui  lui  disent  :  Qui  ôtes-vous  pour  nous  résister?  —  un 
gouvernement  démocratique  peut  répondre  :  Je  ne  suis  personne,  car 
je  suis  tout  le  monde,  je  suis  la  société,  je  suis  le  salut  public.  Au  mois 
de  février  1873,  M.  Thiers  nous  parlait  un  soir  à  Versailles  des  grèves 
orageuses  qui  venaient  d'éclater  dans  le  département  du  Nord  et  qu'il 


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LES  GOUYERNEMENS  DEMOCKATIQUES.  213 

avait  facilement  réprimées.  Il  nous  disait  :  ce  On  me  reproche  de  ne 
rien  oublier  et  de  ne  rien  apprendre.  J'ai  appris  pourtant  quelque  chose 
dans  ma  vieillesse,  j'ai  découvert  la  puissance  magique  attachée  au  mot 
de  république.  J'ai  servi  un  roi,  et  quand  j'étais  président  de  son  con- 
seil,  je  ne  me  suis  jamais  senti  aussi  fort  que  je  le  suis  aujourd'hui.  » 
II  ajoutait  :  «  J*ai  dit  aux  ouvriers  grévistes  que  je  n'entendais  pas  les 
obliger  à  travailler,  mais  que  je  leur  défendais  de  faire  des  attroupe- 
mens  dans  la  rue,  à  quoi  ils  ont  répondu  que  la  rue  était  à  tout  le 
monde.  —  Vous  avez  raison,  leur  ai- je  répliqué;  elle  est  aussi  à  moi« 
et  je  m'y  promène  avec  vingt  mille  hommes.  » 

Le  gouvernement  démocratique  est  tour  à  tour  et,  selon  les  cas,  le 
plus  fort  ou  le  plus  faible  de  tous.  Si  dans  les  temps  de  crise  il  peut 
tout  oser  impunément,  dans  l'habitude  de  la  vie  il  a  plus  de  peine 
qu'un  autre  à  avoir  une  volonté  et  à  la  faire  prévaloir.  Il  est  très  fort 
à  regard  de  ses  ennemis,  et  rien  ne  lui  est  plus  facile  que  de  réprimer 
leurs  menées  quand  elles  lui  paraissent  dangereuses.  En  revanche,  il  a 
des  faiblesses  fâcheuses  à  l'égard  de  ses  amis,  auxquels  il  est  incapable 
de  rien  refuser.  Le  gouvernement  n'est  fort  que  dans  les  pays  où  l'opi- 
nion publique  est  toujours  vigilante,  toujours  prête  à  rappeler  à  ses 
mandataires  qu'ils  sont  chargés  de  faire  ses  affaires  et  non  celtes  d'un 
parti,  toujours  empressée  à  les  avertir  avant  qu'ils  aient  commis  une 
de  ces  fautes  qui  ne  se  réparent  point.  Or  dans  les  démocraties  plus 
qu'ailleurs  l'opinion  n'a  qu'une  vigilance  intermittente,  elle  est  sujette 
à  de  pesans  sommeils  interrompus  par  des  réveils  subits.  Nulle  part  le 
gouvernement  n'est  plus  libre  de  faire  des  fautes  qui  Taffaiblissent  et 
de  dégénérer  en  gouvernement  de  parti.  Il  s'aperçoit  que  la  nation  est 
souvent  absente  et  que  ses  amis  sont  toujours  là;  il  ne  s'occupe  que  de 
les  satisfaire,  de  leur  être  agréable,  de  leur  procurer  de  grands  et  de 
petits  plaisirs,  oubliant  qu'on  se  trouve  toujours  mal  de  trop  obliger  ses 
amis  et  que  les  gouvememens  de  parti  n'ont  jamais  une  assiette  ferme 
et  solide. 

Le  grand  Frédéric,  qui  avait  chargé  Sulzer  de  la  direction  de  Tensei-* 
gnement  primaire  en  Silésie,  lui  demandait  un  jour  des  nouvelles  de 
ses  écoles.  <t  Elles  marchent  bien  mieux,  lui  n^pondit  ce  naïf  philo- 
sophe, depuis  que  nos  instituteurs  se  sont  instruits  à  l'école  do  Rous* 
seau  et  ont  adopté  le  principe  que  l'homme  est  naturellement  bon.  — 
Ah!  mon  cher  Suizer,  s'écria  le  roi,  vous  ne  connaissez  pas  encore  assez 
cette  maudite  engeance  à  laquelle  nous  appartenons,  vous  et  moi.  » 
L'un  des  caractères  de  cette  maudite  engeance  à  laquelle  nous  appar- 
tenons aussi  bien  que  Sulzer  et  que  le  grand  Frédéric,  c'e>t  qu'elle  a 
peu  de  goût  pour  les  avantages  qui  sont  communs  à  tous  et  qu'elle 
n'attache  de  prix  qu'aux  droits  qui  sont  des  privilèges.  Dans  les  pays 
de  suffrage  universel,  il  arrive  trop  souvent  que  la  partie  la  plus  éclai- 
rée et  la  plus  hoûaête  de  la  nation  se  déâiniéresse  des  affaires  publi- 


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ques,  tombe  dans  œt  état  d'wdifférence  et  d'afMthie  que  dèplondt 
Téer^eville.  On  «^occupe  et  ses  prapre<«  affaires,  on  iravaîtte  eu  ea 
s'amosf^,  o»  se  relire  à  Fëeart  awee  sa  fainiHe  et  ses  amis,  on  se  crée 
une  prtite  sncîéti  à  son  usage,  on  alM^donDe  voloniii^s  la  pra^ée 
société  à  fUe-môme,  on  se  reiraaelie  da<is  foo  bonheur  particulier 
«onmnie  dians  on  fort  détacM.  Hormis  «  eert  «in^i  hommes  que  la  bau- 
leur  die  teur  àise  wt  l'iaqmHude  de  leun<  dtésifs  mettent  à  t^trort  dans 
la  m  privée,  »  la  politsfue  n'ialéresse  et  n'ecciipe  que  ceux  qui  ne 
saurenâ  pas  faira  autre  chose;  elle  devient  on  métier,  ek  Ton  tâche  de 
trouver  son  compte  et  qu*oa  praièque  tant  bien  que  Mal,  car  d'habitude 
ea  ne  Mt  pas  de  grande  politique  quand  on  en  vit.  Gela  se  veto  en 
Sisis«o,  eela  se  voit  aax  Étafts-^Unis,  cela  se  ^oii  aussi  eo  fVaace. 

Dans  ces  démocraiies  grasses  ei  prospères  dont  nous  parlons  il  y  a 
quelques  milliers  de  peUtlciBoe  de  prufes^on  et  quelqiues  miUions  de 
gens  qui  tes  laissent  faire.  li  est  vraà  qiae,  lorsqu'eQ  ne  s'occupe  pas  de 
poilitique^  elle  vous  joue  ^elqaeluî»  le  maiivafls  tour  <ie  s\)cc»per  de 
vous.  Qu^od  ces  indiflërej»  qui  ae  font  pas  de  pelétiqae  souffrent  de  ta 
politique  des  autres,  qu'elle  cooE^promet  leurs  ioléeéits  ou  aieaace  de 
treub^r  te  repas  public,  àk  sortent  subiteiaent  ëe  leur  apatiite.  Leurs 
alFairesveni-elles  mal,  ibs  s'ea  pr>^nnent  au  gouvernement;  mais  tant 
qru'ell^  voot  bien  ei  que  la  paix  générale  parait  assurée,  ils  laissent  le 
chao>p  libre  aux  amateurs.  Dès  ters  tout  se  passe  entre  un  certain 
Boriibre  de  comités^  qut  s'arregent  une  véritabie  oaanipotence,  et  les 
candidate  à  la  dèpatalio^«  qui  <i:c»ocliienl  avec  hix  uoe  sorte  de  marché. 
—  Une  éteetioQ,  dt^aii  ua  spirituel  séiiateHr,  consiste  à  promettre  une 
quanûté  de  petbts  bureaux  de  tabac  à  TefTet  éen  obtetiir  un  grjnd  pour 
sei-méuM.  —  Quand  il  n'y  a  pas  marché,  il  y  a  contrat  Le  co  uiié  est 
un  tyran  dont  on  n'obiient  la  faveur  qu'en  èpansant  toutes  ses  pas* 
siens,  en  adoptant  san  proj^amme  tout  entier,  saiÊB  y  rien  ajouter,  sans 
en  riep  reuancber.  No<us  lisioos  dernièiement  dans  une  remairqiiiabte 
biographie  de  Burke  qu^,  sVtant  présenié  déviant  ses  électeurs  de  Bris* 
tel  pouir  les  remercier  da  rhoiin^  ur  qu'ils  lui  av^aient  fait  en  te  portant 
au  ptf lemeot^  il  se  crut  tenu  de  leur  dé  .larer  qu'il  anrait  toujours  tes 
plu-;  grands  égards  pour  teurs  opinions,  teucs  vorax  et  leurs  désirs  et 
qu'il  s'engageait  à  préférer  en  to^iieoccunfeiiLce  le«irs  intérôt^iaux  sieoe^ 
mais  que^  pour  ce  qui  était  de  son  jage«neut  etde  sa  cociscie<ice,il  en-* 
teiidaiteii  demeurer  te  libre  pot«ï$ea:Meur  et  ne  les  sacrifier  lû  à  Bristol  ni 
au  re-te  de  Tuoivers  (1).  On  croit  lire  un  comte  de  fées,  et  voiàà  assiH 
rémeut  un  genre  de  décluratienH  qui  n'a  pas  cours  dans  les  démocrar« 
ties;  selon  toute  appareace«  il  y  »«fraiii  pr^  en  mauvaii>e  parL  Âfrës  cela, 
U  est  juste  d  ajpuXer  que  fi^rke  ne  fut  pas  Déâia. 


(Il  Burk$,  hy  Joba  Ua^i  UwànB^  487fi^}  lag  )  Î5. 

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LES  GOUfmfCMEim  DéVOCIIATTQnES*  S16 

l.a  con«o!afian  de  cefuî  qui  a  le  malheur  d'avoir  qb  moHtm  estfde 
deventr  à  «^ati  tour  le  nia!tre  de  quel4|u*iiB;  il  se  idétiommage  eii  coiih 
mandani  de  la  nécessité  d^obéir.  Ces  mendffiaiiias  de  la  natioa,  qui^oorl 
à  la  merci  d'un  (Omité,  tiennent  à  leur  tour  le -gonveTiienieot  de  leur 
cbofx  dans  nue  étroite  dépendance.  Ils  ont  besoin  de  lui  pour  s'acquit 
ter  des  engagreme ns  qu'ils  ont  pris  et  pour  satisfaire  ies  passrons  qu'ils 
ont  promis  de  servir,  stins  les  éprouver  toujours.  Us  ont  sans  cesse  une 
requête  à  présenter,  quelque  cho.^  à  demander,  et  ils  demandr^nt  sur 
un  ton  impérieux.  Tout  refus  les  courrouce,  et  les  faveurs  qu'on  leur 
octroie  ne  leur  inspirent  qu'une  médiocre  reconnaissance  :  le  gouver* 
Dénient  n'a  fait  q«ie  son  devoir, 

Platon,  qui  a  été  souvent  injuste  pour  ta  démocratie  et  qui  enprrrbît 
snr  un  ton  fort  irrévérencieux,  disoit  que  les  l)0Q»nne8  d'^ëtat  de  son 
tenrps  éiaierri  chargf^sde  nourrir  et  d'apprivoiser  un  grand  animai  d'IiUf- 
meur  diflicMe,  que  tout  Tan  de  la  )0litique  coosit$urt  à  étudier  les 
mœurs  et  les  appétits  du  monstre,  è  deviner  ses  goûri^,  ises  désira,  ses 
iaiitHi>ies,  à  d^couviir  où  il  fallait  le  gratJer  pour  lui  être  agr^'a jle,  à 
savoir  par  qut^te  gestes,  par  quels  claquemens  de  la  langue  on  réussis« 
sait  à  l'aina  louer.  Le  prem  er  devoir  d  un  cbefd'état,  dis<âii*il  aussi,  est 
de  déctart-r  que  tout  ce  qui  pluU  au  grand  anîmf^l  est  bit^n,  que  tout  ce 
qui  lui  déplaît  est  mal,  qu'il  est  un  JH;»e 'toujours  compétent >t^<t  toujouns 
infaillible.  Les  temps  sont  bien  changés.  La  dèmoi^raiveaihémenne  était 
une  arist<  cratie,  un  régime  de  privilégiés,  ^t  ks  Péricl^s  oomme  les 
Cléon  avaient  à  régter  leurs  comptes  avec  une  as^nfblée  du  peupta 
composée  de  vingt  mirle  propriétaires  d'esclaves.  Dane  dos  gna«des 
démocraties,  îl  n'y  a  plus  d'esclaves,  grôrce  à  Dieu,  et  le  peuple  ne  se 
rassemble  plus.  Le:^  gouvernemens  modernes  ne  sont  pas  tenu»  de  s'oc* 
cuper  beaucoup  du  grand  animal,  lequel  dan^  beaucoup  de  cas  n'a  pas 
d'opinion  :  l'indifTérence  n'en  a  pas.  Qtrand  ils  pat  lent  de  4*apinion  pu- 
blique, du  vœu  populaire,  des  dét^irs  de  la^njnion,  il  ne  s'agit  fort  sou- 
vent que  de  l'opiuion  de  tel  ou  tel,  du  vœu  émis  par  un  comit»^.,  du 
désir  exprimé  par  quelque  personuage'influent  dont  on  a  peur.  Maisleur 
situation  n'en  e-t  pas  pliM  commi^de.  'Peut-être  6<taift-il  plus  faui'«»de 
faire  entendre  raison  au  grand  animal  quil  ne  Test  de  coiitemervne 
dizaine  de  per  onnages  influens,  «vec  lesquels  on  ne  saoraitrse ibroidl- 
1er  sans  danger,  et  ceux  qu'il  importe  le  plus  de  sati^^faire,  ce  sont  tes 
plus  ex'geans,  ceux  qui  crient  le  plus  fort,  cetrx  qui  joignent  les  sDwriff^a- 
tionsaux  requêtes,  ceux  qui  mertent  volontiers  leur  .buonct  de  toaveiBy 
surtout  quand  ce  bonnet  est  un  bontiet  phrygien. 

C'est  un  grand  avantage  dans  la  vie  que  d'avoir  un  tnau vais  caractère. 
Il  y  a  dans  presque  toutes  les  foniiiles  un  homme  déraisonnable,  sus* 
ceptibl^f  irascible,  plein  de  difflcul  tes;  tout  le  monde  s*appliqi»e  à  le 
méuager,  on  s  étudie  à  adoucir  son  bumeur;  ona  d^-  grancb-égandsipour 


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216  BEVTJB  DBS   DEUX  MONDES. 

ses  nerfs,  on  parle  bas  devant  lui,  on  lui  cède  la  première  place,  et  s'il 
consent  à  se  déclarer  patisfait,  on  lui  sait  un  gré  inûni  de  sa  coudes- 
ceiid<<nce.  Les  gouverne>iiens  démocratiques  ne  se  donnent  pas  beau- 
coup de  peine  pour  plaire  *aux  gens  modérés;  ils  les  renvoient  au  témoi- 
gnage de  leur  bonne  conscit'nce,  qui  est  chargée  de  les  récompenser. 
En  revanche,  ils  se  foucient  beaucoup  de  se  faire  agréer  par  les  exagé- 
rés de  leur  parti.  On  a  pour  eux  d'inépuisables  complaisances,  on  rë*- 
pond  à  leurs  incartades  par  des  aménités,  à  leurs  injures  par  d'obligeans 
sourires,  on  s'obstine  à  leur  tendre  une  main  qui  a  été  cent  fois  repoussée. 
Quand  ces  atiabihiires  ont  d'aventure  un  bon  mouvement,  quand  ils 
renoncent  à  faire  du  tapage  dans  la  rue,  quand  ils  décommandent  une 
maniiestation  dangereuse  pour  le  repos  public,  quand  ils  ont  la  magna- 
nimité de  se  soumettre  à  la  loi  comme  tout  le  monde,  on  se  récrie  sur 
ce  beau  trait,  on  s'extasie  sur  leur  sagesse,  on  les  donne  en  exemple 
à  toute  la  terre,  même  aux  honnêtes  gens,  on  éclate  en  transports  de 
reconnaissance,  on  verse  des  larmes  d'attendrissement.  Deviennent-îls 
trop  exigeans,  on  parlemente  av^^c  eux.  Le  gouvernement  leur  dit  d'un 
ton  modeste  :  «  Je  vous  jure  que  dans  le  fond  nous  sommes  de  voire  avis. 
Sur  quoi  porte  notre  dissentiment?  Il  ne  s'agit  que  d'une  nuance;  se 
fàche-t-on  pour  une  nuance  ?  Vous  ne  tenez  pas  assez  compte  de  la  dif- 
ficulté de  notre  situation;  quand  on  est  aux  affaires,  on  découvre  com- 
bien les  choses  sont  compliquées.  De  grâce,  mettez-vous  à  notre  place.  » 
A  quoi  ils  répondent:  a  Mais  cest  précisément  ce  que  nous  demandons 
et  ce  qui  ûuira  par  arriver.  »  (Test  ainsi,  qu'on  voit  souvent  dans  les 
démocraties  un  gouvernement  composé  d'hommes  raisonnables,  qu^ 
font  leur  principale  étude  de  saiisiaire  les  gens  déraisonnable^,  un  gou- 
vernement modéré  qui  pactise  sans  cesse  avec  les  immodérés,  de  telle 
sorte  que  les  opinions  extrêmes  deviennent  le  meilleur  moyen  d'arri- 
ver à  tout.  —  a  Fâcheuse  situation  pour  un  état,  s'écriait  en  1873  un 
conservateur  espagnol,  que  de  devoir  son  salut  à  la  tempérance  des 
fousl  » 

Si  savoir  céder  à  propos  est  la  moitié  de  Tart  de  gouverner,  on  n'est 
pas  un  homme  d'état  quand  on  ne  sait  pas  résister  aux  caprices  de  ses 
amis  et  à  ses  propres  entratnemens.  Les  sauvages  ne  sont  contons  que 
lorsqu'ils  mangent  leurs  ennemis,  et  les  passions  politiques  tiennent 
du  sauvage.  Sans  contredit  un  gouvernement  représente  les  idées  et 
les  principes  du  parti  qui  l'a  mis  au  |)Ouvoir,  mais  il  représente  aussi 
la  paix  publique,  dont  il  répond,  les  intérêts  généraux  du  pajs,  dont 
il  est  le  garant,  les  droits  des  minorités  dont  il  a  la  tutelle.  Uu  gouver- 
nement qui  ne  s'occupe  que  de  cultiver  ses  amitiés  manque  à  la  pre- 
mière de  ses  lâches,  qui  est  de  servir  d'arbitre  entre  les  partis  et  de 
ne  réduire  personne  au  désesp(»ir;  mais,  pour  être  arbitre,  il  faut  être 
fort  et  se  sentir  capable  de  refuser  quelque  chose  à  ses  amis. 


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LES  GOUV£RN£HBNS   DEMOCBATIQDBS.  217 

Les  faibles  cherchent  à  se  donner  Tapparence  de  la  force  en  faisant 
des  actes  d'étourderie  et  l'apparence  de  l'activité  en  tracassant  beau- 
coup. Les  démocraties  ont  Thuineur  impatiente,  elles  brusquent  les 
aventures,  elles  veulent  toucher  à  tout  et  tout  faire  à  la  fois,  elles  mé* 
prisent  le  passé,  et  on  dirait  qu'elles  ne  croient  pas  à  l'avenir,  elles  se 
bâtent  comme  si  le  monde  devait  unir  demain.  Le  pape  Pie  IX  disait 
que  le  feu  roi  Victor-Emmanuel  ne  craignait  pas  Dieu,  mais  qu'une 
fois  par  semaine  il  avait  peur  du  diable.  C'est  un  redoutable  métier 
que  celui  de  législateur  quand  on  a  la  crainte  de  Dieu,  c'est-à-dire  le 
respect  de  l'éternelle  justice  ;  il  n'en  est  pas  de  plus  facile  quand  on  ae 
traite  qu'avec  le  diable,  c'est-à-dire  avec  un  parti  à  qui  on  veut  com- 
plaire coûte  que  coûte.  On  s'agiie,  on  se  presse,  on  se  prépare  des 
repentirs.  On  promulgue  des  décrets  qu'il  f  ludra  révoquer,  on  accouche 
avant  terme  de  lois  qui  ne  seront  pas  viables.  On  ne  compte  pas  avec  le 
temps,  on  s'imagine  qu'il  ne  fait  rien  à  l'dffaire,  on  ne  songe  pas  qu'il 
mûrit  tout,  qu'il  est  Je  secret  de  lout,  que  Je  temps,  c'est  de  l'espé- 
rance pour  tout  le  monde.  On  prend  quelquefois  au  pied  levé  des  déci- 
sions de  la  dernière  gravité  et  on  n'a  garde  de  réfléchir  aux  conséquences. 
On  se  flatte  que  les  peuples  se  résignent  toujours  aux  faits  accomplis; 
on  oublie  qu'il  est  des  faits  impossibles  à  accomplir,  qu'où  n'en  trouve 
pas  la  un.  Arrive-t-il  qu'on  prenne  une  sage  et  utile  mesure,  la  préci- 
pitation avec  laquelle  on  procède  lui  donne  l'air  d'un  mauvais  coup. 

Cest  une  chose  assez  étrange  de  voir  des  sociétés  fortes,  puissam- 
ment organisées,  dont  le  gouvernement  plie  à  tous  les  vents,  couune 
un  roseau.  Il  n'est  pas  moins  étrange  de  voie  des  nations  qui  ne  s'oc- 
cupent de  politique  qu'à  leurs  momens  perdus  et  dont  le  gouvernement 
réduit  tout  à  la  politique.  C'est  ce  qui  arrive  souvent  dans  les  démo- 
craties. La  politique  y  joue  un  rôle  exorbitant,  elle  s'y  fait  la  part  du 
lion,  elle  y  préside  à  tout,  mais  principalement  au  choix  des  fonction- 
naires. Tels  ministres  consacrent  leurs  veilles  à  épurer  indéOniment 
leur  personnel,  qui  ne  leur  parait  jamais  assez  pur.  S'agit-il  de  nom- 
mer un  juge  de  paix  ou  un  percepteur,  ils  regardent  non  au  mérite, 
mais  aux  opinions.  La  souplesse,  la  docilité,  leur  paraissent  les  pre- 
mières des  vertus;  ils  professent  un  souverain  mépris  pour  les  connais- 
sances spéciales,  pour  les  hommes  de  métier,  vieillis  sous  le  harnais; 
leur  faveur  n'est  acquise  qu'aux  candidats  bien  pensans.  Ils  ne  peu- 
vent souffrir  qu'on  se  retranche  dans  l'exercice  paisible  de  sa  profession, 
ils  n'admettent  pas  que  qui  que  ce  soit  ait  été  mis  au  monde  pour  y 
rendre  des  arrêts  et  non  des  services.  Un  homme  de  beaucoup  de  cœur 
et  de  beaucoup  d'esprit,  qui  a  laissé  à  tous  ceux  qui  l'ont  connu  un  inef- 
façable souvenir  et  les  plus  vifs  regrets,  écrivait  peu  de  temps  avant  sa 
mort  :  a  II  est  naturel  qu'un  gouvernement  désire  avoir  une  adminis- 
tration dévouée  à  son  principe,  mais  il  doit  désirer  avant  tout  une 


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218  lETUB  DBS  DEUr  MOTIIIBS. 

bonne  administration,  des  fonctionn  lires  qui  sachent  lenr  métier;  or 
pour  le  savoir,  il  n'est  pas  mal  de  l'avoir  appris.  Un  gotiveruemeoC 
idoit  être  assrz  modeste  pour  ne  pas  croira  qu'il  confère  avt*c  le  litre  lu 
capacité.  La  grâce  légiiimisti»,  la  grâce  bonapartiste,  U  grà<!e  r^pubti^ 
caine,  peuvent  bien  damner  à  un  hotnme  la*  foi,  surtout  la  foi  en  lui^ 
même;  elles  ne  lui  donneront  pas  les  œuvres.  L'enthousiasme,  aidé  ete 
récriture,  peut  à  la  rigueur  ÊJÎre  un  garle  cliampôire,  il  aura  de  ta 
peine  à  faire  un  ingénieur.  Nous  savons  ce  que  c'est  qu'un  paît  solide 
qui  supporte  les  chaig^s  et  h  choc  dt'S  grandies  eaux;  nous  ne  voyons 
pas  aussi  bien  ce  que  c'est  qu'un  pont  républicain^  et  nous  y  regarde^ 
rons  à  deux  fois  avant  de  passer  dessu;^  (1).  »  Après  tout,  si  le  poat 
vient  à  crouler,  on  le  rebâtira.  L'essentiel  est  que  le  gouvernement 
puisse  procurer  à  ses  auiis  toutes  les  plac  s  qu'ils  Itii  demandent  et 
fournir  aux  députvs  tous  les  agens  élecieraux  dont  ris  ont  besoin  peur 
conjurer  les  inconstances  du  suffrage  universel.  Pourquoi  Tétat  n'a-t>-it 
pas  encore  racheté  les  diemins  de  fer  7  Les  profanes  ne>  voient  d'ans  un 
cb«  min  de  fer  qu^un  moyen  d'aller  plus  vite;  povr  an  député,  c^est 
antre  chose.  H  se  dit  que  si  Tétat  avait  racheté  la^  ligne  qui  traverse 
soti  arrondis.^€raei)t,  chefs  de  gare  et  hommes  d'équipe  recevraient 
l'ordre  de  tra^Failier  à  sa  réélection,  qui  lui  paraît  douteuse.  Rien  n'est 
plus  propre  à  eiaiter  son  imagination,  à  exciter  sa  gourmandis;^  Vem 
lui  en  vietit  à-  la  bouche. 

Le  régime  démocratiqtie  offre  dé  grande  avantages  qv^  aarakèlen 
tert  de  méconnaître,  li  est  plis  conforme  qne  tout  autre  à  la  justice  et 
plus  favoiabie  au  bien-être,  aux  a^es  de  la  Tie,  à  1  égale  répartition 
dn  bonheur  et  de  Kespérance.  H  rend  les  peuples  non-seuKment  plus^ 
beurenx,  mate  plus  humains;  n'a-4H>n  pas  remarqué  que  les^  mesure 
sTaduociBseul  à  uiesnre  que  les  cenditions  s'égalisent  T  Dans  Je»  circon-^ 
staneee  ordinaires^  le  pemshant  des  démocraties  ne  les  perle  ni  aux 
grandes  perversiiée  ni  aux  ertmee  éclaians;  ce  qu'il  faut  appréhendef 
pour  elles,  c'est  plutôt  Kaff^Missement  des  cat*actères,  le  laisser^aller 
des  volontés,  le  goftt  dH  médiocre  en  toutes  choses*  a  favoue,  disait 
Tôcquevilie,  que  je  re«ioute  bien  moins  pour  les  sociétés  démocratiqnee 
l'audace  que. la  raédéeeriié  des  dësifs.  Ce  qui  me  semble  le  pins  à^ 
craindre,  cVst  qu'au  milieu  des  petites  occupations  iMcessantes  de  It 
Yie  privée,  Tambition  ne  perde  son  élae  et  sa  grand*  ar,  que  les  pas* 
aions  humaines  ne  »'y  apaisent  et  ne  s'y  abai^tsent  en  même  temps,  de 
sorte  que  chaque  jour  falluie  du  cerps  aociMi  ne  devienne  plus  tran- 
quille et  moine  habite,  a 

Le  g<»uvePBemeni  n'tet  pas  seulement  appelé  à  être  l'arbitre  des 
inték^èts»  fi  a  audsi  pdur  tftuhe  de  réagir  centne  les  faiblesses  d'une 

i)  M.  Beno^  daas  uff  artfde-dti  Mmmaldet  /MMr éa  rjaovier  iaSO. 

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LES  wovmnMMB  utaocumQUES»  Vt9 

nti(m  qiA  'S'AMBduBDe,  il  doH  nv^aftler  *  ^ewst  ma  lArera,  «a>  la 
dotant  €unt  iiiMw'imfe  Ae  l^teMifONoe;  mas  cette  entrepriai 
deraeed^  «n  esprit  Ifive  «fttooe  «mda  vigooPunseL  Le  niai  est  qnelee 
goo^vroeraeiys  4éinecraiiq«es  ■fieroem^n  akie  à  4i  mëdiocnié^  ipi*il8 
se  font  ses  eomi^lioes,  noa'^scwil^  gycrtt  «d  pesylant  les  edaiaistratiaaa 
de  fooaioimaires  qui  tPem^pB»  û^eMtevÊiérînmqut  levrsoiÂiiions^iMM 
en  portaot  'éèm  nnsmc^i»  fHibikfoa  (Êtes  vues  atàfiiaîpea  et  dipa  aie" 
Ibodes  dMff  ^^t 'doateei.  Oa  ne  peaf  tmp  les  toticnr  ijte  hm  so  lidunto 
jNKrr  )es  éooVps  piimeires,  4e4e8r  ^mprei^Benienl  à  1m  mukipkier  for* 
tout,  mais  leurVaf^oii'df entendre  r^nset^vieiiieffttaecoDâaireprôieè  l,a  m- 
tiqtre.  L'^floctftioa  claesiqm  repasi^it  s«r  ce  dontokeprriiGipe^que  nenv^at 
«(Aiis  utile  en  ce  nieDde«qtte  Pîatfiile,  eiiqneiea  éiadeslespAusfiipoptes 
i  fortifie^r  reprit  semt  tes  plus  aoamaables  à  la  jeuaesse.  Itat  en  Vm- 
Vtruisant,  en  s'occupait  «urtoat  de  lui  appreffdve  ii  apprendre,  et  (m 
Vrait  décoaf^t  tpie  les  malhfcftauifaes  et  ieslMnaanitéa  somC  la  «Mil- 
lettre  gymoastrqae  de  CMffl^gmwfi.  Ijes  df^mooFBfies  se  sont  toreuiNées 
arec  Monraigure;  elles  vife  jugetft  pHn^onmie  lui  ^ffutto  tête  tien  faite 
vaut  mieux  qu'une  tête  bien  pleine,  qu*un  instituteur  amé  oe  eoosi- 
dère  pas  un  cerveau  dVinfaort  CMome  on  entemioir  où  l'on  peut  tout 
verser  pè^iwèle  ^  sans  (^>\t,  ^qu'itinypome  «phisdeforgw  les  esprits 
que  de  les  meubler,  a  qu'en  les  rend  aerviles  et  leouards  pour  -ne 
leur  laisser  la  Ifbertê  de  nea  faire  de  sm,  »  qu'une  chose  titen  soe 
et  Nen  digérée  profite  plus  à  l'eneendernent  ipie  tous  les  *-pï*o-prôs 
du  monde.  'En  réformpant  f  rnsiraciiofi  puMiqfre,  les  démocra^s  se 
proptw€ffrt  de  préparer  tous  les  îpnits  é>ect€nrs  en  espérance  è  bfeii 
remplir  ua  jonr  letiTs  devoirs  'civiqaes,  '^t 'ea  m^éiate  temps  elles  treo* 
Ukrïïi  à  meubler  tenr  cerveani  de  toutf'S  les  connuissanoes  nécessaires  à 
la  con<<onmiai4on  persoiinel'te  d'un  citoj'en  qai  se  re^^pecle  et  qui  veut 
te  mettre  en  état  d'ea  remontrer  à  son  curé.  On  leitr  enseignera  dès 
Page  de  douze  ans  i>eaacoup  de  morale,  les  droits  'de  t'iiiorome  et  ma 
pen  de  pii^ique,  <aa  pea  'de  Chinne,  un  pea  de  zoologie,  an  peu  de 
botanique,  un  peo  >de  géfilo^t^,  nn  peu  4e  minéfalogre,  ua  pea  de 
tontt.  Rien  de  plus  admirable  que  i»  8cif<nce,  poairvu  qo'oa  l'enseigae 
SclennH'qifetirewt;  ams  le  me^en  de  riien  démontrer  à  an  apprenti 
phy^i<^en  qui  ne  sait  pas  un  mot  d'algèbre  et<}ui  joue  encore  à  la  ma- 
relle? Au^si  rï^est-ce  pos  de  cela  qu^il  s^ogii-;  ou  <Hitend  seulement 
réduire  iesnevice  en  une  soite  de  xatéolnsifitt  que  l'enifant  appren- 
dra par  cceur  coaime  l'astre  et^ui  est  peut  étr^  destiné  à  reuipUcer 
rautre. 

On  peotse  reprfe^pn'tfr  an  pnys  où  feaseignement  primaire  ne  lals- 
serafit  rienl  désirer  et  où  les  universités,  fOurvues  des  plus  admirables 
laborMoifes,  ne  serviraient  pas  ^  grand  chose,  an  pays  où  t(»ut  le  monde 
saurait  9m  et  écrire  et  dans  leqaél  an  n'éorirait  et  ne  lirait  rien  qui 


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220  BBTUB  DES  DEUX  MONI^g. 

vaille,  un  pays  où  tout  le  monde  saurait  un  peu  de  physique,  un  pea 
de  chimie,  un  peu  de  géologie,  un  peu  de  botanique,  et  qui  ne  produi- 
rait ni  un  grand  physicien,  ni  un  grand  chimiste,  ni  un  géologue  de 
renom,  ni  un  naturaliste  éminent,  un  pays  où  tout  le  monde  posséde- 
rait sur  le  bout  du  doigt  le  catéchisme  de  la  libre  pensée  et  où  per- 
sonne ne  penserait,  un  pays  qui  appliquerait  avec  profit  les  inventions 
des  autres  et  qui  jamais  n'inventerait  rien.  On  peut  imaginer  aussi  une 
nation  riche  et  prospère  qui  ne  trouverait  dans  sa  richesse  ni  le  bon- 
heur, ni  la  gloire.  Elle  aurait  des  finances  florissantes  et  des  caisses 
bien  remplies,  et  cependant  elle  souffrirait  d'une  sorte  de  stérilité 
latente,  d'une  secrète  impuissance.  Il  s'y  commettrait  peut-être  moins 
de  délits  qu'ailleurs,  mais  il  ne  s'y  ferait  jamais  rien  dextraordinaire, 
et  les  grandes  vertus  y  seraient  aussi  rares  que  les  grands  crimes.  Il 
n'y  aurait  pas  de  désordre  dans  les  rues,  mais  il  y  aurait  de  Tincerti- 
tude  et  du  trouble  dans  les  esprits,  faute  d'une  direction  puissante 
et  suivie.  Elle  vivrait  tant  bien  que  mal,  elle  éviterait  avec  soin  toutes 
les  funestes  aventures,  et  elle  passerait  son  temps  à  faire  et  à  dire  des 
choses  médiocres. 

Peut-être  s'accommoderait-elle  de  son  sort,  peutrêtre  aussi  fini- 
rait-elle par  s*en  lasser  et  par  s*en  plaindre.  Les  nations  sont  pleines 
de  contradictions  que  les  hommes  d'état  doivent^prévoir.  Tantôt  elles 
se  livrent  et  tantôt  elles  se  refusent;  tantôt  elles  s'abandonnent  avec 
mollesse  à  la  main  maladroite  qui  les  pétrit,  et  tantôt  elles  lui  échappent 
brusquement.  Aujourd'hui  elles  donnent  un  blanc-seing  à  leur  gouver- 
nement et  le  laissent  pécher  dix  fois  sans  le  citer  à  leur  tribunal,  de- 
main  elles  le  traiteront  avec  la  dernière  rigueur,  en  s'indignmt  de  ce 
qu'il  manque  d'autorité  au  dedans  et  de  prestige  au  dehors.  Tour  à  tour 
elles  chérissent  leur  médiocrité  ou  elles  se  sentent  tourmentées  subite- 
ment par  de  plus  nobles  appétits,  leur  cœur  s'échauffe,  leur  esprit  s'illu- 
mine, elles  découvrent  que  l'homme  n'est  pas  fait  seulement  pour  vivre 
de  pain.  D'ailleurs,  si  riche  et  plantureuse  que  soit  une  démocratie,  l'es- 
prit de  parti  finit  à  la  longue  par  engendrer  un  secret  malaise.  Une 
administration  composée  d'incapacités  compromet  tôt  ou  tard  la  pro- 
spérité des  affaires.  Des  lois  qu'on  fait  et  qu'on  défait,  des  décrets  qu'on 
promulgue  et  qu'on  révoque,  le  décousu,  Tinconséquence,  atteignent 
fatalement  les  intérêts.  La  faiblesse  n'entraîne  pas  toujours  l'anar- 
chie, mais  les  gouvernemenfv  faibles  sont  8ujet«)  à  de  fréquentes  muta- 
tions. Comdie  le  remarquait  encore  Tocqueviiln,  «  ils  s'élèvent  parce  que 
rien  ne  leur  résiste,  ils  tombent  parce  que  rien  ne  les  soutient,  »  et  les 
peuples  Fe  prennent  à  douter  de  l'avenir  et  à  rêver  d'un  pouvoir  fort. 
Un  Genevois  célèbre  du  dernier  siècle,  las  des  troubles  qui  agitaient 
la  parvulissime  république,  laquelle  ne  laissait  pas  de  gagner  beaucoup 
d'argent,  nourrissait  le  projet  d'émicrrer;  les  nensées  de  l'homme  sont 


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LES  GOUTERNEMENS  DÉMOGEATtQUES*  221 

si  courtes  qu'il  se  promettait  de  venir  chercher  le  repos  à  Paris,  sous 
régîde  tatélaire  de  Louis  XVI.  Il  disait  :  «  Je  ne  suis  pas  ambitieux,  je  ne 
demande  qu'à  me  cacher  comme  une  puce;  mais  une  puce  est  plus  heu- 
reuse dans  la  crinière  d'un  lion  que  sur  le  dos  d'un  roquet  qui  passe 
sa  vie  à  se  gratter.  »  A  de  certaines  heures,  comme  ce  Genevois,  les 
peuples  voient  passer  dans  leurs  rêves  des  crinières  de  lions,  et  ils  ont 
grand  tort  de  caresser  cette  chimère,  car  les  lions  font  toujours  payer 
très  cher  leurs  services. 

Les  gouvememens  démocratiques  sont  à  la  fois  les  plus  forts  et  les 
plus  faibles  de  tous.  Us  feraient  bien  d*user  de  leur  puissance  pour 
combattre  les  défauts  de  la  démocratie,  au  lieu  de  les  favoriser  et 
de  les  flatter;  tout  irait  bien  mieux  s'ils  employaient  à  se  défendre 
contre  leurs  amis  une  panie  de  la  force  qu'ils  réservent  tout  entière 
pour  détruire  leurs  ennemis.  11  soiDrait  pour  cela  qu'ils  eussent  à  leur 
tête  an  homme  franc  du  collier,  un  homme  qui  sût  vouloir.  11  y  a  des 
momeos  où  les  démocraiies  sont  prêtes  à  s'agenouiller  devant  la  force; 
elles  devinent  par  une  sotte  d'instinct  que  ce  qui  leur  manque  surtout, 
c'est  le  caractère,  et  nous  admirons  toujours  ce  qui  nous  manque.  Un 
homme  de  caractère  et  de  volonté,  voilà  assurément  la  plus  précieuse 
anmône  que  le  ciel  puisse  leur  faire. —  Un  cheval  pour  mon  royaume! 
mon  royaume  pour  un  cheval  I  s'écriait  Richard  III.  —  Il  est  des  jours 
où  une  nation  qui  se  sent  pauvre  dans  sa  richesse  en  sacrifierait  de 
grand  cœur  la  moitié  pour  trouver  un  homme  qui  sache  dire  non. 

G.  Valbert. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  Juin  1880. 


Comitte  il  ef>t  bien  vrai,  AeroeUemeiit  'vrei,  qu'on  ne  ira  }miais  pteB 
loin  qye  lorsqu'il  mfiaît  pai  où  Ton  val  Dès  qu'on  sVst  engagé  siar 
06  chemin  i^c  breux  de  rii»coflnu,  eans  s'ôlre  tracé  d'avaœe  sue  diiœ- 
4ioD  ei  (les  limites  sans  avuir  une  idée  préoiee  de  ce  qu'oo  doit  om  dB 
ce  qu'on  f>eBt,  ou  môme  de  ce qu'oa  veut,  tout  devient  pkègn  *it  éciieil, 
tentation  et  péril.  Les  déviations  commencent  avec  les  incertitudes;  les 
fautes  8'<nchalnent  par  une  irrésistible  logique;  aux  difficultés  réelles 
et  inévitables,  avec  lesquelles  il  faut  toujours  compter,  viennent  saj  )u- 
ter  les  oiffîrultés  factices,  inutiles  ou  irritantes,  nées  de  la  confuNion 
des  vo  ontés  et  des  excitations  impérieuses,  des  impatiences  aveugles. 
Le  désordre  se  met  dans  If  s  conseils  et  dans  la  marche  ;  le  mouvement 
prend  bi^-ntôt  une  accélération  redoutable,  et  Ion  se  retrouve  tout  à 
coup,  sans  y  avoir  songé,  avec  toute  sorte  de  questions  inso  ubies,  ea 
face  de  véritables  impossibilités,  dans  une  situation  la  veille  encore 
favorable,  le  lendemain  compliquée  de  toute  façon  et  singulièrement 
compromise;  on  touche  au  point  où  Ton  ne  peut  plus  ni  avancer,  ni 
reculer,  ni  même  rester  en  place. 

Rien  certes  sous  ce  rapport  de  plus  démonstratif,  de  plus  saisisf^ant 
que  ce  qui  arrive  aujourd'hui,  que  cet  état  indéfinissable  où  les  com- 
plications s'accumulent  de  jour  en  jour,  où  sans  raison,  sans  né/essité, 
pour  obéir  à  cette  sorte  de  fatalité  d'agitation,  on  se  plaît  à  créer,  à 
préparer  une  cise  aiguë  dans  un  pays  qui  ne  demande  qu'à  rester  tout 
entier  au  travail  et  à  la  paix.  Rien  de  plus  étrange  que  ce  gâchis  crois- 
sant, il  faut  bien  dire  le  mot,  et  les  dernières  discussions  qui  se  sont 
engagées  dans  les  deux  chambres  sur  l'amnistie,  sur  rexécuiioo  des 


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décrets  du  29  mars,  ces  dlscussioos  a'ont  servi  qu'à  mieux  préciser, 
à  mieux  mettre  en  lumière  les  élémeos  iDCohéreus d'une  situation  où  il 
n'y  aura  plus  bientôt  une  issue  raisonuable.  Sait-on  comment  elle  se 
caractérise  et  se  délimiie  réelleuieot,  cette  situatioQ  singulière?  Elle  a 
d'un  côté  l'amoistie  qui  a  été  vot^e  ptr  la  chambre  des  députés,  mais 
qui  resre  encore  en  douta  dnvajU  le  sénats  d'un  autre  côxé  la  guerre 
aux  communautés  religieuses,  qui  va  exciter  les  passions,  qui  conduira 
on  ne  sait  oà«  — et  en  p^^rspective,  le  14  juilL-et,  une  joiurnée  d'eiïerves- 
cene  populaire  qui  devi'U  Ira  ce  qu'elle  pourra^  dont  on  commence 
dans  tous  les  cas  à  se  préoccuper.  Le  gouvernement  n'a  sans  doute  voulu, 
ni  même  peut-être  prévu  ce  qui  arrive  Le  gouvernement  que  nous 
avons  est  pavé  de  bonnes  intentions,  c'e^^t  bien  connu.  C'est  lui  cepenr 
ddut  qui  a  tout  fait  parce  qu'il  n'a  su  avoir  à  propos  ni  une  opinion 
décidée,  ni  une  volonié  précise^  parce  qu*il  a  laissé  s*élever  on.  s'ag- 
graver d  s  questiois  qu'il  aurait  po»  avec  un  peu  plus  de  résolut  on, 
dominer  ou  sfnrpliûer.  Le  gouvernement  subit  les  coA9éqn«nces  de 
la  con  liiion  équivoque  et  subordonnée  qu'il  s'eât  créée.  Il  a  bien  Tair 
parfois  de  ne  marcher  qu'à  contre-coeur,  de  sentir  remuer  en  lui 
quelque  velléité  de  résistance  :  il  est  aus>it6t  poussé  en  avant,  il 
obéit  à  VaiguiUon  qui  le  presse.  Pour  avoir  cédé  hier,  il  doit  céder 
encore;  il  ne  s*appanient  réellement  plus,  faute  d'avoir  accepté  au  mo- 
ment décisif  les  devoirs  et  la  responsabiliié  d'une  poLtique  mûrement 
réflé  hie.  Il  a  proposé  Tamnistie  parce  qu'il  s'est  cru  menacé»  II  a  fait 
les  décrets  du  29  mars  parce  qu'il  a  cru  désarmer  certaines  passions  et 
parce  que,  dans  l'intervalle  des  trois  mois  qu'il  se  donnait,  il  a  espéré 
trouver  une  solution  soit  par  la  soumission  volontaire  des  communautés 
religieuses,  soit  par  quelque  diversion,  imprévue.  LVcbéance  arrive 
aujourd'hui,  —  elle  arrive  infailliblement  un  jour  eu  l'autre  pour  les 
politiques  d'irrésolution,. —  et  la  diffi  .ulté  pour  U  gouvernement  est  de 
savoir  jusqu'où  il  sera  con  luit  dans  la  voie  où  il  est  entré.  Il  peut  être 
conduit  fort  1  >in  justement  parce  qu'il  ne  sait  pas  où  il  va,  parce  qu'il 
ne  dispose  ni  i^s  évAnemens,  ni  même  de  ses  propres  volontés* 

Comment  va-t-il  maintenant  en  unir  avec  cette  amnistie  dont  il  a 
pris  assez  brusquement  Tinitiative  il  i  a.  quelques  jours  et  sur  laqpellû 
le  sénat  a  encore  k  se  prononcer?  Cartes,  on  ne  peui  en  disconvenir, 
lorsqu'une  p  oposition  de  ce  genre  se  proluit  sous  la  forme  olficielle, 
par  l'initiative  d'un  goiivernement,  la  question  n'est  plus  entière;  elie 
est  ë  demi  résolue^  tout  au  moins  assea  engagée  pour  ne  pouvoir  être 
écartée  sommairement,  et,  tout  bien  examiné,  le  miaux  serait  encore 
peut-être  d'en  finir  comme  on  pourra,  de  façpn  k  ne  pas  laisser  se 
perpi^tuer  un  ennuyeux  embarras.  Quelques  grâces  de  plus  sous  le 
nom  d'amnistie  ne  ser<mi  pas  un  péril  pour  l'ordre  public,,  c'est  yrdi^ 
Semblable;  mais  ce  n'est  pas  là  évidemment* la  quâi^n,  el  ce  ^u'ii  y 


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22&  EBTUE  DES   DEUI  MONDES. 

a  de  grave  est  moins  dans  la  rentrée  de  quelques  condamnés  que 
dans  la  manière  dont  cette  amnistie  s*est  présentée,  dans  la  significa- 
tion qu'elle  prend  par  son  extension  même,  dans  les  calculs  qui  l'ont 
inspirée,  dans  les  procédés  qui  ont  été  employés  pour  la  mettre  au 
jo  ir.  La  vérité  est  que,  telle  qu'elle  apparaît,  cette  amnistie,  au  lieu 
d'être  l'inspiration  spontanée  et  opportune  d'une  politique  supérieure, 
habilement  généreuse,  n'est  qu'une  concession  d'imprévoyance  «t  de 
faiblesse,  une  cote  mal  taillée  entre  les  partis  et  un  ministère,  et  c'est 
là  justement  ce  qui  en  fait  une  œuvre  équivoque  qui  a  tant  de  peine  à 
aller  jusqu'au  bout.  On  sent  qu'elle  est  née  artificiellement,  qu'elle 
ne  répond  à  rien  de  sérieux,  et  que,  loin  de  simplifier  la  situation,  elle 
peut  la  laisser  compliquée  et  aggravée  de  difficultés  nouvelles. 

Lorsqu'il  y  a  quelques  mois,  peu  après  l'avènement  du  ministère  qui 
existe  encore,  M.  le  président  du  conseil  avait  à  traiter  la  même  ques- 
tion qui  se  présentait  sous  la  forme  d'une  proposition  individuelle  de- 
vant la  chambre  des  députés,  il  prt-nait  le  soin  de  déterminer  les  con- 
ditions qui  pourraient  rendre  un  jour  une  mesure  de  haute  clémence 
nationale  réalisable.  Il  traçait  pour  ainsi  dire  l'idéal  de  la  situation  où 
l'amnistie  définitive  lui  semblerait  possible.  Il  fallait  que  le  calme  et 
l'apaisement  fussent  complets  sur  la  question,  que  l'amnistie  cessât 
d'être  en  dehors  des  assemblées  «  un  instrument  d'agitation,  »  qu'elle 
ne  fût  plus  présentée  u  comme  un  droit,  comme  une  revendication  et 
surtout  comme  une  réhabilitation;  »  il  fallait  que  l'opinion  fût  pré- 
parée à  accepter  cette  grande  mesure.  Le  chef  du  cabinet  ne  craignait 
pas  d'ajouter  qu'à  défaut  de  ces  conditions,  une  amnisiie  complète  pour- 
rait être  considérée,  non  comme  un  acte  d'autorité  supérieure,  comme 
un  gage  de  stabilité,  mais  «  comme  le  symptôme  d'une  politique  moins 
prudente  et  moins  ferme.  »  M.  le  président  du  conseil  parlait  ainsi  et 
il  mettait  dans  sa  démonstration  une  persuasive  éloquence  qui  ralliait 
une  majoriié  considérable.  Que  s>st-il  donc  passé  depuis  quatre  mois 
qui  ait  pu  modifier  les  résolutions  du  gouvernement!  On  nous  permet- 
tra de  ne  pas  prendre  au  sérieux  les  images  de  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères  demandant  si  «  les  heures  de  l'histoire  se  marquent  sur  une 
horloge  dont  les  aiguilles  ne  varient  jamais.  »  Cest  trop  de  modestie 
de  prendre  pour  modèle  les  variations  des  aiguilles  d'une  horioge,  c'est 
se  tirer  un  peu  trop  lestement  d'affaire. 

Au  fond,  de  toutes  ces  conditions  que  M.  le  président  du  conseil  énu- 
mérait  il  y  a  quelques  mois,  qu'il  considérait  comme  nécessaires  pour 
la  mesure  qu'il  propose  aujourd'hui,  quelles  sont  celles  qui  se  sont  si 
rapi'iement,  si  heureusement  réalisées?  Est-ce  que  cet  apaisement  pro- 
clamé indispensable  s'est  accompli?  II  faudrait  vraiment  une  bonne 
voltmté  rare  pour  prétendre  que  l'amnistie  a  cessé  d'être  un  moyen 
d'agitation  au  moment  même  où  un  quartier  de  Paris  livré  au  radica- 


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BETUB*  —  CHRONIQUE*  225 

lisme  vient  de  jeter  comme  un  défia  la  loi,  aux  pouvoirs  publics,  l'élec- 
tion d*un  condamné  de  la  commune  qui  est  encore  à  la  Nouvelle-Galé- 
douie,  qu'on  se  plaît  à  appeler  un  a  forçat,  »  comme  pour  mieux  accen- 
tuer la  manifestation.  Il  faudrait  un  prodigieux  optimisme  pour  assurer 
que  Tamnistie  n'est  plus  considérée  comme  un  droit,  «  comme  une 
revendication  »  légitime,  lorsque  de  toutes  parts  il  y  a  une  sorte  d'ému- 
lation âpre  et  hautaine  de  n  réhabilitation  »  des  insurgés  de  1871, 
lorsque,  changeant  tous  les  rôles,  on  s*est  efforcé  de  diffamer  la  répres- 
sion de  mal,  de  représenter  Tarmée  de  Versailles  comme  portant  le 
massacre  dans  Paris.  Tout  cela  s'est  cependant  fait  sous  nos  yeux  avec 
tranquillité,  avec  hardiesse.  Est-ce  que  l'opinion  générale  du  pays  serait 
mieux  préparée,  plus  vivement  prononcée  qu'elle  ne  Tétait  il  y  a  quatre 
mois?  Il  suffît  d'avoir  vu  depuis  peu  la  province  pour  avoir  la  certitude 
que  l'amnistie  ne  répond  à  aucun  mouvement  réel  d'opinion,  pas  môme 
an  vœu  de  beaucoup  de  républicains,  qui  restent  plus  froids,  peut-être 
plus  inquiets  qu'on  ne  le  dit.  Le  gouvernement  lui-môme  devait  bien 
avoir  ses  scrupules,  puisqu'il  y  a  peu  de  temps  encore  il  en  était  à  hési- 
ter, puisque  personne  n'ignore  que,  pendant  quelques  jours,  il  s'est 
épuisé  en  délibérations  contradictoires  et  qu'il  a  paru  un  moment  plus 
près  d'une  extension  nouvelle  du  système  des  grâces  que  de  Tamnistie 
plénière.  Il  a  fini  par  se  décider  pour  l'amnistie  :  soit!  Ce  n'est  point 
évidemment  par  une  inspiration  soudaine  et  spontanée  ou  parce  qu'il 
a  cru  à  la  réalisation  complète  et  définitive  des  conditions  exigées  il  y  a 
quatre  mois  par  M.  le  président  du  conseil.  Il  faut  parler  franchement 
et  voir  la  vérité  là  où  elle  est.  C'est  M.  le  président  de  la  chambre  des 
députés  qui  a  décidé  révolution  du  gouvernement,  qui  a  pressé  cette 
marche  a  des  aiguilles  de  l'horloge  »  dont  M.  le  président  da  conseil  a 
parlé.  Cest  M.  le  président  de  la  chambre  qui,  après  avoir  aidé  le  minis- 
tère à  arrêter  son  opinion,  a  enlevé  le  vote  de  l'assemblée  elle-même 
par  son  intervention,  par  un  discours  retentissant.  M.  Gambetta  a 
parlé,  le  ministère  a  obéi,  la  chambre  a  voté  :  c'est  l'histoire  de  cette 
proposition  d'amnistie  par  laquelle  M.  le  président  de  la  chambre  a 
espéré  sans  doute  assurer  sa  position  électorale  à  Belleville,  et  peut-être 
se  délivrer  dès  aujourd'hui  d'une  affaire  embarrassante  pour  mieux 
préparer  sa  candidature  à  la  présidence  de  la  république  t 

Tout  n'est  cependant  pas  fini  encore  :  que  va-t-il  maintenant  arriver? 
Déjà  on  a  pu  remarquer  que,  dans  la  chambre  des  députés,  même  après 
le  discours  de  M.  Gambetta,  il  ne  s'est  trouvé  qu'une  majorité  extrê- 
mement réduite  pour  repousser  un  amendement  qui  excluait  de  l'am- 
nistie les  incendiaires  et  les  voleurs.  La  question  est  bien  plus  grave 
devant  le  sénat,  où  le  principe  même  de  l'amnistie  parait  être  mis  en 
doute,  où  la  commission  qui  vient  d'être  nommée  se  compose  en  ma- 
jorité d'adversaires  de  la  proposition  du  gouvernement.  Le  sénat,  dans 
ron  xu  —  1880b  15 


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226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  discussion  publique  et  dans  le  vote  définitif,  poussera-t-il  jusqu'au 
bout  Topposilion  qu'il  a  paru  manifester  par  le  choix  de  ses  commis- 
saires? Reprendra-t-il,  sous  forme  de  transactioUi  lamendement  qui  a 
failli  réussir  dans  la  chambre  des  députés  et  qui  tend  à  restreindre  les 
effets  de  Tamnistie  en  excluant  les  incendiaires  et  les  voleurs?  Accueil- 
lera-t-il  une  proposition  qui  aurait  pour  résultat  de  laisser  au  gouver- 
nement l'initiative  et  la  responsabilité  de  l'amnistie  ou  des  grâces 
amuistielles  qu*il  lui  plaira  d'accorder?  Se  bomera-t-il  au  contraire  à 
sanciionner  simplement  la  loi,  par  résignation,  par  des  raisons  toutes 
politiques,  uniquement  pour  épargner  un  échec  trop  direct  au  minis- 
tère et  pour  éviter  une  crise  ?  Tout  est  possible  :  il  est  clair  seule- 
ment que  rinstinct  de  rassemblée  est  contre  l'amnistie.  De  quelque 
façon  que  le  sénat  se  prononce,  voilà,  dans  tous  les  cas,  on  en  convien- 
dra, une  question  singulièrement  engagée,  destinée  à  nne  étrange  for- 
tune I  On  prétend  qu'elle  est  mûre»  M.  Gambetta  dit  môme  dans  son 
élégant  langage  qu'elle  est  «  pourrie  ;  »  on  soutient  qu'il  faut  en  finir, 
qu'il  faut  se  hâter  de  la  voter  dans  l'intérêt  de  l'union  du  parti  répu- 
blicain, pour  ne  pas  laisser  planer  les  souvenirs  de  la  guerre  civile  sur 
les  élections  prochaines,  pour  inaugurer  d'une  manière  définitive  une 
ère  de  «  conciliation  et  d'apaisement.  »0n  prétend  tout  cela,  et  la  pre- 
mière conséquence  de  cette  proposition  qu'on  dit  si  nécessaire,  si  vive- 
ment attendue,  si  politique^  c'est  de  remettre  partout  le  désarroi,  de 
faire  éclater  toutes  les  divergences,  de  rouvrir  des  perspectives  de  con- 
flits entre  les  deux  assemblées,  de  surprendre,  d'inquiéter  peut-éore 
la  masse  laborieuse  et  paisible  du  pays»  en  ne  donnant  satisfaction 
qu*aux  impatiences  irritées  des  partisans  plus  ou  moins  déguisés  de  la 
commune.  Non  assurément^  ce  ministère  n'est  pas  heureux  :  il  ne  s'est 
pas  douté  qu'une  mesuré  qui  aurait  pu  à  la  rigueur  être  sans  danger, 
ci  elle  eût  été  librement  accomplie  comme  un  acte  d'autorité  et  de 
force,  ainsi  que  le  disait  autrefois  M»  le  {président  du  conseil,  n'est  qu'uo 
péril  de  plus  dès  qu'elle  est  si  visiblement  un  acte  de  faiblesse  et  de 
résipiscence. 

Ce  qu'il  y  e  de  plus  étrange,  et  on  pourrait  dire  de  plus  choquant, 
c'est  cette  soi^te  de  colBcidebcè  que  le  gùuvef  nemmt  n'a  pas  recherchée, 
nous  le  voulons  Me û^  qu'il  s'est  laissé  imposer^  entre  l'amnistie  qu'il 
propose  pour  les  crimes  de  la  commune  et  la  guerre  qu'il  engage  contre 
les  ordres  religieux  par  Texécotix^  des  décrets  du  29  mars.  Les  deux 
questions  maixshent  ensemble;  elles  occupent  simultanément  les  assem* 
blées,  et  tandiè  que  l'autre  jour  l'amnistie  était  débattue  et  votée  dans 
la  chambre  des  députés^  une  discussion  aussi  sérieuse  qu'émouvante 
s'engageait  dans  le  sénat  au  sujet  des  rigueurs  qui  menacent  les  oon<^ 
grégations  religieuses.  A  parler  firanchement,  le  ministère  n'est  pas 
plus  habile  et  plus  heureux  avec  ses  décrets  qu'avec  sa  proposition 
d'amnistie,  et  les  récens  débats,  auxquels  ont  pris  part  M.  le  duc  d'Au- 


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BBfCB.  —  CHROmQUB.  227 

diffret-Pasquier,  M.  le  duc  de  Broglie,  M.  Bocher,  ont  dévoilé  une  fois 
de  plus  la  violente  et  périlleuse  inconsistance  d'une  politique  qui  semble 
ne  pas  encore  se  rendre  compte  des  difficultés  qu'elle  soulève,  des 
crises  qu'elle  peut  déchaîner  dans  le  pays.  M.  le  duc  Pasquier,  M.  le 
duc  de  Broglîe,  ont  parlé  avec  éclat.  M.  Bocher  a  précisé  et  résumé 
cette  situation  du  moment  avec  la  netteté  lumineuse  de  son  esprit,  avec 
cette  sincérité  émue  qui  fait  le  charme  de  sa  parole;  il  s'est  exprimé 
en  libéral  et  en  politique.  Ce  qu'il  a  défendu,  ^est  la  liberté  mise  en 
cause  et  menacée  par  des  mesures  condamnées  à  être  forcément  arbi- 
traires et  persécutrices,  si  elles  ne  restent  pas  impuissantes. 

A  quel  propos  donner  en  pleine  paix  publique  ce  signal  de  guerre 
et  ouvrir  cette  triste  campagne  qui  atteint  à  la  fois  les  croyances 
religieuses  et  les  sentimens  libéraux?  Qu'on  ait  sur  les  jésuites  ou  sur 
d'autres  congrégations  l'opinion  qu'on  voudra  et  qu'on  se  réserve  de 
sauvegarder  Tiodépendanee  de  l'état,  de  la  société  civile,  soit,  jusque-là 
il  n'y  a  rien  de  plus  simple.  Est-ce  que,  aux  yeux  de  certains  républicains 
de  peu  de  foi,  la  civilisation  moderne,  la  société  de  la  révolution  française, 
seraient  si  faibles,  si  peu  assurées  qu'elles  auraient  à  craindre  quelques 
moines,  qu'elles  ne  pourraient  supporter  la  présence,  la  liberté  de 
quelques  ordres  religieux?  Où  donc  était  la  nécessité  d'invoquer  des 
mesures  d'exception,  d'aller  chercher  dans  l'arsenal  de  tous  les  vieux 
régimes  des  dispositions  surannées  qui  datent  d'un  ordre  de  civilisation 
ou  d'un  ordre  politique  tout  différent,  —  sur  l'autorité  desquelles  on  n'est 
même  pas  d'accord?  Si  les  lois  qu'on  invoque  n'existent  pas,  a  prétendu 
l'autre  jour  le  chef  du  ministère,  les  tribunaux  le  diront.  —  Si  les  lois 
existent,  peut-on  dire  à  M.  le  président  de  conseil,  à  quoi  bon  vos  dé- 
crets? Ils  sont  inutiles,  les  lois  elles-mêmes  suffisent,  il  n'y  avait  qu'à 
les  appliquer.  Si  les  lois  n'existent  pas,  si  elles  ont  cessé  d'être  appli- 
cables à  un  ordre  nouveau,  les  décrets  ne  leur  rendront  pas  la  force  et 
la  vie,  ils  ne  sont  qu'un  acte  d'arbitraire.  De  toute  façon,  le  gouverne- 
ment lui-même  devait  bien  avoir  ses  doutes,  puisqu'il  s'est  cru  obligé 
de  faire  ses  décrets  du  29  mars  sans  s'apercevoir  qu'il  ne  faisait  que 
compliquer  la  question  et  se  jeter  tête  baissée  dans  une  aventure. 

Tout  en  vérité  est  bizarre  et  incohérent  dans  la  marche  de  ces  mal- 
heureuses affaires.  Chose  curieuse!  pendant  une  année  entière,  on  a 
enflammé  les  passions  avec  un  article  de  loi  proclamé  indispensable. 
M.  le  ministre  de  Tinstruction  publique  a  parcouru  toutes  les  routes  de 
France  avec  son  article  7  attaché  à  son  chapeau  !  Sans  l'article  7  excluant 
les  jésuites  de  l'enseignement,  tout  était  perdu;  l'état,  la  république, 
la  société  moderne,  la  France,  tout  allait  périr!  Les  lois  anciennes  ne 
suffisaient  plus  ou  elles  étaient  jugées  inapplicables.  Il  fallait  au  plus 
vite  forger  une  orme  nouvelle  contre  les  jésuites!  Le  sénat  s'est  permis 
d'avoir  une  autre  opinion,  il  a  repoussé  l'article  7,  —  et  aussitôt  tout 


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228  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

change  de  face.  Ce  malheureux  article  7,  après  tout,  on  n'en  avait  pas 
besoin,  on  avait  les.  vieilles  lois.  L'article  7  n'interdisait  aux  congréga- 
tions religieuses  que  renseignement,  les  lois  anciennes  leur  interdisent 
jusqu'à  1  existence,  c'est  bien  plus  simple!  Fort  bien;  mais  alors  si  cet 
arcicle  7  était  si  inutile,  pourquoi  agiter  le  pays  pendant  toute  une  année? 
pourquoi  mettre  la  politique  tout  entière  du  pays  à  la  merci  d^une 
imagination  de  M.  le  ministre  de  Tinstruction  publique?  Que  signifie 
ce  perpétuel  décousu  d'un  pouvoir  mettant  les  esprits  en  feu  la  veille 
pour  conquérir  un  bout  d'article  proclamé  indispensable  et  se  souve- 
nant le  lendemain  qu*il  est  assez  armé,  qu'il  a  les  lois  de  la  monarchie 
et  de  l'empire? 

On  ne  s'est  pas  sans  doute  apergu  qu'en  procédant  ainsi  on  ne  don- 
nait pas  seulement  l'exemple  de  la  plus  étrange  inconsistance,  on 
s'exposait  à  paraître  offenser  le  sénat  dans  sa  dignité,  dans  son  indé- 
pendance en  répondant  à  un  de  ses  votes  par  une  sorte  de  repré- 
saille.  C'était  inévitable,  assure  M.  le  président  du  conseil;  le  vote 
du  sénat  conduisait  fatalement  .à  cette  extrémité.  Dès  que  l'autre 
chambre  réclamait  l'application  des  anciennes  lois,  que  pouvait-on 
faire?  Ce  qu'il  y  avait  à  faire?  11  y  avait  tout  simplement  à  maintenir 
devant  la  chambre  des  députés  Tautorité  des  délibérations  du  sénat; 
il  y  avait  à  faire  sentir  à  une  majorité  impressionnable  et  confuse,  mais 
après  tout  capable  d'entendre  la  raison,  que  les  pouvoirs  publics  doi- 
vent commencer  par  se  respecter  et  par  respecter  la  première  des  lois, 
la  loi  constitutionnelle,  les  garanties  parlementaires.  Il  y' avait  à  faire 
ce  qu'a  fait  M.  Dufaure  en  proposant  une  loi  sur  les  associations  conçue 
de  manière  à  dégager  ces  délicates  questions  du  fatras  des  législa- 
tions surannées  et  à  les  replacer  sur  le  terrain  du  droit  commun. 
On  aurait  du  moins  évité  ainsi  de  se  jeter  dans  la  voie  des  mesures 
exceptionnelles  et  discrétionnaires.  M.  le  président  du  conseil  se  plaint 
avec  une  certaine  mélancolie  qu*on  méconnaisse  ses  intentions  bien- 
veillantes, qu'on  ne  lui  facilite  pas  la  modération,  qu'on  lui  crée  des 
embarras.  Il  a  souscrit,  il  est  vrai,  aux  décrets  du  29  mars,  il  en  con- 
vient, il  y  était  obligé;  il  ne  demandait  pas  mieux  cependant  que  d'ap- 
pliquer ces  décrets  avec  douceur  si  on  l'avait  voulu.  Les  congrégations 
n'avaient  qu'à  se  soumettre,  à  demander  une  autorisation  que  quel- 
ques-unes auraient  peut-être  obtenue.  M.  le  président  du  conseil  y  met 
vraiment  un  peu  de  candeur.  D'abord  ses  bonnes  intentions  ne  sont 
pas  une  garantie,  et  sa  bonne  volonté  n'est  pas  une  institution.  Il  n'é- 
tait peut -être  pas  bien  sûr  lui-même  d'avoir  une  volonté,  et  il  serait 
encore  moins  sûr  de  faire  prévaloir  cette  volonté  insaisissable  auprès 
des  partis  qui  l'assiègent,  môme  parmi  ses  collègues;  mais,  de  plus, 
il  ne  s'ai^ît  pas  des  intentions  d'un  ministre,  il  s'agit  de  la  loi,  du 
droit  commun,  de  rinviolabililé-dcs  croyances,  de  la  liberté  pour  tous. 


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KETTJE.   —  CHRONIQUE.  229 

Cest  tout  cela  qui  est  sn  jeu  dans  ces  cruels  conflits  qui  commencent 
à  peine,  dont  il  serait  dillicile  de  prévoir  et  de  calculer  les  suites^ 

Qu'en  sera-t-il  en  effet  ?  Il  est  certain  jusqu'ici  que  les  congrégations 
de  toute  sorte  ont  refusé  de  se  prêter  au  rôle  de  subordination  qu'on 
leur  offrait;  elles  n'ont  rien  demandé,  elles  ont  attendu  en  silence,  et 
le  29  juin  est  déjà  passé  I  Le  gouvernement  se  trouve  désormais  fatale- 
ment conduit  à  cette  extrémité  qu'il  aurait  voulu  éviter,  nous  le  croyons 
bien,  qu'il  s'est  gratuitement,  imprudemment  créée,  —  où  il  est  obligé 
d*agir.  Le  jour  qui  vient  de  se  lever  a  vu  commencer  partout,  à  Paris 
comme  en  province,  l'exécution  des  décrets  du  29  mars,  et  voilà  la  sin- 
gulière campagne  qui  s'ouvre  sous  le  pavillon  de  la  modération  de  M.  le 
président  du  conseil  !  On  fait  la  guerre  aux  moines,  on  va  surprendre 
de  paisibles  religieux  dans  leurs  cellules.  On  sera  obligé  de  forcer  quel- 
ques portes,  de  procéder  par  des  sommations  de  police,  d^escorter  peut- 
être  quelques  prêtres.  Ce  sont  des  spectacles  qu'on  croyait  ne  plus 
revoir  I  Tout  se  passera  sans  désordre  matériel,  c'est  vraisemblable,  il 
faut  l'espérer.  L'ébranlement  moral  n'est  pas  moins  profond,  les  diffi- 
cultés qui  commencent  ne  sont  pas  moins  sérieuses,  et  dès  le  début  on 
peut  s'en  apercevoir  par  les  démissions  nombreuses  de  magistrats  du 
parquet  qui,  à  Versailles,  à  Douai,  à  Lyon,  dans  beaucoup  d'autres  villes, 
refusent  de  s'associer  à  cette  triste  campagne.  Le  gouvernement  n'en 
est  qu'au  premier  jour  de  l'exécution  de  ses  décrets,  et  déjà,  s'il  garde 
quelque  sang-froid,  quelque  prévoyance,  il  ne  peut  plus  s'y  méprendre; 
il  peut  voir  les  sentimens  qu'il  blesse,  les  parties  de  la  population  qu'il 
s'aliène,  comme  aussi  les  instincts  révolutionnaires  qu'il  soulève,  qui 
lui  offrent  leur  malfaisant  concours.  Ce  n'est  rien  que  quelques  reli- 
gieux qu'on  expulse,  quelques  couvens  qu'on  ferme,  une  église  où  l'on 
met  les  scellés  par  la  main  de  la  police.  C'est  beaucoup  lorsque  la 
conscience  publique  commence  à  se  sentir  remuée,  et  lorsque,  dans  ces 
crises  dangereuses,  le  gouvernement  apparaît  plus  ou  moins  comme 
l'allié,  le  complice  ou  Texécuteur  des  plus  mauvaises  passions  qu'il 
met  en  mouvement.  Le  ministère  peut  mesurer  le  chemin  qu'il  a  par- 
couru depuis  six  mois  et  s'il  est  tenté  encore  de  parler  de  ses  bonnes 
intentions  ou  de  ses  embarras,  il  n'y  a  qu'une  chose  à  dire  :  c'est  qu'il 
s'est  créé  lui-même  ces  embarras  en  subissant  toutes  les  conditions,  en 
laissant  s'aggraver  une  situation  où,  de  faiblesse  en  faiblesse,  il  en 
vient  à  mettre  toute  sa  politique  dans  l'exécution  des  décrets  du  29  mars 
et  dans  l'amnistie. 

Que  cette  situation  soit  arrivée  par  degrés  depuis  quelque  temps  à 
être  assez  sérieuse  pour  inspirer  des  inquiétudes,  pour  donner  tout  au 
moins  à  réfléchir,  ce  n'est  point  douteux.  Nous  ne  voulons  pas  dire 
qu'elle  est  irréparablement  compromise,  qu'elle  ne  peut  plus  être 
redressée:  elle  est  assez  grave  pour  que  tous  les  esprits  modérés  qui 


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230  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

se  préoccupent  de  ces  déviations,  de  ces  confusions  croissantes  de  la 
politique  n'hésitent  pas  à  affirmer  leurs  opinions,  à  se  concerter  dans 
Tintérêt  de  la  sécurité  du  pajs  aussi  bien  que  des  garanties  libérales 
sans  lesquelles  la  république  ne  serait  qu'une  honteuse  dérision. 
Oh  I  sans  doute,  nous  le  savons  bien,  les  modérés,  tout  le  monde  en 
fait  grand  cas  et  les  caresse  au  besoin.  M.  le  président  du  conseil  leur 
adressait  Tautrejour  les  plus  toucbans  appels  et  allait  jusqu'à  leur 
présenter  l'amnistie  sous  la  forme  séduisante  d'une  mesure  conserva- 
trice :  il  tenait  absolument  à  leur  appui.  M.  Gambetta  lui-même  ne 
dédaignait  de  flatter  le  centre  gauche  de  la  chambre  et  de  déclarer 
qu'il  savait  «  ce  que  valent,  aux  heures  de  péril,  les  hommes  modérés 
et  fermes.  »  Il  ne  craignait  pas  d'avouer  que  ces  u  hommes  modérés  » 
avaient  singulièrement  aidé  à  rendre  la  république  nouvelle  possible 
et  quïl  y  aurait  une  «  noire  ingratitude  »  à  l'oublier.  Oui,  assurément, 
les  modérés,  on  les  flatte  quand  on  croit  avoir  besoin  d'eux,  et  au  be- 
soin on  ne  demande  pas  mieux  que  de  leur  faire  leur  place,  une  petite 
place  dans  la  république;  mais  à  quelle  condition  veut-on  de  leur 
alliance  et  consent-on  à  les  ménager?  Tout  simplement  à  la  condition 
qu'ils  abdiquent,  qu'ils  suivent  le  mot  d'ordre;  à  la  condition  qu'ils 
votent  l'amoistie  si  on  veut  la  leur  imposer,  et  qu'ils  se  prêtent  à  voter 
l'article  7  ou  à  approuver  les  décrets  du  29  mars  si  on  veut  faire  la 
((  guerre  au  cléricalisme.  »  S'ils  ont  par  hasard  la  prétention  de  garder 
l'indépendance  de  leurs  opinions,  s'ils  essaient  de  résister  aux  empor- 
temens  de  parti,  aux  épurations  à  outrance,  aux  violences  d'irréligion, 
ohl  alors  ils  ne  comptent  plus,  ils  sont  traités  en  ennemis.  Alors  le  sénat 
n'est  plus  une  assemblée  de  sages,  on  le  menace  de  marcher  sur  lui  ou 
de  le  livrer  au  radicalisme  jacobin.  Les  modérés  ne  sont  plus  que  des 
cléricaux,  —  ou  des  «  orléanistes,  »  c'est,  à  ce  qu'il  paraît,  la  dernière 
injure.  Eh  bien,  c'est  là  une  situation  équivoque  avec  laquelle  tous  les 
modérés  prévoyans  doivent  désirer  en  finir.  Ils  ont  pu  se  prêter  jus- 
qu'ici à  bien  des  transactions  pour  laisser  subsister  cette  apparence 
trompeuse  d'une  alliance  de  tous  les  groupes  républicains.  Le  moment 
est  venu  où  ils  doivent  accepter  la  responsabilité  d'une  action  indépen- 
dante. Us  seront  une  minorité,  des  dissidens,  des  isolés,  dira-t-on.  C'est 
possible.  Ils  resteront  dans  le  parlement  et  partout  des  hommes  de  rai- 
son défendant  les  conditions  de  l'ordre,  des  libéraux  défendant  pour  tous 
les  garanties  de  liberté,  et  la  terrain  où  ils  peuvent  s'établir  est  tout 
indiqué  :  c'est  celui  de  la  constitution  même,  où  peuvent  se  rencontrer 
tous  les  esprits  sensés,  prévoyans,  patriotiques,  défendant  ensemble  la 
paix,  la  France  et  tout  ce  qui  peut  en  définitive  rendre  la  république 
possible. 

11  est  des  spectacles  qu'il  faut  parfois  se  donner,  ne  fût-ce  que  pour 
échapper  un  instant  au  tourbillon  des  incidens  éphémères,  des  vanités 
bruyantes  et  df^s  importances  factices.  Le  plus  rare,  le  plus  fortifiant  de 


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RETUE.   —  CHRONIQUEê  231 

ces  spectacles  est  celui  d'une  grande  et  saine  nature  qui,  au  courant 
d'une  longue  carrière,  s'est  trouvée  aux  prises  avec  tontes  les  épreuve» 
de  la  vie  et  du  pouvoir  sans  se  laisser  ni  atteindre  ni  déformer  dans  le 
tumulte  des  choses,  sans  rien  perdre  de  son  intégrité  première.  M,  Gui- 
2ot,  comme  d'autres  de  ses  contemporains,  a  pu  être  l'objet  de  contes- 
tations passionnées  pour  son  œuvre  politique,  pour  ses  idées,  pour  ce 
qu'il  a  fait  et  pour  ce  qu'il  n'a  pas  fait  dans  son  passage  au  gouverne- 
ment. Ce  n'est  plus  là  que  du  passé  ;  depuis  longtemps  le  ministre  a 
disparu,  il  avait  disparu  dès  iSh^  pour  ne  plus  reparaître.  L*homme 
même,  en  M.  Guizot,  offre  un  singulier  et  profond  intérêt  qui  a  survécu 
aux  événemens  et  aux  révolutions.  Lorsqu'au  déclin  de  l'âge,  il  y  a  déjà 
quelque  vingt  ans,  il  écrivait  ses  Mèmoiresj  il  semblait  continuer  encore 
un  rôle  public;  il  racontait  son  temps  en  historien,  avec  une  certaine 
sobriété  de  détails  personnels  :  il  ne  soulevait  qu'à  demi,  par  échap- 
pées, le  voile  sur  lui-même.  Ses  meilleurs,  ses  plus  intéressans  mémoires 
sont  peut-être  dans  ce  livre  tout  récent,  —  Mansieur  Guizot  dans  sa 
famille  et  avec  ses  amis,  —  qui  a  été  inspiré  à  M™*  de  Wlttpar  un  senti- 
ment de  dévotion  filiale,  qui  est  une  suite  de  souvenirs,  d'Impressions 
et  de  lettres  tout  intimes.  Ce  n'est  pas  un  homme  nouveau  qui  se  révèle 
dans  ces  pages,  c'est  toujours  le  même  homme,  mais  replacé  dans  un 
cadre  familier,  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  vu  au  naturel  avec  ses 
goûts,  ses  mœurs,  ses  préoccupations,  ses  habitudes,  ses  affections. 
M.  Guizot  se  plaignait  un  jour,  sans  amertume  d'aiHeurs,  qu'on  s'ob- 
stinât à  faire  de  lui  «  un  personnage  tragique,  solitaire,  tendu,  qui 
finira  par  devenir  une  espèce  de  légende,  fausse  comme  toutes  les 
légendes.  »  Les  dehors  du  doctrinaire,  l'accent  superbe  de  l'orateur, 
ont  souvent  en  effet  donné  de  M.  Guizot  une  idée  inexacte.  Sous  cette 
apparence  rigide,  un  peu  officielle,  pourrait-on  dire,  il  y  avait  une  âme 
généreusement  douée,  humaine,  accessible  aux  émotions  pathétiques  et 
aux  tendresses  intérieures;  il  y  avait  un  homme  dans  toute  l'étendue, 
dans  toute  la  noblesse  du  mot.  C'est  l'intérêt  de  ce  livre,  dû  à  la  piété 
filiale,  de  montrer  cette  partie  intime,  moins  connue,  d'une  grande  et 
retentissante  existence. 

Ce  sévère  et  puissant  athlète  de  l'arène  parlementaire,  qui  était  tout 
à  la  fois  un  historien,  un  philosophe,  un  politique,  un  orateur,  avait 
ges  cutles  domestiques  auxquels  il  se  ^entait  invinciblement  lié  au 
milieu  des  luttes  les  plus  ardentes  et  des  agitations  d'une  vie  labo- 
rieuse. M.  Guizot  n'avait  pas  connu  3on  père,  mort  victime  des  fureurs 
révolutionnaires  pendant  la  terreur.  Il  n'avait  cooou  que  sa  mère,  qui 
avait  surveillé  son  éducation,  son  enfance  austère,  et  dont  l'influence 
avait  certainement  contribué  à  développer  en  lui  les  plus  précieuses 
qualités  du  caractère  et  de  l'esprit.  Rien  de  plus  touchant  que  les  rela- 
tions de  M.  Guizot  et  de  cette  mère  d'élite  qui,  après  avoir  suivi  son 


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232  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

fils  dans  sa  carrière  agrandie,  après  avoir  toujours  vécu  auprès  de  lui, 
allait  s'éteindre  à  Londres,  au  lendemain  du  naufrage  de  18^8. 

Cest  à  cette  mère  que  M.  Guizot  faisait  la  conûdeoce  de  ses  premiers 
projets  d'avenir,  de  ses  premières  ambitions,  de  même  que,  plus  tard, 
c'est  auprès  d'elle  qu'il  trouvait  un  dévoûmeot  passionné,  souvent  des 
conseils  utiles,  a  Je  crois  la  voir  encore,  a  dit  Sainte-Beuve,  dans  cette 
mise  antique  et  simple,  avec  cette  physionomie  forte  et  profonde,  ten- 
drement austère,  qui  me  rappelait  celle  des  mères  de  Port-Royal...  Je 
crois  la  voir  encore  dans  le  salon  du  ministre,  où  elle  ne  faisait  que 
passer...  »  M""*  Guizot  représentait  la  gravité  affectueuse  et  simple  dans 
ce  foyer  où  se  mêlaient  les  joies  et  les  deuils  vivement  ressentis.  En 
peu  d'années,  M.  Guizot  avait  perdu  successivement  les  deux  personnes 
de  mérite  qui  s'étaient  associées  à  sa  vie.  M"*  Pauline  de  Meulan  et  une 
de  ses  nièces;  il  avait  perdu  un  premier  fils  mort  dans  l'éclat  de  sa  jeu- 
nesse. L'aiguillon  de  la  douleur  lui  arrachait  partois  des  accens  pathé-* 
tiques;  il  né  se  consolait  qu'à  la  vue  des  enfans  qui  lui  restaient,  qu'il 
entourait  de  ses  affections.  Dans  les  jours  les  plus  occupés  de  son 
ministère,  il  trouvait  le  moyen  de  passer  quelques  momens  auprès 
d'eux,  auprès  de  sa  mère.  Quand  les  enfans  étaient  loin,  il  leur  écrivait; 
il  leur  disait  :  a  Je  ne  vous  ai  pas  là  pour  aller  cinq  ou  six  fois  par  jour 
me  délasser,  me  rafraîchir  en  vous  voyant.  Cest  avec  vous  que  j'ou- 
blie ma  vie  de  travail  et  de  lutte.  Il  me  semble  en  entrant  chez  vous 
que  je  laisse  mon  fardeau  à  la  porte...  »  Parfois  à  ses  témoignages  de 
tendresse  paternelle  il  mêlait  des  legous  plus  graves.  Pendant  son 
ambassade  à  Londres,  il  racontait  à  une  de  ses  filles  une  séance  de  la 
chambre  des  communes  où  Ton  avait  discuté  sur  l'Irlande  et  il  ajoutait: 
a  Prends  toujours  de  l'intérêt  à  l'Irlande,  mon  enfant.  Ta  mère  lui  en 
portait  beaucoup  comme  à  l'ancienne  patrie  de  sa  famille...  Il  y  a  cent 
cinquante  ans  que  la  famille  de  ton  grand-père  quitta  TÂngleterre  à  la 
suite  de  Jacques  II.  Ils  fuyaient  l'Angleterre  parce  qu'ils  étaient  catho- 
liques. Presque  au  môme  moment,  les  protestans  fuyaient  aussi  la 
France.  Aujourd'hui  c'est  un  protestant  qui  représente  la  France  à 
Londres,  et  il  y  trouve  des  catholiques  puissans  dans  cette  même  chambre 
des  communes  qui  les  chassait  il  y  a  cent  cinquante  ans.  Tout  cela, 
ma  chère  fille,  c'est  le  fruit  d'une  raison  plus  éclairée,  d'une  religion 
mieux  comprise...  »  Au  plus  fort  de  ses  luttes,  M.  Guizot  se  plaisait  à 
cultiver  ces  jeunes  esprits,  à  se  créer  par  intervalles  quelques  jours  de 
liberté  qu'il  allait  passer  au  Val-Richer,  dans  cette  campagne  dont  il 
s'était  fait  un  paisible  et  aimable  asile. 

Retiré  de  tout  dès  18(|8,  M.  Guizot  n'avait  plus  cherché  à  reparaître 
sur  la  scène.  Il  était  resté  l'homme  de  la  famille  et  de  la  pensée  libre, 
du  travail  assidu,  dans  une  retraite  animée  par  l'affection,  noblement 
occupée  par  l'étude.  Il  ne  se  désintéressait  d'ailleurs  ni  de  son  temps 


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RETUE.   —  CHROMIQtJB.  233 

ni  de  son  pays;  il  les  jugeait  parfois  avec  sévérité,  et  dans  une  lettre 
à  un  de  ses  amis,  il  laissait  échapper  ces  mots,  qui  ne  sont  pas  sans 
à-propos  :  (c  L'indécision  et  l'impotence  sont  les  caractères  du  temps 
actuel.  Ils  n'ont  ni  idée  arrêtée  ni  volonté  efficace  sur  rien  de  ce  qu'ils 
font.  Ils  flottent  et  suivent  le  cours  de  l'eau.  »  L'habitude  d'esprit  de 
M.  Guizot  cependant  était  l'optimisme,  la  conûance.  Il  se  décourageait 
peu  pour  son  pays,  même  quand  il  était  personnellement  atteint,  et 
dans  un  jour  de  crise  plus  violente,  il  écrivait  :  u  Je  crois  très  grave  la 
maladie  de  notre  société,  et  nous  sommes  dans  une  des  plus  honteuses 
phases  de  noire  maladie;  mais  je  suis  décidé  à  ne  pas  croire  et  je 
ne  crois  réellement  pas  que  ce  soit  là  le  dénoûment  de  la  glorieuse 
histoire  de  la  France.  Nous  nous  en  relèverons.  »  La  guerre  de  1870 
l'avait  rempli  d'angoisse,  et  à  la  veille  du  conflit,  il  écrivait  qu'il  savait 
gré  à  M.  Thiers  d'avoir  donné  ses  pathétiques  avertissemens,  d'avoir 
dit  qu'il  «  tenait  à  l'honneur  de  sa  mémoire.  »  M.  Guizot,  à  la  vue  des 
cruels  et  rapides  désastres  de  1870,  avait  pu  être  ébranlé  dans  son 
optimisme,  non  dans  son  patriotisme,  et  au  moment  d'expirer,  entouré 
de  ses  enfans,  de  ses  petits-enfans,  il  murmurait  encore  le  nom  de  la 
France  :  «  Il  faut,  disait-il,  servir  la  France,  pays  malaisé  à  servir, 
imprévoyant  et  inconstant  :  il  faut  le  bien  servir,  c'est  un  grand  pays.  » 
Les  politiques  peuvent  varier  avec  les  circonstances;  les  chefs  d'état 
et  les  ministres  peuvent  se  tromper  dans  leurs  combinaisons,  cela  s'est 
vu.  La  noblesse  morale  d'une  grande  vie,  d'une  àme  d'élite  s'exhalant 
dans  un  dernier  souflQe  de  patriotisme,  ne  trompe  pas.  Elle  est  toujours 
une  lumière  et  un  conseil  I 

Ce.  de  Mazadb, 


ESSAIS  ET   NOTICES. 


Recueil  des  traités^  conventions^  Uns  et  autres  actes  relatas  à  la  paix  avec  VAlle" 
magne,  publié  par  SI.  ViUefort,  ministre  plénipotentiaire,  sous  \e%  auspices  du 
ministère  des  affaires  étrangères,  5  vol.  gr*  in-S<^;  Paris,  Imp.  nationale,  1872-70, 

Un  homme  ne  peut  guère  mieux  comprendre  les  événemens  qui  se 
déroulent  sous  ses  yeux,  qu'un  soldat  ne  peut  concevoir  l'ensemble 
d'une  grande  bataille  à  laquelle  il  a  pris  part.  Les  choses  auxquelles 


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28&  REYCIB  Nfl  0BUX  MOHDfUU 

on  est  mêlé  n'apparatasent  pas  avec  leurs  jusies  proportions  :  tantôt  on 
leur  attribue  une  importance  exagérée,  tantôt  on  n'en  saisit  pas  toute  la 
valeur.  Plus  tard  seulement,  quand  elles  seront  entrées  dans  le  passé, 
on  pourra  les  apprécier  avec  leur  portée  exacte,  parce  qu'alors  on  en 
aura  vu  les  résultats,  qui  sont  ici  le  plus  sûr  critérium.  Il  n'y  a  donc 
pas  de  véritable  histoire  des  époques  contemporaines  :  tout  ce  qu'on 
peut  demander,  ce  sont  les  faits,  les  faits  dans  leur  nudité,  qui  sont  le 
squelette  de  Thistoire  :  plus  tard  viendront  les  appréciations,  les  juge* 
mens  qui  en  sont  le  sang  et  la  chair. 

C'est  à  ce  point  de  vue  des  faits  que  le  Recueil  des  traités,  conventions» 
Uns  et  autres  documens  relatifs  à  la  paix  avec  rAUemagne  se  recommande 
à  l'attention  publique.  M.  Villefort,  ministre  plénipotentiaire,  qui  a 
conçu  le  plan  de  ce  grand  ouvrage  et  qui  vient  de  l'achever,  a  rendu 
par  là  un  service  signalé  à  tous  ceux  qui  prennent  intérêt  aux  affaires 
de  la  France.  Sans  doute  tous  les  documens  a'étaient  pas  inédits  :  il  en 
est  beaucoup  qui  ont  déjà  vu  le  jour  2  mais  comment  et  où  Tont-ils 
vu  7  Dans  des  journaux  quotidiens  dont  chaque  numéro  pousse  celui 
de  la  veille  dans  le  néant  II  était  nécessaire  de  coordonner  les  pièces 
éparses  çà  et  là  dans  des  collections  de  journaux  qui  deviendront  de  plus 
en  plus  rares  et  que  leurs  dimensions  même  rendront  inaccessibles. 
Cétait  la  seule  manière  de  les  sauver  de  l'oubli.  Nous  songions  en  par* 
courant  ce  vaste  Recueil  à  la  sûreté  d'informations  qu'il  assurerait  aux 
historiens  de  l'avenir,  qui  seront  tentés  d'étudier  par  le  menu  la  sinis* 
tre  période  de  nos  annales,  marquée  par  la  guerre  contre  l'Allemagne  et 
par  rinsurrection  de  Paris.  Et  ce  n'est  passeulement  par  les  futurs  an-* 
nalistes  de  la  France  que  ces  textes  seront  utilement  consultés.  L'œuvre 
de  M.  Villefort  a  un  intérêt  plus  actuel  :  elle  s'adresse  aux  hommes 
d'état  qui  pourront  y  voir  comment  le  gouvernement  français  a  su  faire 
face  à  la  plus  terrible  crise  qu'ait  traversée  la  France  depuis  bien  des 
années,  —  aux  hommes  d'affaires  qui  ont  besoin  de  consulter  journel- 
lement certains  documens  dont  la  connaissance  est  nécessaire  pour  la 
solution  de  mille  questions  pratiques,  —  au  public  enfin,  j'entends  le 
public  instruit  qui  aime  à  se  rendre  un  compte  exact  des  choses,  sans 
se  borner  aux  données  vagues  et  superficielles  dont  on  se  contente  trop 
souvent. 

M.  Villefort  s'est  mis  à  l'œuvre  immédiatement  après  la  guerre,  sans 
penser  alors  que  son  travail  prendrait  les  proportions  d'un  véritable 
monument.  «  Dans  l'année  qui  a  suivi  la  guerre,  dit-il,  on  n'avait  pu 
que  pourvoir  au  plus  pressé,  satisfaire  tout  d'abord  le  vainqueur,  et 
préparer  la  délivrance  du  territoire  en  rentrant  dans  un  état  normal 
et  régulier  :  cette  première  besogne  accomplie,  une  tâche  immense 
restait  à  remplir  pour  consolider  l'œuvre  de  la  paix.  Les  intérêts  publics 
et  privés  avaient  été  si  profondément  atteints  par  six  mois  de  guerre 


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IBTCBa  •«•  GHBOMIQinSt  286 

et  de  bouleversemens  intérieurs»  de  telles  transformations  s'étaient 
opérées  et  s'imposaient  au  nouvel  ordre  de  choses,  le  rétablissement 
du  pays  dans  ses  relations  intérieures  et  extérieures  était  si  ardemment 
poursuivi,  qu'une  foule  de  lois,  de  décrets,  de  mesures  administratives, 
de  projets  de  toute  sorte  allaient  se  succédant  et  apportant  chaque 
jour  une  nouvelle  pièce  à  l'édifice  de  notre  reconstitution.  Il  y  avait  une 
utilité  réelle  et  comme  un  devoir  de  patriotisme  à  rechercher  le  lien 
qui  unissait  tous  ces  actes  dans  un  dessein  commun,  le  relèvement  de  la 
France,  à  démêler  et  à  grouper  une  masse  de  documens  épars,  connus 
aujourd'hui,  oubliés  demain,  qu'il  ne  serait  plus  possible  de  retrouver 
sans  de  longues  recherches...  »  Nous  no  saurions  mieux  expliquer  le 
mode  de  composition  qui  s'imposait  par  la  force  des  choses  à  Tauteur 
du  Recueil.  Il  a  réuni  tout  d'abord  les  documens  qui,  par  leur  nature, 
se  rattachaient  directement  à  la  conclusion  de  la  paix  avec  l'Allemagne  : 
c'est-à-dire  le  traité  de  paix,  les  nombreuses  conventions  additionnelles, 
qui  le  complètent  et  tous  les  documens  relatifs  à  la  préparation  et  à 
l'exécution  des  engagemens  internationaux.  C'a  été  l'objet  de  deux  pre- 
miers volumes,  parus  en  1872.  Rien  ne  saurait  donner  une  idée  plus 
exacte  des  liens  qui  unissent  aujourd'hui  les  peuples  civilisés  que  l'exa- 
men des  difficultés  auxquelles  donne  lieu  le  rétablissement  de  ces  liens 
lorsqu'ils  ont  été  brusquement  rompus  par  la  guerre.  Cette  première 
portion  du  Recueil  est  une  sorte  de  code  du  droit  international  conven- 
tionnel en  vigueur  entre  la  France  et  l'Allemagne.  On  y  voit  vivre  le 
droit  international,  tel  qu'il  est  compris  dans  le  monde  moderne,  c'est- 
à'dire  avec  ses  tendances  à  la  réglementation  et  la  complexité  singu- 
lière qu'il  doit  aux  relations  existant  de  nos  jours  entre  les  différens 
états.  A  côté  d'un  traité  solennel  de  paix  et  d'amitié,  qui  eût  suffi  dans 
l'ancienne  Europe  pour  que  les  rapports  entre  les  peuples  se  renouas- 
sent régulièrement,  mille  détails  sont  aujourd'hui  prévus  et  réglés  par 
des  conventions  spéciales  :  les  questions  de  limites  et  de  douanes,  le 
raccordement  des  chemins  de  fer  et  des  canaux,  l'entretien  des  routes 
sur  certains  points  de  la  frontière,  la  protection  des  œuvres  d'art  et  de 
littérature,  l'extradition  des  malfaiteurs,  etc..  Enfin  l'abandon  de  l'AU 
sace  et  d'une  partie  de  la  Lorraine  a  donné  lieu  à  tout  un  ordre  de  sti- 
pulations particulières  relatives  au  partage  des  dettes  départementales, 
à  la  liquidation  des  comptes  des  personnes  morales,  à  la  nationalité  des 
habitans.  On  ferait  un  curieux  livre  seulement  en  réunissant  et  com<- 
mentant  toutes  les  conséquences  de  la  cession  d'un  territoire,  telle 
qu'elle  a  lieu  suivant  les  usages  du  droit  des  gens  moderne. 

Mais  si,  en  1872,  la  paix  était  rétablie  et  les  relations  reprises,  en  fait  et 
en  droit,  avec  l'empire  allemand, ii  s^en  fallait  de  beaucoup  quelaFrance 
fût  revenue  à  son  état  normal,  et  M.  Villefort  a  dû  se  remettre  bientôt 
à  l'œuvre  pour  nous  montrer  jusqu'à  son  achèvement  ou  peu  s'en  faut. 


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236  BEYUE  DES  DEUX  UONDES. 

ce  qu^OQ  peut  appeler  la  liquidation  de  la  guerre.  Par  ce  mot,  pris  ici  dans 
son  acception  la  plus  large,  il  faut  entendre  à  la  fois  l'acquitte  ment  des 
cinq  milliards  à  TAllemagne,  la  réparation  des  dommages  causés  par  la 
guerre  étrangère  et  la  guerre  civile  aux  villes  et  aux  particuliers,  enfin 
la  restauration  de  la  puissance  française  par  la  réorganisation  de  Tar- 
mée,  la  reconstitution  d*une  frontière  fortifiée  et  d'un  matériel  de  guerre 
à  la  hauteur  des  progrès  de  la  science  moderne.  Les  plus  importans 
documens  officiels  relatifs  à  cette  triple  tâche  sont  contenus  dans  les 
trois  derniers  volumes;  les  uns  sont  reproduits  in  extenso,  les  autres, 
dont  les  dimensions  n'eussent  pas  permis  une  insertion  intégrale,  sont 
condensés  dans  des  résumés  succincts.  —  Le  tome  m  est  spécialement 
consacré  à  la  question  des  indemnités  payées  par  Tétat  français  pour 
réparer  les  dommages  de  guerre.  On  sait  qu'à  la  suite  de  très  intéres- 
santes discussions  au  sein  de  rassemblée  nationale,  après  avoir  écarté 
l'idée  de  la  réparation  intégrale  demandée  par  quelques  orateurs,  on  a 
admis  le  principe  du  dédommagement  partiel  des  dommages  causés 
par  les  armées  belligérantes.  Il  n'a  été  fait  d'exception  à  la  règle  que 
pour  les  dommages  causés  par  Tarmée  française  opérant  contre  Paris 
insurgé;  dans  ce  cas,  un  droit  à  la  réparation  intégrale  a  été  reconnu 
aux  intéressés  sur  la  demande  de  M.  Thiers.  Des  sommes  considéra- 
bles, plus  de  900  millions,  ont  été  réparties  entre  lesdépartemens,  les 
villes,  les  communes,  les  particuliers,  les  chemins  de  fer,  etc.  Le 
tome  IV  s'ouvre  par  l'acquittement  de  l'indemnité  de  guerre  à  TÂlIe- 
magne  :  il  faut  lire  l'admirable  rapport  présenté  à  ce  sujet  à  l'assemblée 
nationale  par  M.  Léon  Say,  au  nom  de  la  commission  du  budget  de 
1875;  rien  n'est  saisissant  comme  cet  exposé  des  difficultés  qu'il  a  fallu 
vaincre  et  des  précautions  que  l'on  a  dû  prendre  pour  mener  à  bien 
les  colossales  opérations  financières  au  succès  desquelles  était  attachée 
la  libération  du  territoire  de  la  France.  Si  la  vitalité  d'un  pays  se  me- 
surait seulement  à  sa  richesse,  nous  aurions  le  droit  de  nous  enor- 
gueillir d*avoir  pu,  sans  crise  monétaire,  presque  sans  trouble  dans  les 
transactions  intérieures,  diriger  sur  l'Allemagne  la  plus  énorme  rançon 
qu'aucun  peuple  ait  jamais  payée.  Le  môme  tome  iv  contient  encore 
les  lois  relatives  à  la  réorganisation  de  l'armée,  aux  forteresses,  et,  à  ce 
propos,  l'étude  du  compte  de  liquidation,  espèce  de  budget  extraor- 
dinaire pour  lequel  les  ressources  n'ont  jamais  manqué.  C'est  ce 
compte  de  liquidation  qui  a  permis  au  ministère  de  la  guerre  de  cou- 
vrir d'ouvrages  défensifs  notre  nouvelle  frontière  de  l'est,  de  faire  de 
Paris  le  centre  d'une  région  puissamment  fortifiée,  et  d'emplir  en  même 
temps  nos  arsenaux  d'armes  et  de  munitions.  —  Au  tome  v  et  dernier 
ont  été  renvoyés  tous  les  documens  qui,  par  leur  date,  n'avaient  pu 
être  insérés  à  leur  place  dans  le  cours  de  la  publication. 
Nous  venons  de  montrer  l'ordre  général  de  ce  vaste  Recueil.  Mous 


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REVUE.   —  CHBONIQUE.  287 

avons  également  indiqué  les  conditions  dans  lesquelles  le  travail  avait 
été  exécuté  :  c'est  dire  que  le  plan  d'ensemble  n'a  pas  pu  être  exacte- 
ment suivi.  L'auteur  a  voulu  prévenir  lui-même  le  reproche  de  man* 
quer  d'ordre  qu'après  un  examen  sommaire  on  serait  peut-être  tenté 
de  lui  adresser.  Dans  une  remarquable  préface  insérée  en  tête  du 
tome  V  sous  le  titre  trop  modeste  d'Avertissement  de  l'éditeur,  il  reconnaît 
que  a  les  documens  mis  au  jour  à  des  époques  diverses  se  trouvent  sou- 
vent divisés  ou  dispersés  dans  plusieurs  volumes  de  telle  sorte  que«pour 
voir  l'ensemble,  il  est  nécessaire  de  se  reporter  d'un  tome  à  l'autre.  De 
là  un  défaut  d'unité...  »  Cette  unité,  M.  Villefort  a  eu  l'heureuse  idée 
de  la  rétablir  au  moyen  d'une  table  systématique  qui  englobe  toutes 
les  matières  en  les  répartissant  en  huit  parties.  On  voit  ainsi  se  dégager 
en  quelques  pages  toute  la  synthèse  de  l'œuvre,  et  chaque  document 
vient  icit>rendre  la  place  qu'il  aurait  dû  logiquement  occuper  dans  l'ou- 
vrage. 

George  Cogobdan. 


Vaugeleu,  Remarques  sur  la  langue  française.  Nouvelle  édition  par  M.  A.  Cbassang, 
inspecteur-général  de  rinstroction  pobUqoe,  2  ?ol.  ln-8;  Paris,  Baadry,  iSSO. 

Au-dessus  ou  à  côté  de  ceux  qu'un  contemporain  a  appelés  les  Grotes^ 
ques,  il  y  a  eu,  dans  la  première  partie  du  xvii*  siècle,  beaucoup  d'au- 
teurs qui  ont  brillé  d'un  vif  éclat  et  qui  sont  aujourd'hui  tombés  dans 
l'oubli.  *0n  ne  connaît  plus  ni  Conrart,  ni  Godeau,  ni  Chapelain,  ni 
Gombauld;  on  n'a  jamais  perdu  de  vue  le  nom  de  Vaugelas.  Il  doit 
peut-être  sa  popularité  à  quelques  vers  des  Femmes  savantes;  il  n'a 
jamais  cessé  toutefois  d'être  apprécié  par  les  doctes.  Molière  même  ne 
devait  pas  rendre  Vaugelas  responsable  des  sottises  des  Précieuses  ridi- 
cuUs  :  le  grammairien  devait  trouver  grâce  devant  l'homme  de  génie. 
Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  relire  Vaugelas  lui-même.  Cette 
lecture  est  facile,  attrayante;  M.  Chassang  n'a  rien  négligé  pour 
nous  y  engager.  Il  ne  faudrait  pas  croire  du  reste  que  les  Remarques 
sur  la  langue  française  eussent  le  moindre  point  de  ressemblance  avec 
ces  horribles  manuels  qui  ont  eu  longtemps  la  prétention,  sans  art 
aacun,  de  nous  apprendre  l'art  de  parler  et  d'écrire  correctement.  Il  y 
a  dans  Phomme  et  dans  l'œuvre  un  air  de  bon  ton,  de  gravité  sins 
raideur,  mais  non  sans  élégance,  qui  plaisait  autrefois  et  qui  ne  déplaît 
pas  aujourd'hui.  Disons  ici  un  mot  de  Tun  et  de  l'autre. 


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23S  EEVU£  DES  DEETX  HONDES. 

Claude  Favre,  baron  de  Péroges,  sieur  de  Vaugelas,  né  à  Meximienx, 
petite  ville  de  l'ancienne  Bresse,  le  0  janvier  1685,  était  le  deuxième 
flls  du  président  Antoine  Favre,  l'ami  de  François  de  Sales.  Voici  son 
portrait  d'après  Pellisson.  «  C'était  un  homme,  dit-il  dans  son  Histoire 
de  l'Académie,  agréable,  bien  fait  de  corps  et  d'esprit,  de  belle  taille;  il 
avait  les  yeux  et  les  cheveux  noirs,  le  visage  bien  rempli  et  coloré.  Il 
était  fort  dévot,  civil  et  respectueux  jusqu'à  l'excès,  particulièrement 
envers  les  dames.  Il  craignait  toujours  d'offenser  quelqu'un.  »  Des 
autres  renseîgnemens  que  nous  avons  sur  Vaugelas,  il  faut  conclure 
que  c'était  un  honnête  homme,  comme  l'entendait  le  xvn«  siècle,  con- 
sciencieux, travailleur  obstiné,  écrivain  exact  et  non  sans  esprit.  Jadis 
son  père  avait  obtenu  pour  lui  une  pension  de  2,000  livres;  mais  la 
pension  fut  supprimée,  puis  rétablie  par  Richelieu,  et  toujours  fort 
inexactement  payée.  Aussi  Vaugelas  fut-il  toute  sa  vie  criblé  de  dettes. 
Il  ne  savait  pas  demander:  il  savait  cependant  bien  remercier.  On  ne 
rappellera  jamais  assez  sa  douce  et  fine  réponse  au  cardinal  de  Riche- 
lieu, qui,  en  lui  rétablissant  sa  pension,  ajoutait  :  «  Eh  bien  I  vous  n'ou- 
blierez pas  dans  le  Dictionnaire  {de  V Académie,  dont  la  rédaction  était 
confiée  à  Vaugelas),  le  mot  de  pension.  —  Non,  monseigneur,  répondit 
le  grammairien -gentilhomme  et  moins  encore  celui  de  reconnais- 
sance. ))  Néanmoins  Vaugelas  vit  et  meurt  pauvre,  alors  que  le  terrible 
cardinal ,  qui  battait  Cavoye ,  le  capitaine  de  ses  gardes ,  était  géné- 
reux autant  qu'Henri  IV  était  ladre.  Timide  et  crédule,  voilà  l'homme  I 
Tout  autre  est  l'écrivain. 

Les  grammairiens  ont  une  place  dans  l'histoire  de  la  littérature  fran- 
çaise; celle  de  Vaugelas  notamment  y  est  bien  marquée.  11  vînt  à  son 
heure.  Les  Remarques  sont  de  1647;  c'est  l'époque  où  tous  les  lettrés  se 
portent  vers  l'étude  de  la  langue.  Après  le  xvi*  siècle,  qui  roule  pêle- 
mêle  l'or  et  la  boue,  un  travail  d'épuration  est  nécessaire.  Malherbe 
commence,  tout  le  monde  suit.  Ce  n^est  pas  seulement  dans  la  «  chambre 
bleue  »  de  l'incomparable  Arthénice,  c'est  dans  vingt  salons  qu'on  s'ap- 
plique à  rendre  sa  pensée  dans  les  meilleurs  termes.  II  y  eut  alors  les 
vraies  précieuses;  il  y  eut  aussi  plus  tard,  mais  plus  tard  seulement, 
après  Vaugelas,  les  précieuses  ridicules,  ces  dernières  surtout,  après 
1648,  date  où  finit  l'hbtel  de  Rambouillet.  L'Académie,  qui,  sous  la  pro- 
tection de  Richelieu,  s'était  constituée  en  compagnie  officielle  pour 
«  nettoyer  la  langue  des  ordures  qu'elle  avait  contractées,  »  était  à  la 
tête  de  ce  mouvement  de  réformation.  Elle  chargea  Vaugelas  de  tra- 
vailler à  son  Dictionnaire;  en  môme  temps,  il  écrivit  ses  Remarques. 
Que  devaient-elles  être? 

Correct  dans  son  langage  comme  dans  sa  tenue,  habitué  du  fameux 
hôtel,  ami  de  Patru  et  de  Conrart,  «  vieilly  dans  la  cour,  »  modeste, 
patient  sans  être  décisif,  Vaugelas  était  fait  non  pour  régler,  mais  pour 


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ItÊTUE.  —  CHÂÔNIQUE.  2S9 

régulariser  les  faits  de  langage,  pour  constater  la  valeur  des  mots,  pour 
dresser  leur  acte  de  naissance  ou  leur  acte  de  décès.  Oe  n*ost  pas  un 
réformateur,  un  promoteur  d'idées  nouvelles,  non,  il  fut,  comme  Con- 
rart  (1),  son  ami,  probablement  aussi  son  bienfaiteur,  une  sorte  de 
greffier,  de  secrétaire  de  la  langue.  !1  faut  lire  maintenant  dans  Vlntro^ 
duction  si  sobre  et  si  ferme  de  M.  Chassang  comment  le  grammairien 
comprit  sa  tâche,  quelle  tat  sa  doctrine  (car  il  à  une  doctrine),  en  quoi 
il  a  mérité  les  éloges  et  les  critiques  des  conteilmporains  et  de  la  pos- 
térité. 

Vaugelas  prend  Tusagepouf  maître,  en  cela  il  est  inattaquable', 
mais  c'est  un  usage  particulier,  celui  de  la  cour,  des  honnêtes  gens  : 
le  peuple  n'existe  pas  pour  lui.  n  Au  reste,  quand  Je  parle  du  bonusage, 
j'entends  parler  aussi  du  bel  usage,  ne  mettant  point  de  différence  en 
cecy,  entre  le  bon  et  le  beau  ;  caf  ces  remarques  ne  sont  pas  comme 
un  dictionnaire  qui  regoit  toutes  sortes  de  motâ,  pourvu  qu'ils  soient 
frangois,  encore  qu'ils  ne  soient  pas  du  bel  usage,  et  qu'au  contraire 
ils  soient  bas  et  de  la  lie  du  peuple.»  (T.  I*^  p.  25.)  Nous  sommes  loin 
des  crocheteurs  du  pOrt  au  Foin  auxquels  Malherbe  renvoyait  brusque- 
ment ses  disciples.  Vaugelas  n^est  cependant  pas  un  purisUf  un  partisan 
du  raffinage;  mais  il  incline  trop  au  style  noble.  C'est  par  là  qu'il  est 
attaquable  et  qu'il  a  été  attaqué;  c^est  cette  tendance  naturellement 
qu'ont  exagérée  les  Philamintes  et  les  Bélises.  D'où  vient  cependant 
cet  engouement  pour  Vaugelas  en  1672?  Cest  qu'en  1647  les  Remarques 
ont  frappé  tout  le  monde  par  leur  justesse.  En  effet,  l'œuvre  du  gram- 
mairien existe,  elle  est  réelle,  et  son  influence  sur  la  langue  et  l'ortho* 
graphe  est  considérable  :  Sainte-Beuve  en  fait  un  fourrier  de  Racine. 
Sans  doute  il  se  trompe  souvent  dans  la  pratique,  il  s'appuie  sur  de 
faibles  autorités  en  jurant  par  le  cardinal  du  Perron  et  son  M.Coeffeteau, 
évoque  de  Marseille;  il  prend  à  tort  quelquefois  le  ton  de  l'oracle;  mais 
que  de  fois  aussi  il  voit  juste  I  Que  de  fois  même  il  devine  juste I  Non, 
impossible  de  taxer  avec  Ménage  a  de  haute  impertinence  n 

Qa*an  étranger  et  S&Toyard 
Fuse  le  procès  à  Ronsard  ; 

le  goût  de  la  pureté  et  de  la  correction  semble  avoir  été  toujours  domi- 
nant dans  ce  petit  pli  de  terrain  aujourd'hui  français. 

En  parcourant  les  deux  volumes  que  M.  Chassang  offre  au  public,  on 
se  plaît  à  voir  le  grammairien  épier,  peser,  expliquer,  le  sens  exact  des 
locutions  et  des  mots,  et  parfois  comme  tirer  leur  horoscope;  il  ne  nous 

(1)  CosC  la  vraie  orthographe  du  nonii  et  non  Conrard;  qoe  M.  Chassang  noas  per- 
mette cette  petite  rectification. 


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2i0  REVUS  DES  DEUX  UONDEft. 

déplaît  même  pas  de  le  voir  se  tromper.  Volontiers  on  se  mettrait  à 
discuter  avec  lui  :  les  questions  de  langue,  d'orthographe,  de  pronon- 
ciation ont  toujours  eu  le  don  en  France  de  nous  intéresser,  a  Oui,  mon- 
sieur Vaugelas,  lui  dirait-on,  vous  avez  raison  d'établir  une  différence 
entre  propriété  et  propreté.  (T.  f\  p.  57.)  Les  Parisiens  de  votre  temps, 
comme  ceux  du  nôtre,  levaient  tort  de  parler  du  bout  des  dents  et  de 
dire  merry  pour  marry,  et  au  contraire  les  provinciaux  de  dire  norrie 
pour  nourrie.  Quoi  que  vous  en  pensiez,  la  postérité  emploiera  péril 
imminent,  non  éminent.  (P.  &11.)  Que  vous  êtes  bon  prophète,  quand  vous 
prédisez  un  brillant  avenir  à  sécurité  (p.  113),  que  Patru,  Télégant 
Patru,  ne  trouve  pas  français!  Mais^e  condouloir  passera.  Nous  laisserons 
fillol  pour  adopter  fUleuL  Nous  écrirons  gangrène  et  prononcerons  le 
mot  comme  il  est  écrit,  non  cangréne.  Enfin  banquet  est  et  restera  fran- 
çais; si  vous  viviez  de  notre  temps,  }l  vous  serait  bien  facile  de  vous  en 
convaincre.  »  Et  ainsi  de  suite! 

Chacun  de  ces  mots,  chacune  de  ces  locutions,  sont  étudiés  avec 
autant  d'intelligence  que  de  sollicitude.  M.  Chassang  fait  suivre  les 
Remarques  deVaugelas  des  observations  de  Patru,  de  Thomas  Corneille 
et  de  l'Académie  française.  Les /{«margues  ont  en  effet  été  réimprimées 
plusieurs  fois  dans  le  xvu*  et  le  xvui*siëcle  ;  mais  le  nouvel  éditeur  a  pris 
soin  de  nous  donner  le  texte  original  de  16&7  et  de  restituer  l'orthographe 
et  la  ponctuation  de  la  même  édition.  Ainsi  il  rectifie  et  complète  le 
travail  de  ses  devanciers.  De  plus,  il  ajoute  aux  anciennes  Remarques 
des  Remarques  inédites  tirées  d'un  manuscrit  rongé  par  les  rats,  opUA 
mures.  Enfin  il  a  eu  la  bonne  fortune  de  mettre  la  main  sur  une  clé 
inédite  trouvée  .dans  les  manuscrits  de  Conrart.  Les  notes,  quoique 
trop  discrètes,  en  sont  une  autre  aussi  précieuse.  Donc,  grâce  à 
M.  Chassang,  nous  avons  là  un  Vaugelas  original,  complet,  restauré, 
remis  dans  son  cadre,  —  bel  hommage  rendu  à  un  ancêtre,  pour  ainsi 
dire,  par  un  des  plus  dignes  et  des  plus  savans  grammairiens  de  Técole 
nouvelle. 

Auguste  Bodrgoiii. 


U  dirêciêur-girant,  G.  Bdloz. 


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!      i    MM.  .1  \i  V 


IN  1  V  j;i;s  i\'\     ,,(• 

L'ALSACE-LORRAINE 


BT 


L^EMPIRE    GERMANIQUE 


LA    MISSION    DE    M.    DE    HANTEUFFEL. 


Nous  avons  indiqué,  dans  un  précédent  travail  (1),  les  principales 
causes  qui  font  obstacle  à  la  germanisation  de  l'Alsace-Lorraine  et 
les  raisons  qui  nous  portent  à  douter  que  l'Allemagne  réussisse  à 
établir  entre  conquérans  et  conquis  ces  liens  de  mutuelle  con- 
fiance et  de  réciproque  sympathie  sans  lesquels  la  conquête  mo- 
rale ne  saurait  passer  pour  accomplie.  Il  nous  reste  à  examiner  si, 
à  défaut  de  l'union  intime  qu'une  entière  communauté  de  senti- 
mens,  d'intérêts  et  de  vues  serait  seule  capable  de  produire,  l'em- 
pire germanique  ne  peut  pas  espérer  du  moins  accoutumer  ces 
populations  à  leur  sort  et  les  amener  à  un  degré  de  résignation 
suffisant  pour  que  T Alsace-Lorraine  se  taise,  que  l'Allemagne  se 
rassure  et  que  l'Europe  acquiesce  et  oublie. 

Le  nouveau  régime  qui  vient  d'être  inauguré  sous  la  haute  direc- 
tion du  feld-maréchal  de  Manteuffel  est-il  propre  à  favoriser  cette 
œuvre  d'apaisement,  en  vain  poursuivie  par  l'Allemagne  tandis  que 
sa  propre  grandeur  était,  plus  qu'aujourd'hui,  dans  tout  son  éclat? 
L'Alsace-Lorraine  s'engage-t-elle  désormais  dans  une  condition 
politique  et  administrative  assez  stable  et  assez  normale  pour 

(1)  Voyez  la  Revue  da  15  ayril. 

TOVI  XL.  —  15  JOILLET  1880.  16* 


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2A2  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

permettre  à  l'Europe,  avide  de  tranquillité  et  de  paix,  de  se  désin- 
téresser d'un  état  de  choses  qu'elle  a  laissé  se  constituer  contre 
le  vœu  d'une  population  de  quinze  cent  mille  âmes,  moins  res- 
pectée dans  ses  droits  que  les  «  infortunés  »  Bulgares?  Faut-il 
qu'Alsaciens  et  Lorrains  fassent  leur  deuil  de  leurs  espérances 
secrètes  et  qu'ils  se  considèrent  comme  irrévocablement  sacrifiés  à 
une  politique  qui  a  converti  le  principe,  faux  peut-être,  mais  assu- 
rément généreux,  du  droit  des  peuples  de  se  grouper  conformé- 
ment à  leurs  afïïnités,  en  un  système  d'asservissement  fondé  sur  de 
prétendues  communautés  de  race?  Serait-il  vrai  que  le  droit  des 
nationalités  puisse,  au  gré  du  plus  fort,  devenir  un  devoir?  Ou  bien, 
Lorrains  et  Alsaciens  ne  sont-ils  pas  plutôt  autorisés  à  penser  que 
leur  calme  obstination  dans  la  résistance  n'aura  pas  été  tout  à  fait 
stérile,  et  que  l'heure  n'est  peut-être  pas  loin  où  l'Europe,  tou- 
jours inquiète  et  encore  divisée,  reconnaîtra  que  la  paix  ne  pourra 
véritablement  renaître  et  s'affermir  tant  qu'ils  seront  eux-mêmes 
retenus  sous  le  joug,  au  cœur  du  monde  civilisé,  et  tant  qu'elle 
persistera,  faute  de  pacifique  entente,  à  laisser  le  champ  libre  à 
une  politique  égoïste,  mauvaise  et  sans  issue,  qui  n'a  déjà  produit 
que  trop  de  détestables  fruits  ? 

Il  y  a,  ce  nous  semble,  plus  d'un  enseignement  à  tirer  de  la 
question  alsacienne;  nous  essaierons  d'en  dégager  quelques-uns, 
après  avoir  exposé  le  fonctionnement  de  l'organisation  nouvelle  et 
indiqué  les  résultats  qu'il  est  permis  à  l'Allemagne  et  à  l'Alsace- 
Lorraine  d'en  attendre. 

I. 

La  nouvelle  organisation  politique  introduite  en  Alsace-Lorraine 
depuis  le  I"''  octobre  1879  ofire  tous  les  dehors  d'un  régime  régu- 
lier de  gouvernement  constitutionnel  et  représentatif.  Au  sommet 
de  la  hiérarchie  est  placé  un  lieutenant  impérial  (telle  est  la  signifi- 
cation exacte  du  titre  de  statthalter  attribué  à  M.  de  Manteufl*el), 
délégué  direct  de  l'empereur,  auquel  il  a  seul  à  rendre  compte  de 
ses  actes  et  qui  lui  a  personnellement  transmis  la  presque  totalité 
de  ses  propres  pouvoirs  souverains,  civils  et  militaires,  dans  le 
gouvernement  de  l' Alsace-Lorraine.  Au-dessous  du  statthdter^ 
l'administration  responsable  est  représentée  par  un  ministre  secré- 
taire d'état,  ayant  pour  auxiliaires  quatre  sous-secrétaires  d'état 
entre  lesquels  sont  répartis,  groupés  en  autant  de  sections,  les 
divers  départemens  ministériels.  Latéralement,  un  conseil  d'état 
est  investi  d'attributions  analogues  à  celles  que  ce  corps  exerce 
suivant  la  législation  française,  à  l'exception  toutefois  du  coDtcn- 
tieux  administratif,  qui  reste  dévolu  à  un  corps  spécial,  existant 

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l'aLSâCE-LOBRAIKE  et   L'fiMPIBE  GBRMiNIQDE.  2A3 

depuis  1871  sous  le  nom  de  conseil  impérial.  L'organisme  est 
complété  par  le  Landesausscfiuss^  ou  délégation  provinciale,  dont 
nous  nous  occuperons  plus  particulièrement  tout  à  rhsure  et  qui 
constitue  l'élément  représentatif  dans  l'ensemble  du  système. 

Tel  est,  dans  ses  traits  essentiels,  Je  nouveau  régime  dont  l'Alsace* 
Lorraine  vient  d'être  dotée.  Il  marque,  si  je  compte  bien,  la  sixième 
ou  septième  étape  dans  le  provisoire  que  l'Allemagne  a  fait  fair« 
à  cette  province  depuis  le  jour  où  un:  «  ordre  du  cabinet,  »  daté 
du  quartier  général  d'Herny,  le  là  août  1870,  et  complété  huit 
jours  après  par  une  lettre  que  le  roi  de  Prusse  adressait  de  Pont- 
à^Housson  à  M.  de  Bismarck,  constituait  le  gouvernement  général 
d'Alsace  et  de  Lorraine,  dans  les  limites  mêmes  qu'a*  consacrées  plus 
de  six  mois  plus  tard  le  premier  article  des  préliminaires  de  paix  (1). 

Si  l'on  compare  l'organisation  nouvelle  aux  divers  régimes  sous 
lesquels  l'Alsace-Lorraine  a  été  successivement  placée  depuis  dix 
ans,  —  dictature  pure  et  simple  sous  un  gouverneur  général 
militaire  assisté  d'un  commissaire  civil  ;  dictature  tempérée  par 
l'institution  d'un  président  supérieur  délégué  direct  du  chancelier 
de  l'empire;  régime  constitutionnel  restreint  par  des  lois  d'excep-^ 
tion;  admission  du  pays  à  envoyer  des  députés  au  Reichstag; 
création  d'un  comité  consultatif  à  Strasbourg  et  d'une  section  spé^ 
ciale  pour  l'Alsace-Lorraine  près  la  chancellerie  impériale  de  Ber- 
lin, etc.,  —  il  faut  reconnaître  que  le  pas  qui  vient  d'être  fait  a 
tout  au  moins  le  mérite  d'avoir  enfin  donné  au  «  pays  d'empire  » 
un  ensemble  d'institutions^  politiques^  et  administratives  suffisam- 
ment homogène  pour  que  ceux  qui  s'en  tiennent  aux  apparences 
y  puissent  voir  tous  les  élémens  d'un  régime  légal  acceptable  et 
même  libéral  dans  une  certaine  mesure. 

Toutefois  on  revient  vite  de  celte  bonne  impression  première 
lorsque,  examinantlaforcerelative  des  rouages  et  des  régulateurs  du 
mécanisme,  oni  cherche  à  se  rendre  compte  de  Boa  fonctionnement. 
Tout  d'abord  on  reconnaît  alors  que  ce  n'est  pas  dans  Tintérèt  de  l'Al- 
sace^orraine  qu'il  a  été  imaginé,  mais  bien  dans  l'intérêt  exclusif  du 
gouvernement  et  de  ses  fonctionnaires.  Comme  toutes  les  réformes 
antérieures,  celle  qu'a  opérée  la  loi  du  4  juillet  1879  provient  uni- 
quement du  désir  de  supprimer  certains  frottemens  qui  paraly- 
saient l'énergie  de  l'action  administrative.  Il  importait  d'arriver  à 
mettre  fin  au  dualisme  que  le»  régimes  précédens  avaient  laissé 
subsister  et  qui  retenait  en  toutes  choses  ^administration  centrale 
de  Strasbourg  sous  la  dépendance  de  Is  chancellerie  de  Berlin, 

(i)  On  ne  saurait  trop  rappeler  ce  fait,  qpi  établit  d*Qne  maaière  irréfutable  que* 
bien  avant  Sedan  et  la  reddition  de  Strasbourg  et  de  Metz,  le  gouyernement  prussien 
avait  déjà  arrêté  retendue  des  revendlcatloos  territoriales  auxquelles  il  étoit  résolu, 
pour  peu  que  le  sort  des  armes  lui  permit  de  dicter  ses  conditions. 

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2hh  BEYUE  DES  DEUX  UONDES. 

dont  les  résolutions  étaient  dictées  de  trop  loin  pour  être  toujours 
sages,  opportunes  et  suffisamment  promptes.  M.  de  Mœller,  qui, 
jusqu'au  mois  d'octobre  dernier,  a  rempli,  non  sans  mérite,  pendant 
près  de  huit  années,  les  hautes  et  ingrates  fonctions  de  président 
supérieur  de  TAlsace-Lorraine,  n'avait  pas  une  autorité  personnelle 
assez  grande  pour  avoir  osé  secouer,  autant  qu'il  Teût  fallu,  la 
gênante  tutelle  sous  laquelle  le  tenait  une  bureaucratie  directe- 
ment inspirée  par  M.  de  Bismarck.  Il  y  avait  pourtant  nécessité 
administrative  et  urgence  à  modifier  cet  état  de  choses  en  transfé- 
rant dans  le  pays  même  les  autorités  véritablement  dirigeantes  ; 
mais  pour  réaliser  cette  réforme,  que  le  gouvernement  avait  tous 
motifs  de  désirer  et  de  poursuivre,  il  fallait  d'abord  trouver 
un  personnage  assez  haut  placé  dans  la  hiérarchie  et  dans  l'opi- 
nion publique  pour  que  l'empereur  pût  l'investir  des  attributions 
d'un  chef  suprême,  chargé  de  représenter  en  Alsace- Lorraine  le 
principe  souverain.  Les  autonomistes,  que  M.  de  Bismarck  voyait 
avec  plaisir  prendre  l'affaire  à  cceur  et  auxquels  il  laissait  croire  que 
c'était  l'avènement  du  régime  de  leurs  rêves  qu'il  s'agissait  de 
hâter,  osèrent  élever  leurs  regards  jusqu'au  pied  du  trône  impérial 
et  demander  qu'on  leur  donnât  pour  vice-roi  le  prince  héritier  en 
personne;  mais  l'attentat  de  Nobiling  et  la  régence  qui  en  fut  la 
suite  vinrent  trop  tôt  leur  montrer  ce  que  leur  féale  ambition 
avait  de  chimérique.  M.  de  Bismarck  se  chargea  de  suggérer  une 
solution  plus  pratique  en  proposant  à  l'empereur  la  combinaison 
qui  a  été  en  définitive  adoptée  ;  nous  verrons  plus  loin  ce  que  le 
choix  de  la  personne  de  M.  de  Manteuflel  a  eu  de  profondément 
politique  dans  la  pensée  du  chancelier  impérial. 

Ce  point  réglé,  rien  ne  s'opposait  plus  à  la  translation  à  Strasbourg 
de  l'ensemble  des  services  jusqu'alors  concentrés  à  Berlin  entre 
les  mains  de  M.  Herzog,  directeur  des  affaires  alsaciennes  à  la  chan- 
cellerie de  l'empire  et  qui  est  maintenant  devenu  ministre  d'état 
en  résidence  en  Alsace-Lorraine.  Supprimer  les  800  et  quelques 
kilomètres  que  les  moindres  affaires  avaient  à  parcourir  plusieurs 
fois  avant  d'aboutir  fut  l'idée  dominante  de  l'organisation  nou- 
velle ;  le  reste  n'a  été  que  détails  et  changemens  d'étiquettes. 
Sans  la  complicité  naïve  des  autonomistes,  le  gouvernement  alle- 
mand n'aurait  peut-être  pas  encore  osé  réaliser  une  aussi  impor- 
tante réforme  qui,  sous  des  apparences  de  décentralisation,  fortifie 
considérablement  sa  propre  action,  en  lui  permettant  désormais 
d'imprimer  à  la  machine  administrative  une  marche  plus  réguUère 
et  plus  suivie.  A  son  point  de  vue,  le  progrès  est  manifeste  ;  on 
n'en  saurait  dire  autant  si  l'on  envisage  les  intérêts  de  l'Alsace- 
Lorraîne.  —  J'aurai  à  indiquer  plus  tard  à  quoi  se  réduiront  dans 
la  pratique  l'action  personnelle  de  M.  de  Manteuflel  et  l'action 

uiyiiizeu  uy  V^JvJvJVJ  Iv^ 


l' ALSACE-LORRAINE  ET  l'eMPIRE  GERMANIQUE.  2&5 

collective  du  Landesausschuss  ;  constatons  dès  à  présent  que,  sous 
le  rapport  administratif,  le  changement  de  régime  n'a  pas  amené 
avec  lui  l'ombre  de  véritable  autonomie. 

L'autonomie  administrative  suppose  et  exige  en  effet  tout  d'abord 
que  la  majorité  des  fonctionnaires  soient  originaires  du  pays,  comme 
il  arrivait  en  fait  sous  l'administration  française,  qui  se  prête  en 
général  volontiers  au  désir  de  ses  agens  de  remplir  de  préférence 
leurs  fonctions  dans  leur  province,  leur  département  ou  même  leur 
localité  d'origine.  Dans  ce  sens,  on  peut  dire  que  l'Âlsace-Lorraine 
était,  il  y  a  dix  ans,  vraiment  administrée  par  elle-même,  et  cette 
circonstance  n'a  pas  peu  contribué,  au  moment  de  l'invasion  de  cette 
province,  à  la  rapide  désorganisation  de  tous  les  services,  car  presque 
chaque  fonctionnaire,  si  haut  placé  ou  si  humble  qu'il  fût,  setrouvait 
doublé  d'un  patriote,  dont  la  Prusse  a  vainement  sollicité  et  mar- 
chandé le  concours.  Bien  peu  d'entre  eux  se  sont  laissé  séduire  par 
les  offres  tentantes  que  Je  vainqueur  le  jr  fit,  car  il  n'est  bientôt 
devenu  que  trop  évident  qu'elles  ne  lui  étaient  inspirées  que  par 
le  désir  de  se  donner  le  temps  d'organiser  son  a  iministration  à 
lai;  les  rares  Alsaciens-Lorrains  qui  ont  accepté  ses  avances,  soit 
par  convenance  personnelle,  soit  dans  la  persuasion  de  servir 
ainsi  les  vrais  intérêts  de  leur  province,  se  sont  vus  insensiblement 
refoulés  dans  des  emplois  humilians  pour  leur  patriotisme  ou  leur 
dignité,  et  la  position  pénible,  quoique  dorée,  qui  leur  fut  faite  dès 
l'abord,  n'était  pas  de  nature  à  susciter  beaucoup  d'imitateurs. 
Aussi,  l'une  des  formules  favorites  des  autonomistes  :  a  le  gouver- 
nement par  le  pays  »  a-t-elle  échoué  surtout  devant  le  bon  sens 
alsacien.  —  Il  fallait  être,  en  vérité,  bien  aveugle  et  singulière- 
ment ignorant  des  exigences  traditionnelles  de  la  bureaucratie  prus- 
sienne, surtout  en  pays  conquis,  pour  avoir  pu  supposer  un  seul 
instant,  comme  quelques  autonomistes  semblent  encore  s'obstinera 
le  faire,  que,  si  les  Alsaciens-Lorrains  n'avaient  pas  inconsidéré- 
ment refusé  leur  concours,  il  leur  aurait  été  aisé  d  obtenir  la  con- 
stitution d'une  sorte  d'administration  «à  la  papa  »  dont  ils  eussent 
conservé  eux-mêmes  la  libre  direction.  C'était  caresser  de  bien 
naïves  illusions  et  prouver  qu'on  ne  connaissait  rien  du  fonctionne- 
ment en  quelque  sorte  fatal  du  système  prussien. 

Dans  le  jeu  de  ce  système,  la  machine  bureaucratique  est  un 
organisme  tout  aussi  essentiel,  aussi  un  et  aussi  rigoureusement 
agencé  que  l'armée,  dont  elle  forme  le  complément  nécessaire  : 
ce  que  l'une  conquiert,  l'autre  a  pour  tâche  de  le  broyer,  de  le 
pétrir  et  de  l'assimiler.  Au  temps  jadis,  les  chevaliers  de  l'ordre 
teutonîque  et  les  frères  porte-glaive,  qui  ont  arraché  la  Prusse 
à  la  barbarie  et  à  l'idolâtrie  païenne  où  elle  s'est  attardée 
jusqu'en  plein  xiv''  siècle,  remplissaient  à  la   fois  cette  double 

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2A6  bethb  des  deux  iidkdes. 

charge;  plus  tard,  les  service  se  multipliant  et  se  compli- 
quant ont  dû  être  scindés,  sani»  toutefois  que  jamais  ait  été  rompu 
et  moins  encore  coupé  le  lien  qui  unit  étroitement  Fune  à  l'autre 
les  deux  institutions,  dans  ce  pays  de  stricte  tradition,  où  tout  bon 
fonctionnaire  doit  avoir  été  sous-officier  un  instant  au  moins  dans 
sa  vie,  ne  fût-ce  que  pour  apprendt^e,  au  maniement  des  recrues, 
Tart  tout  prussien  d'être  raide  et  cassant,  —  stramm  und  rûck- 
sichtslosj  —  dans  le  gouvernement  des  hommes.  A  vrai  dire,  Fadmi- 
nîstration  prussienne  n'est  autre  chose  qu'une  milice  qui  ne  diffère 
de  l'armée  que  par  la  couleur  des  passepoils  d'uniforme.  Dans  cette 
milice  on  admet  bien  à  servir  en  sous-ordre;  et  dans  une  mesure 
prudemmeRt  calculée,  des  mercenaires  fournis  par  les  diverses 
peuplades  assujetties,  mais  il  est  de  principe  rigoureux  que  les 
chefs  qui  en  composent,  à  divers  degrés,  les  cadres  soient  tous  de 
provenance  prussienne, surtout  dtos  les  services  dont  le  personnel 
est  appelé  à  entrer  en  contact  immédiat  et  direct  avec  les  popula- 
tions. —  De  même  qu'après  Sadowa  la  Prusse  envoya  en  profuâon 
dans  l'Allemagne  du  Sud  des  officiers  chargés  de  façonner  les 
troupes  de  ses  nouvelles  alliées,  de  même,  lors  de  l'organisation 
première  de  l'administration  allemande  en  Alsace-Lorraine,  toutes 
les  places  de  chefs  de  service  furent  attribuées  à  des  sujets  prus- 
siens ;  on  ne  fit  d^ exception  que  pour  le  service  des  douanes,  dont 
les  agens,  par  la  nature  de  leurs  fonctions,  ne  peuvent  exercer  sur 
les  populations  qu'une  médiocre  influence,  mais  sont  exposés, 
en  revanche,  à  récolter  beaucoup  d'impopularité  :  double  raison 
pour  en  faire  des  places  excellentes  à  offrir  aux  «  confédérés.  » 
—  n  en  a  été  à  peu  près  de  même  danji  la  réorganisation  récente^ 
qui  a  installé  en  Alsace-Lorraine  les  rouages  ministériels  et  qu'on 
a  essayé  de  faire  passer  pour  la  consécration  de  l'autonomie  admi- 
nistrative. La  Prusse  a  eu  grand  soin  de  réserver  à  ses  nationerax 
la  direction  des  services  relatifs  à  l'administration  proprement  dite 
et  à  la  justice,  tandis  qu'elle  a  libéralement  abandonné  à  un  minis^ 
tre  d'origine  bavaroise  le  soin  de  remettre,  s'il  se  peut,  un  peu 
d'ordre  et  d^économie  dans  les  finances  si  malades  du  pays,  et 
qu'elle  a  demandé  aux  Alsaciens,  qiuî  n'en  ont  eu  souci,  de  découvrir 
parmi  eux  quelqu'un  qui  voulût  se  charger  du  relèvement  deFm- 
dustrie,  du  commerce  et  de  l'agriculture,  que  le  régime  allemand 
a  si  promptement  mis  en  sii  piteux  état.  La  mission  était  vraiment 
trop  ingrate  et  trop  désespérée  pour  tenter  personne,  et  l'ensemr- 
ble  même  de  la  réorganisation  se  présentait  sous  un  jour  trop  peu 
«  autonome  »  pour  inspireraux  Alsaciens-Lorrains  l'envie  d'y  appor- 
ter, à  quelque  titre  que  ce  fût,  le  concours  dé  leur  collaboration. 
D'ailleurs,  l'eussent- ils  voulu,  lies  mesures  étaient  prises  à 
l'avance  pour  empêcher  de  leur  part  tout  envahissemait  dange^ 

uiyiiizeu  uy  V^Jv-/\JVt  Iv^ 


l'alsage-lohraine  et  l'empire  gebmânique.  2&7 

reux  ou  même  simplement  incommode.  Moins  de  quinze  jours 
après  l'installation  de  l'administration  nouvelle,  un  avis  envoyé 
aux  journaux  faisait  savoir  que  le  nombre  des  compétiteurs  aux 
places  disponibles  avait  été  si  grand  qu'il  suffirait  pour  longtemps  à 
pourvoir  à  toutes  les  vacances  éventuelles  et  qu'aucune  candidature 
nouvelle  ne  serait  donc  plus  accueillie.  Ce  ne  sont  pas,  on  peut 
l'affirmer,  les  Alsaciens-Lorrains  qui  se  sont  élancés  de  la  sorte  à 
la  chasse  aux  emplois,  puisque,  dernièrement  encore,  les  réprésen- 
tans  du  pays  examinaient  l'opportunité  d'attirer  vers  les  fonctions 
publiques,  par  l'appât  de  subventions  ou  de  primes,  déjeunes  can- 
didats indigènes  I 

Ces  places  que  dédaignent  les  Alsaciens,  sachant  d'avance  les 
humiliations  qu'elles  leur  infligeraient,  les  Allemands  en  sont  au 
contraire  fort  avides,  parce  qu'elles  sont  grassement  rétribuées  et 
que  le  fonctionnarisme  a  fait  dans  le  jeune  empire  des  progrès 
bien  étonnans  chez  un  peuple  si  enclin  autrefois  à  narguer  le  pen- 
chant des  Français  poi^  le  costume  officiel.  M.  de  Bismarck  fait,  il 
est  vrai^  ce  qu'il  peut  pour  encourager  et  développer  cette  passion 
dont  il  use  pour  étendre  plus  vite  à  l'Allemagne  entière  a  l'institu- 
tion éprouvée  »  de  la  bureaucratie  prussienne,  à  l'aide  de  laquelle 
il  compte  extirper  tout  à  fait  le  mal  du  particularisme.  Aussi  a-t-il 
voulu  que  les  fonctionnaires  impériaux,  dont  la  loi  du  31  mars  1873 
a  réglé  avec  autant  de  libéralité  que  de  minutie  la  condition  légale, 
eussrat  dans  l'état  une  situation  préférable  à  ^nulle  autre,  et  c'est 
surtout  pour  en  accroître  rapidement  le  nombre  qu'il  a  tant  à  cœur 
d'attribuer  à  Tempire  l'exploitation  générale  des  chemins  de  fer 
et  le  monopole  des  tabacs.  Il  sait  bien  qu'avec  des  cadres  prus- 
siens, toute  administration  organisée  selon  ses  vues  ne  pourra 
être  que  prussienne,  queh  que  soient  les  pays  tributaires  ou  vas- 
saux qu'on  admettra  à  en  fournir  le  ipersonnel  subalterne  :  sous  la 
rigoureuse  discipline  qui  .contient  et  assouplit  les  divers  organes 
de  la  machine,  ne  ^rctepas  à  être  étouflé  tout  sentiment  autre  que 
celui  du  fonctionnaire  dévoué  ^au  pouvoir  qui  lui  assure  la  subsis- 
tance et  auquel  il  se  croîtitenu,en  reitour,  degagner  des  prosélytes. 

iUne  fois  enrôlé  dans  les  fonctions  publiques,  le  premier  devoir 
du  Prussien  est  de  «e  faire  l'esclave  du  règlement;  son  idéal  doit 
èftre  d'en  devenir  l'iDcamatîon  :  dans  la  milice  dont  il  a  l'honneur 
de  faire  partie,  on  ne  tolère  pas  de  «  baïonnettes  intelligentes.  » 
Le  parfait  employé,  quel  que  soit  son  rang,  s'interdit  à  lui-^même 
tout  pouvoir  d'appréciation  ;  il  croirait  manquer  aux  phis  élémen- 
taires obligations  envers  l'état  qui  le  salarie,  s'il  se  permettait, 
dans  l'exerdce  de  ses  fonctions,  de  tenir  compte  des  circonstances 
et  des  situations  et  de  ne  point  aller  jusqu'au  bout  de  ce  que  la  loi 
lui  dicte,  dût  son  bon  sens  protester  et  le  sens  commun  en  souf- 

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I 


2/i8  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

frir.  M.  Herzog,  premier  ministre  en  Alsace-Lorraine,  exposait  der- 
nièrement, devant  le  Landesausschuss,  cette  théorie  avec  une  can- 
dide franchise  qui  montre  bien  à  quel  point  elle  est  enracinée  dans 
les  usages  administratifs  prussiens  : 

(c  L'administration  allemande,  a-t-il  dit,  a  trouvé  (en  Alsace- 
Lorraine)  un  grand  nombre  de  lois  d'ancienne  date,  souvent  chan- 
gées, fréquemment  en  contradiction  entre  ellesy  sans  savoir  au 
juste  ce  qui  était  tombé  en  désuétude  ni  ce  qui  était  pratique.  Fré- 
quemment elle  s'en  est  tenue  à  la  lettre^  —  elle  ne  pouvait  faire 
autrement^  —  ignorant  que,  dans  le  cours  des  temps,  le  gouverne- 
ment (français)  avait  laissé  tomber  mainte  disposition  en  désuétude 
sans  l'abroger  formellement.  » 

Il  serait  difficile  de  mieux  mettre  en  lumière  le  principe  dirigeant 
de  l'administration  prussienne  et  la  différence  radicale  qui  en  dis- 
tingue les  procédés  de  ceux  de  l'administration  française,  à  laquelle 
elle  s'est  si  brusquement  substituée  en  Alsace-Lorraine.  Pour  les 
Français,  les  règlemens  les  plus  impératifs  ne  tardent  pas,  à  l'user, 
à  n'être  plus  qu'une  sorte  de  thèmes  musicaux,  se  prêtant  à  toutes 
les  variations,  fioritures  et  habiletés  de  doigté  qui  paraissent  pro- 
pres à  en  atténuer,  dans  l'application,  la  sécheresse  et  la  dureté 
par  des  tempéramens  d'équité;  les  défaillances  mêmes  ne  perdent 
jamais  leurs  droits  et  concourent  à  adoucir  les  rigueurs  de  la  lettre. 
Le  système  prussien  y  met  moins  de  délicatesse,  sans  doute  parce 
qu'il  lui  serait  difficile  d* exiger  de  ses  agensletact  qu'en  France  on 
tient,  non  sans  raison,  pour  être  une  des  qualités  premières  de  l'admi- 
nistrateur. En  Prusse,  il  est  de  principe  que  l'état  n'a  jamais  trop  de 
droits,  qu'en  bonne  règle  il  devrait  même  être  seul  à  en  posséder, 
(à  peu  près  comme  M.  de  Bismarck  voudrait  que  le  trésor  de  l'empire 
fût  l'unique  dispensateur  de  la  fortune  publique),  et  qu'en  tout  cas 
son  devoir  est  de  toujours  prendre  et  de  ne  rien  abandonner  jamais 
de  ce  qui  peut  le  fortifier  dans  ses  retranchemens.  C'est  ainsi  qu'à 
toute  la  pesanteur  du  moyen  âge,  qui  plaçait  l'autorité  partout  et 
la  responsabilité  nulle  part,  on  est  parvenu  à  joindre  l'exactitude 
et  la  précision  des  procédés  modernes  imaginés  dans  les  bureaux. 
Le  sujet,  qui  n'était  autrefois  que  taillable  et  corvéable,  est  devenu 
administrable  par  surcroît;  à  la  crosse  épiscopale,  sous  laquelle 
jadis  il  faisait  quelquefois  bon  vivre,  on  a  substitué  la  crosse  de 
fusil.  La  machine  administrative,  telle  qu'elle  est  agencée  en 
Prusse,  où  il  a  passé  en  article  de  foi  qu'un  règlement  quelconque 
doit  être  appliqué  avec  la  même  rigueur  qu'un  tarif  d'enregistre- 
ment ou  de  douane,  justifie  plus  qu'aucune  autre  les  multiples 
métaphores  que  la  langue  vulgaire  emprunte  en  pareille  matière  à 
l'industrie  métallurgique  et  aux  arts  mécaniques  :  ce  ne  sont  partout 
que  rouages,  engrenages,  laminoirs,  filières  et  grincemens,  et  des 

u.yiuzeuuy  Google 


l' ALSACE-LORRAINE  ET  l'eMPIRE  GERMANIQUE.  2&9 

mécaniciens  si  amoureux  de  leur  machine  qu'ils  arrivent  à  ne  plus 
voir  qu'elle  au  monde. 

Le  produit  le  plus  récent,  et  partant  le  plus  perfectionné,  du 
système  administratif  prussien  est  l'institution  des  Kreisdirectoreriy 
qui  remplacent  en  Alsace-Lorraine  les  sous-préfets.  La  situation  in- 
dépendante que  la  loi  leur  assure  et  l'initiative  qui  leur  est  laissée 
en  toutes  matières  d'administration  courante  les  portent  à  de- 
venir de  petits  autocrates,  toujours  présens,  toujours  agissans, 
et  d'autant  plus  intraitables  et  inabordables  qu'ils  se  font  une 
plus  haute  idée  de  leur  importance  gouvernementale.  Des  vingt 
ou  vingt-deux  fonctionnaires  de  ce  genre  qui  se  partagent  l'admi- 
nistration du  territoire  d'Alsace-Lorraine,  on  n'en  cite  guère  qu'un 
ou  deux  qui  aient  réussi  à  conquérir  quelque  sympathie  auprès  des 
populations,  à  force  sutout  de  s'être  appliqués  à  faire  oublier  leur 
origine  et  leur  qualité.  Leurs  autres  collègues  qui,  eux,  sont  Kreis-- 
directoren  dans  l'âme,  passent  généralement  pour  avoir  tous  les 
défauts  et  toutes  les  petitesses  de  l'emploi,  au  jugement  des  Alsaciens- 
Lorrains  du  moins,  encore  imbus,  et  pour  cause,  des  manières  de 
voir  françaises, —  cardans  les  idées  prussiennes,  un  fonctionnaire  se 
doit  de  ne  permettre  jamais  qu'on  oublie  qu'il  est  fonctionnaire  ; 
investi  d'un  oflice,  il  est  tenu  à  officier  sans  cesse,  et  généralement 
il  ne  s'en  fait  pas  faute.  Avec  le  vif  sentiment  qu'il  a  des  devoirs 
de  sa  charge  et  la  conscience  qu'il  met  à  s'en  acquitter,  il  devient 
volontiers  despote,  souvent  sans  s'en  douter  et  souv<  nt  aussi  ne  sa- 
chant corriger  ses  rigueurs  que  par  des  familiarités  blessantes  ou 
des  airs  protecteurs  irritans.  C'est  une  tyrannie  de  tous  les  instans, 
lente,  laborieuse,  patiente,  infatigable,  tenace,  réQéchie,  pédante, 
prosaïque,  paperassière,  formaliste,  taquine,  bourrue  au  besoin  ;  une 
autocratie  moins  le  «  panache  »  qui  la  ferait  accepter  des  foules  ; 
un  pouvoir  exercé  à  coups  d'épingles,  peu  accessible,  sans  bienveil- 
lance générale,  mais  par  contre  très  porté  à  octroyer  des  faveurs  à 
quiconque  veut  bien  en  solliciter  de  lui.  Ajoutez  à  cela  une  suscep- 
tibilité ombrageuse,  inspirée  par  la  contrariété  qu'éprouve  d'avoir 
mal  fait  un  Al  leuiand  qui  ne  demande  qu'à  bien  faire,  mais  qui  ignore 
le  secret  de  s'y  prendre,  et  qui  se  venge  sur  ses  administrés  des 
échecs  et  des  humiliations  que  lui  valent  les  mauvais  conseils 
qu'il  accepte  des  déclassés  de  petite  ville  dont  il  forme  sa  petite 
cour.  C'est  un  fait  bien  remarquable,  qu'après  dix  ans  de  peines 
et  d' efforts  les  administrateurs  allemands  ne  soient  pas  encore 
parvenus  à  faire  oublier  à  ces  populations,  dont  pourtant  ils  parlent 
la  langue,  le  temps  où  on  leur  envoyait  d'au-delà  des  Vosges  des 
préfets  et  des  sous-préfets  qu'elles  ne  comprenaient  pas,  mais  avec 
lesquels  néanmoins  elles  s'entendaient  à  merveille.  Cela  n'est  assu- 
rément pas  à  l'éloge  de  la  bureaucratie  allemande,  dont  les  procédés 

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250  BETUE  DES  DEUX  MONDES* 

n'ont  réussi  qu'à  exciter  les  antipathies  d'une  population  essentiel- 
lement douce  et  paisible,  mais  habituée  à  d'autres  façons  que  celles 
auxquelles  on  voudrait  la  dresser.  Cette  bureaucratie  est  érigée  par 
la  loi  et  la  coutume  en  une  véritable  caste  sociale,  placée  bien  au- 
dessus  du  vulgaire,  et  ayant  ses  immunités  à  elle,  ses  privilèges,  ses 
exemptions  de  juridiction,  une  indépendance  à  peu  près  absolue,  si- 
non en  droit,  du  moins  en  fait,  et  une  organisation  qui  répartit, 
distribue  et  disperse  si  habilement  les  responsabilités  qu'elles  de- 
viennent insaisissables  pour  les  administrés,  —  à  tel  point  qu'il  est 
permis  d'affirmer  que,  s'il  existe  actuellement  quelque  chose  de  réel- 
lement autonome  en  Alsace- Lorraine,  c'est  l'administration  alle- 
mande qui  y  est  installée.  Les  autonomistes  peuvent  se  vanter  d'avoir 
rendu  un  singulier  service  à  leurs  compatriotes  en  aidant  avec  tant 
de  zèle  le  gouvernement  impérial  à  établir  tout  à  son  aise  dans  le 
pays  un  aussi  formidable  engin  de  compression. 

Quant  aux  populations,  la  seule  autonomie  dont  elles  aient  été 
appelées  à  jouir  jusqu'à  présent  est  d'une  nature  tellement  origi- 
nale qu'elle  ne  peut  être  que  le  fruit  d'un  malentendu.  Les  auto- 
nomistes se  seront  fait  mal  comprendre,  en  choisissant  pour  cri  un 
mot  qui  n'est  pas  d'un  usage  courant  dans  la  langue  administrative 
prussienne.  Pour  l'interpréter,  il  a  fallu  recourir  aux  lexiques,  qui 
en  ont  fourni  le  sens  littéral,  et  c'est  généralement  à  ce  sens-là 
que  les  Allemands  s'attachent  le  plus  volontiers  :  ce  n'est  qu'ainsi 
que  peut  raisonnablement  s'expliquer  l'étrange  confusion  légis- 
lative qui  règne  depuis  près  de  dix  ans  en  Alsace -Lorraine,  où, 
sous  prétexte  de  laisser  aux  habitans  leur  «  l^islation  propre,  » 
toutes  les  lois  françaises  répressives  et  fiscales  ont  été  conscien- 
cieusement maintenues  en  vigueur,  cumulativement  avec  celles  que 
le  nouveau  régime  a,  dans  les  mêmes  matières,  jugé  bon  d'intro- 
duire sur  ce  territoire  depuis  qu'il  est  devenu  allemand.  On  ima- 
gine aisément  les  conséquences  qui  naissent  pour  les  administrés, 
les  contribuables  et  les  justiciables,  de  cet  ingénieux  système  légis- 
latif, surtout  quand  l'application  en  est  confiée  à  une  adminis- 
tration dressée  à  être  aussi  scrupuleuse  que  nous  l'a  dépeinte 
M.  Herzog,  à  concilier  même  l'inconciliable  et  à  ne  rien  se  laisser 
perdre  des  règlemens,  neufs  ou  vieux.  C'est  ainsi,  par  exemple, 
que  l'Alsace-Lorraine  jouit  du  privilège,  certes  rare,  de  posséder 
aujourd'hui  un  double  code  pénal  et  surtout  un  arsenal  particu- 
lièrement riche  de  lois  d'exception  de  toutes  sortes,  formé  par  la 
fusion  inattendue  des  dispositions  répressives  qu'ont  inspirées,  à 
vingt  ans  de  distance,  le  régime  révolutionnaire  et  dictatorial  fran- 
çais de  i848  à  1852  et  le  régime  dictatorial  et  militaire  allemand 
de  1870  à  1874.  L'esprit  philosophique  des  Allemands  ne  trouve 
rien  de  choquant  à  invoquer  entre  autres  l'ancienne  législation  fran- 

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l'alsace-lqr&aine  et  l'^empire  germanique.  261 

çaisepour  contraindre  les  représentant  de  rAlsace-Lorraine  à  prêter 
serment  de  fidélité  à  Tempereur  d'Allemagne,  pas  plus  qu'à  pour- 
suivre, en  vertu  de  cette  même  législation,  la  vente  d'emblèmes  au 
couleurs  françaises,  réputés  séditieux  en  Alsace^Lorraine,  alors  qu'ils 
sontfabriqués  et  vendus  en  toute  sécurité  sur  la  rive  droite  du  Ahin 
par  d'excellens  patriotes  allemands. — Afin  sans  doute  de  mieux 
faire  ressortir  ce  qu'a  de  spéciale  au  a  pays  d'empire  »  cette  façon 
d'autonomie,  ce  sont  les  quelques  anciens  magistrats  français  pas 
ses  au  service  de  l'Allemagne,  qui  sont  choisis  de  préférence  pour 
faire  à  leurs  concitoyens  TappUcation  de  cette  législation  complexe. 
En  face  d'un  tel  régime,  U  est  ridicule  de  parler  d'autonomie  : 
c'est  en  vain  qu'on  allègue  l'existence  de  ministres ,  de  sous- 
secrétaires  d'état,  d'un  conseil  d'état,  de  conseillers  ministériels  : 
tout  cet  imposant  ensemble  de  hauts  fonctionnaires  n'est  qu'un 
joli  décor,  adroitement  imagine  pour  sauver  les  apparences.  Dans 
la  réalité,  l'Alsace- Lorraine  demeure  politiquement  terre  d'empire^ 
ayant  mêmes  devoirs  et  mêmes  charges,  mais  non  pas  mêmes 
droits  que  les  états  confédérés  auxquels  nominalement  elle  appar- 
tient en  commun.  Elle  n'est  point  traitée  en  égale,  ni  même  en 
vassale,  mais  ei^  serve,  et  cette  situation  anormale  a  été  plutôt 
accentuée  qu'atténuée  par  la  création  d'un  lieutenant  impérial,  de 
l'existence  duquel  dépend  entièrement  le  maintien  de  l'organisa- 
tion nouvelle;  rien,  en  effet,  n'indique  mieux  ce  qu'a  d'instable  et 
de  précaire  le  régime  sous  lequel  cette  province  est  maintenant 
placée.  —  Administrativement,  elle  appartient  à  une  colonie  de 
fonctionnaires  étrangers,  vivant  sur  le  pays  et  y  ayant  acquis  une 
situation  telle  qu'ils  en  sont,  s'il  leur  plait  et  toutes  les  fois  qu'il 
leur  conviendra,  les  seuls  maîtres.  Ce  n'est  qu'en  matière  bud- 
gétaire que  la  nouvelle  organisation  a  sérieusement  innové,  puis- 
qu'il en  est  directement  résulté  pour  les  contribuables  un  surcroît 
de  plus  de  600,000  francs  de  charges  annuelles.  Encore  si,  en 
récompense,  le  gouvernement  avait  jugé  les  Alsaciens -Lorrains 
dignes  d'être  affranchis  de  la  dictature  permanente  sous  laquelle  le 
pays  est  tenu  depuis  le  premier  jour  de  la  conquête  I  Mais  la  loi 
constitutionnelle  récente,  du  A  juillet  1879,  a  eu  soin  de  consacrer 
à  nouveau  cette  dictature,  à  titre  de  régime  légal,  en  transportant 
du  président  6^périeur  supprimé  au  lieutenant  impérial  iostitué 
les  pouvoirs  exorbitans  que  confère  à  l'autorité  la  législation  fran- 
çaise de  18&9  sur  l'état  de  siège.  Assurément,  la  personne  de  M.  de 
Manteuffel  est  une  garantie  contre  l'abus  de  tels  pouvoirs,  mais 
c'est  avant  tout,  ce  nous  semble,  au  remarquable  eaprit  de  sagesse 
dont  les  populations  d'Alsace-Lorraine  ont  donné  tant  de  preuves 
depuis  dix  ans  qu'il  convient  de  faire  Jionneur  de  l'oubli  où  dorment 
les  formidables  instrumens  de  répression  que,  dans  sa  débilité  in- 

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252  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quiète,  l'autorité  allemande  croit  néanmoins  indispensable  de  tenir 
constamment  sous  sa  main.  En  vérité,  c'est  là,  après  un  temps  si 
long,  un  singulier  régime  «  définitif»  qu'on  offre  à  des  a  frères  re- 
conquis, »  et  Ton  concédera  que,  tant  au  point  de  vue  administratif 
que  sous  le  rapport  politique,  leur  docilité  et  leur  soumission  mé- 
ritaient peut-être  un  peu  mieux  de  la  part  d'un  gouvernement 
qu'on  aurait  pu  supposer,  dans  sa  magnanimité,  plus  jaloux  qu'il 
ne  l'est  en  fait,  de  leur  donner  quelque  marque  de  confiance  et 
d'amour. 

Reste,  il  est  vrai,  la  part  qui  est  assignée  au  Landesausscbuss 
dans  l'organisation  nouvelle  :  le  moment  est  venu  d'examiner,  au 
point  de  vue  pratique,  le  rôle  que  cette  assemblée  législative  est 
appelée  àjouen 

II. 

On  sait  que  le  Landesausscbuss,  créé  en  octobre  1874,  ne  fut,  à 
l'origine,  qu'un  simple  comité  consultatif  de  trente  membres,  pris 
par  voie  de  délégation  au  sein  des  trois  conseils  généraux  du  pays, 
en  vue  d  éclairer  de  ses  avis  Fadministration,  restée  abandonnée 
jusque-là  à  ses  propres  lumières,  et  de  faire  en  même  temps  échec 
à  la  dépiitation,  toute  d'opposition,  que  les  électeurs  d'Âlsace-Lor- 
raine  venaient  d'envoyer  au  Beichstag.  Le  parti  indépendant,  composé 
des  deux  groupes  qu'autonomistes  et  Allemands  se  plaisent  à  qua- 
lifier de  ((  protestationnistes  »  et  d'ultramontains,etqui  comprend 
environ  les  quatre  cinciuièmes  ou  tout  au  moins  les  trois  quarts  du 
corps  électoral,  était  demeuré  complètement  étranger  à  la  forma- 
tion des  conseils  généraux  depuis  le  jour  où  le  gouvernement,  s'ar- 
mant  d'une  ancienne  loi  française  antérieurement  abrogée,  avait 
soumis  les  membres  de  ces  assemblées  à  la  prestation  d'un  ser- 
ment politique.  J'ai  dit  ailleurs  à  l'aide  de  quelles  majorités  de 
rencontre  on  arriva  finalement  à  constituer  ces  conseils,  dont  la 
plupart  des  membres  étaient  déjà  politiquement  assermentés  à 
d'autres  titres.  La  délégation  qui  en  devait  sortir  ne  pouvait  être 
que  tout  à  la  dévotion  du  gouvernement.  Elle  lui  rendit  en  effet  des 
services  assez  appréciables  pour  que,  trois  ans  plus  tard,  en  1877, 
dans  son  désir  d'empêcher   la  reproduction  trop  fréquente  des 
désagréables  débats  que  les  députés  alsaciens  et  lorrains  de  l'oppo- 
sition provoquaient  à  la  tribune  du  parlement  de  Berlin,  il  deman- 
dât au  Beichstag,  qui  y  consentit,  de  renoncer,  en  favofir  du  Lan- 
desausscbuss autonomiste,  au  droit  de  légiférer  sur  les  choses 
d'Alsace-Lorraine.  Le  parti  indépendant  se  trouvait  ainsi  par  le 
fait  graduellement  écarté  de  toute  participation  aux  affaires  publi- 
ques, et  cette  situation  commençait  à  le  préoccuper  quand  survint 
la  loi  du  à  iuillet  1879,  constitutive  de  l'organisation  nouvelle.  En 

uiyiiizeu  uy  V^Jv-/\JVt  Iv^ 


l'alsage-lobraine  £T  l'empire  germanique.  263 

vertu  de  cette  loi,  le  Landesausschuss,  désormais  composé  de 
cinquante-huit  membres  au  lieu  de  trente,  cesse  d*étre  une  simple 
délégation  des  conseils  généraux  pour  devenir  un  corps  plus 
sérieux,  possédant  tout  au  moins  les  rudimens  d'une  véritable 
assemblée  délibérante  et  parlementaire,  où  toutes  les  nuances  d'o- 
pinion pourront  trouver  place. 

En  présence  d'une  telle  transformation,  le  parti  indépendant  ne 
pouvait,  sans  abdiquer,  persister  davantage  dans  son  ancienne  poli- 
tique d'absteniion.  Aussi  la  loi  nouvelle  amena-t-elle  un  premier 
résultat  qui  n'est  pas  précisément  celui  que  le  gouvernement  atten- 
dait :  il  se  produisit,  dans  l'attitude  du  corps  électoral,  une  évolu- 
tion subite  et  de  sérieux  symptômes  de  réveil  de  la  vie  politique, 
après  que  les  candidats  du  parti  indépendant  eurent  déclaré  vou- 
loir se  soumettre  désormais  au  serment  exigé  des  élus.  Cette  réso- 
lution a  paru  surprendre  l'administration,  qui  en  a  témoigné  une 
contrariété  très  vive.  M.  de  Manteuffel,  qui  faisait,  au  moment  de 
l'ouverture  de  la  période  électorale,  sa  visite  de  prise  de  posses- 
sion à  Metz,  y  réprouva  publiquement,  en  termes  indignés,  le  con- 
seil donné  par  divers  journaux  de  prêter  le  serment  «  sans  se 
croire  pour  cela  engagé  dans  ses  sentimens  intimes.  » 

((  Devant  de  telles  théories,  a  dit  un  peu  pompeusement  le  feld- 
maréchal,  une  âme  allemande  recule  d'effroi,  et  une  pareille 
argutie,  qui  n'est  ni  allemande  ni  française,  est  faite  pour  révolter 
même  dans  le  chevaleresque  pays  de  Bayard.  »  Ce  courroux  sied  à 
un  soldat,  esclave  de  son  devoir,  de  sa  parole,  de  l'obéissance  à 
son  souverain  et  du  serment  qu'il  a  prêté  au  drapeau,  mais  dans 
la  vie  civile  il  en  va  autrement.  Le  serment  politique  cesse  d'être 
aussi  respectable  que  M.  de  Manteuffel  le  pense  quand  un  gouver- 
nement n'y  recourt  que  pour  tenir  à  l'écart  des  contradicteurs 
gênans,  qui  tirent  de  la  constitution  le  droit  et  de  leur  conscience 
le  devoir  de  prendre  souci  de  l'intérêt  public.  S'il  est,  en  pareil 
cas,  quelque  chose  qui  «  révolte,  »  pour  répéter  le  terme,  peut-être 
un  peu  gros,  dont  le  statthalter  s'est  servi,  c'est  moins  le  fait  de 
celui  qui,  surmontant  la  contrainte  morale  qui  lui  est  imposée, 
prête,  malgré  ses  répugnances,  le  serment  exigé,  que  l'acte  des 
gQuvernans  qui  violentent  les  consciences  dans  l'intérêt  exclusif  de 
leur  politique,  à  Taide  d'une  arme  peu  courtoise  que,  par  surcroît, 
ils  s'en  vont  emprunter  à  un  arsenal  étranger.  Ce  ne  sont  là  ni 
arguties,  ni  sophismes.  Depuis  que  les  sujets,  dépourvus  de  tous 
droits,  sont  devenus  des  citoyens  légalement  admis  à  concourir  à  la 
gestion  de  la  chose  publique,  le  serment  politique  imposé  aux  man- 
dataires du  pays  a  cessé  d'être  légitime,  car  il  n'appartient  pas  au 
pouvoir  contrôlé  de  tenter  d'écarter  le  contrôle  par  de  tels  obsta- 
cles   qui  ne  nuisent  au  surplus  qu'à  ceux  qui,  les  ayant  imaginés, 

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25A  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

les  croient  infranchissables.  Il  arrive  en  eifet  toujours  un  moment 
dans  la  vie  publique  où  les  partis  vaincus  cessent  de  bouder,  c'est^ 
à-dire  d'être  dupes,  pour  se  mettre  à  agir.  En  Alsace-LorraHae,  le 
parti  indépendant  a  reconnu  que  ce  moment  était  venu  pour  lui» 
et  c'est  pour  ce  motif  que  ses  candidats  ont  hardiment  franchi  l'ob- 
stacle qu'on  leur  opposait.  Il  semble  que  le  gouvernement,  au  lieu 
d'en  paraître  ému,  aurait  dû  voir  dans  ce  fait  une  garantie  tout  à 
fait  rassurante  pour  lui,  puisqu'en  prêtant  serment,  au  risque 
d'être  tenus  par  le  vulgaire  pour  traîtres  à  leur  cause,  ces  adver<> 
saires  politiques  se  sont  soumis,  au  cas  où  ils  y  failliraient,  aux  peines 
sévères  de  la  haute  trahison.  Pourquoi  dès  lors  vouloir  seriner 
leurs  sentimens  intimes?  Prétendrait-on  qu'en  jurant  fidélité  à 
l'empereur  Guillaume,  ils  étaient  dbligés  en  conscience  de  faire  du 
même  coup  une  décIaraEtion  implicite  de  foi  en  la  perpétuité  de  la 
paix  de  Francfort  et  de  l'ordre  de  choses  qu'elle  a  établi?  Ce  serait 
se  mettre  en  contradiction  singulière  avec  Les  doctrines  les  plus 
certaines  de  l'école  historique  allemande,  attendu  qu'aucun  fait 
d'expérience  n'a  été  historiquement  démontré  plus  souvent  que  la 
durée  essentiellement  éphémère  des  traités  de  paix  et  des  empires  I 
La  vérité  est  que  la  résolution  prise  par  les  candidats  du  parti 
indépendant  a  fort  contrarié  le  gouvernement  et  considérablement 
dérangé  ses  calculs.  11  espérait  que  l'opposition  persisterait  dans 
son  intransigeance  et  son  inaction,  et  qu'ainsi  le  nouveau  Landes- 
ausschuss  ne  différerait  guère  de  ses  aînés,  qu'on  avait  pris  l'har 
bitude  de  désigner  familièrement  sous  le  nom  de  u  chambre  des 
notaires,  »  tant  y  étaient  nombreux  les  officiers  ministériels  et 
autres  sommités  cantonales  de  même  importance.  Toutes  les  pré* 
cautions  semblaient  avoir  été  prises  par  la  loi  pour  conserver  à 
l'institution  ce  camctère  d'assemblée  de  ruraux  dévoués  au  pou- 
voir :  contre  l'attente  générale,  les  trente  membres  en  fonctions 
dans  la  précédente  assemblée,  et  dont  l'administration  avait  été  en 
mesure  d'éprouver  l'humeur  accommodante,  furent  maintenus  dans 
leur  mandat  sans  investiture  nouvelle ,  et  Ton  s'est  horné  à  leur 
faire  adjoindre  vingt-sept  nouveaux  collègues  aommés,  les  uns 
par  les  conseils  généraux,  d'autres  par  les  communes  rurales  grou- 
pées  par  arrondissemens,  d'autres  encore  par  les  conseils  munici- 
paux de  Metz,  Colmar  et  Mulhouse.  Aux  chances  favorables  à  sa 
politique  que  le  gouvernement  attendait  de  ce  mode  compliqué 
d'élection  à  deux  degrés  et  à  triple  origine,  a  été  ajoutée  l'obligation 
pour  les  candidats  d'être  domiciliés  dans  la  circonscription,  en 
vue  d'écarter  certaines  notabilités  déplaisantes,  en  même  temps 
que  la  ville  de  Strasbourg,  où  la  plupart  de  ces  notabilités  résident 
et  qui  est  administrée  dictatorialement  depuis  plus  de  sept  ans  par 
le  directeur  de  la  police  allemande,  reste  indéfiniment  privée,  en 

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l'âlsâce-lmuine  et  l'eufibb  gkrmanique.  256 

vertu  d'une  disposition  spéciale,  de  la  roix  qm  lui  appartient  dans 
l'assemblée  reconstituée. 

Les  électeurs  ne  se  sont  pas  laissé  rebuter  par  ces  entraves  : 
ils  ont  réussi  du  premier  coup  à  introduire  dans  le  nouveau  Lan- 
desausscliuss  quelques  hommes  dont  la  seule  présence  suffit  à  au- 
toriser l'espoir  qu'enfin  le  vrai  pays  va  se  faire  entendre  dans  cette 
assemUée,  qui  n'avait  été  pendant  six  ans  que  l'émanation  d'une 
sorte  de  pays  légal,  trié  et  réduit  jusqu'au  grotesque.  Ce  n'est 
encore  toutefois  qu'un  commencement  :  il  était  inévitable  que  le 
parti  autonomiste  conservât  on  reste  de  prépondérance  dans  ces  pre- 
mières élections,  car  il  a  jusqu'à  présent  régné  en  maître  dans  les 
corps  électifs,  appelés  à  concourir  dorénavant  à  la  formation  de  la 
délégation  provinciale  ;  mais  cette  situation  tranràoire  se  modifiera 
promptement.  Du  momeot  que  les  moindres  élections  vont  prendre 
une  importance  politique  et  (pte  l'épouvantail  du  serment  a  fait  son 
temps,  le  champ  d'action  du  parti  indépendant  s'élargit,  et  c'est 
dans  le  pays  même  et  non  plus  seulacnent  au  Reichstag  qu'il  aura 
maintenant  occasion  de  prouver,  en  toute  circonstance  et  à  tous 
les  d^és,  son  influence  et  sa  force.  On  pourra  apprécier  ainsi, 
dans  un  avenir  prochain,  à  quoi  se  réduisent  les  progrès  réels  de 
la  germanisation  et  ce  qui  restera  sous  peu  du  bruyant  parti  auto- 
nomiste, qui  n'a  jamais  dédaigné,  quoiqu'il  s'en  défende,  de  sol- 
liciter le  bienveillant  concours  de  l'administration  et  d'aller  cher- 
cher l'appoint  indispensable  à  ses  succès  dans  l'élément  immigré 
du  corps  électoral. 

Dès  sa  première  session,  <}ui  s'est  prolongée  pendant  quatre 
grands  mois,  le  nouveau  Landesausschuss  a  montré  une  certaine 
crinerie  d'allures  qu'on  n'osait  guère  espérer  lui  voir  prendre  si 
tôt.  Il  s'est  produit  dans  son  sein  comme  un  phénomène  d'absorp- 
tion des  nébulosités  autonomistes  par  les  élémens  plus  résolus, 
plus  décidés  et  plus  agissans  que  les  lecteurs  ont  infusés  à  ce  corps 
en  y  faisant  entrer  notammrat  cinq  des  députés  de  l'opposition  ainsi 
que  Tancien  député  de  Thionville  qui  avait  succombé,  aux  élections 
dernières,  sous  la  coalition  des  autonomistes  et  des  Allemands. 
L'assemblée,  se  sentant  plus  nombreuse,  est  par  cela  même  devenue 
plus  osée  et,  comme  il  arrive  souvent,  ce  sont  les  timides  et  les 
trembleurs  de  la  veille  qui  ont  été  les  plus  empressés  à  afficher 
leur  indépendance  et  leur  audace.  On  s'est  tout  de  suite  mis  à 
prendre  le  rôle  au  sérieux  et  à  jouer  au  petit  parlement.  Les  résul- 
tats obtenus  ont-ils  répondu  à  une  aussi  belle  ardeur?  C'est  une 
autre  question. 

Le  parti  autonomiste  a  fait  grand  bruit  du  droit  d'initiative  dont 
la  nouvelle  organisation  a  doté  le  Landesausschuss,  et  les  repré- 
sentans  du  gouvernement  ont  eux-mêmes  exhorté  à  diverses  reprises 


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256  lETUB  DES  DEUX  MONDES. 

l'assemblée  à  user  largement  de  cette  prérogative.  De  son  côté, 
M.  de  Hanteuflel  a  bien  voulu  lui  rappeler  ce  que  H.  de  Bismarck 
avait  déjà  dit«  en  1871,  du  prétendu  privilège  de  l'Allemagne  de 
pouvoir  assurer  aux  siens  plus  d'indépendance  et  de  libertés  réelles 
qu'aucun  autre  pays.  Il  fut  peut-être  un  temps  où  cela  était  vrai, 
mais  il  nous  semble  que  la  fondation  de  l'empire  a  nui  quelqve 
peu  dans  la  pratique  à  cette  donnée  désormais  perdue  cooune  tant 
d'autres  choses  (dans  les  régions  sereines  des  souvenirs.  En  toutcas, 
TAlsace-Lorraine  ne  saurait  aspirer,  sous  ce  rapport,  à  devenir 
l'égale  de  l'heureuse  Bavière,  qui,  entre  autres  libertés,  a  réussi, 
non  sans  peine  il  est  vrai,  à  consj^rver  celle  de  mûntenir  la  chenille 
nationale  sur  le  casque  de  ses  troupes,  ni  du  Wurtemberg  et  du 
grand-duché  de  Bade  qui,  eux  aussi,  jouissent  de  quelques  a  droits 
réservés,  »  ni  même  d'aucun  des  autres  états  confédérés,  auxquels 
a  été  laissée,  dans  le  règlement  de  leurs  affaires  intérieures,  quelque 
ombre  d'indépendance,  que  la  charge  annuelle  toujours  croissante 
des  contributions  matriculaires  réduit  d'ailleurs,  en  fait,  à  bien  peu 
de  chose.  L'Âlsace-Lorraine,  n'étant  pas  un  étaty  n'a  politiquement 
aucun  droit;  c'est  un  territoire  indivis,  administré  par  des  fonction- 
naires de  Tempire,  ou  mieux  un  champ  d'essai  sur  lequel  la  Prusse 
introduit  et  expérimente  à  sa  guise  les  institutions  et  les  lois  qu'elle 
se  propose  de  généraliser  et  a  d'impérialiser  »  plus  tard.  On  a  vu 
en  quoi  consiste,  dans  la  réalité,  l'autonomie  laissée  aux  Alsaciens- 
Lorrains.  En  législation  comme  en'  administration,  tous  les  points 
stratégiques  ont  été  solidement  occupés,  et  le  Landesausschuss  se 
heurtera  à  des  obstacles  insurmontables  toutes  les  fois  que,  dési- 
reux d'user,  comme  on  l'y  encourage,  de  son  droit  d'initiative  et 
jaloux  de  se  faire  l'interprète  de  l'opinion  publique,  il  voudra  ten- 
ter de  replacer  l'Âlsace-Lorraine  sous  un  régime  légal  tolérable. 
À  tout  instant,  il  devra  reculer  devant  les  chausse- trapes  habilement 
semées  sur  son  chemin  par  des  lois  impériales  qui  le  rappelleront 
au  juste  sentiment  dé  son  impuissance.  Il  lui  sera  bien  permis 
d'émettre  respectueusement  des  vœux  dont  les  statisticiens  de 
l'assemblée  prendront  plaisir  à  tenir  catalogue  exact,  mais  c'est  à 
cela  que  se  bornera  le  fruit  de  ses  efforts  dans  toutes  les  questions 
où  les  intérêts  généraux  du  pays  sont  le  plus  gravement  lésés  par 
le  régime  allemand. 

C'est  en  vain,  par  exemple,  que  le  Landesausschuss  s'efforcera, 
comme  il  vient  déjà  de  l'essayer,  de  rendre  un  peu  plus  suppor- 
table la  dure  condition  imposée  aux  optans  et  à  leurs  familles  par 
un  gouvernement  qui  n'a  pas  dédaigné  de  faire  du  mal  du  pays  un 
des  principaux  auxiliaires  de  sa  politique  :  l'article  11  de  la  loi 
militaire  du  2  mai  1874,  spécialement  rédigé  en  vue  de  faire  échec 
à  l'émigration  alsacienne-lorraine,  empêche  par  avance  toute  cw- 

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l'alsace-lorkaue  et  l'empire  geruanique.  257 

cession  sérieuse  sur  ce  point,  qui  intéresse  pourtant  au  plus  haut 
degré  la  prospérité  d'un  pays  où  l'émigration  a  créé  des  vides  si 
funestes.  De  même,  l'article  31  de  la  loi  du  7  mai  1874  sur  le 
régime  de  la  presse  dans  l'empire  allemand  a  exclu  formellement 
les  Alsaciens-Lorrains  de  la  jouissance  des  libertés  qu'elle  règle, 
et  ce  n'est  que  par  tolérance  et  à  titre  d'essai  que,  dans  son  équité, 
M.  de  Haoteuffel  a  pris  sur  lui  d'atténuer  un  peu  en  cette  matière 
les  rigueurs  de  la  précédente  administration.  L'inviolabilité  du  do- 
micile et  la  liberté  individuelle  ne  sont  pas  mieux  garanties,  puis- 
qu'une des  premières  dispositions  de  la  loi  du  à  juillet  1870  a  été 
de  consacrer  légi^ativement  à  nouveau  le  principe  de  l'état  de  siège 
permanent,  sous  lequel  l'Âlsace-Lorraine  est  tenue  en  vertu  de  l'ar- 
ticle 10  du  décret  du  30  décembre  1871.  Il  serait  facile  de  multi- 
plier ces  exemples,  notamment  en  matière  fiscale.  Malgré  ses 
efforts  et  sa  bonne  volonté,  le  Landesausscbuss  ne  pourra  rien 
contre  ce  savant  réseau  de  dispositions  législatives  placées  hors  de 
sa  portée  et  qui  servent  d'instrumens  et  de  base  à  l'œuvre  de  la 
germanisation. 

n  éprouvera  cette  même  impuissance  quand  il  en  viendra,  comme 
il  le  projette,  à  aborder  la  question  du  personnel  administratif  et 
de  la  réduction  du  chiffre  des  traitemens,  indemnités  et  pensions 
qui  imposent  depuis  trop  longtemps  au  budget  d'Alsace-Lorraine 
des  charges  véritablement  ruineuses.  La  seule  administration  des 
sous-préfectures,  qui  n'entraînait  guère,  sous  le  régime  français, 
qu'une  dépense  annuelle  de  60,000  francs  pour  les  trois  départe- 
mens,  dévore  maintenant  plus  de  300,000  francs  par  an  ;  il  est  vrai 
qu'à  ce  prix  chaque  sous-préfet  touche  une  indemnité  spéciale  de 
A,000  fr.  pour  l'entretien  de  la  voiture  et  des  deux  chevaux  jugés 
indispensables  au  maintien  de  son  prestige.  Les  contribuables  esti- 
ment que  c'est  les  condamner  à  payer  un  peu  cher  une  chose 
impalpable  et  qu'en  général  il  serait  temps,  aujourd'hui  que  le 
budget  qu'ils  alimentent  a  si  grand'peine  à  joindre  les  deux  bouts, 
de  réviser  dans  son  ensemble  une  tarification  qui  a  pour  effet  d'ab- 
sorber, comme  je  l'ai  dit,  plus  de  13  pour  100  des  revenus  de  la 
province  et  qui  date  d'une  époque  où  la  magie  des  milliards  avait 
troublé  en  Allemagne  les  saines  notions  de  l'arithmétique  budgé- 
taire. Malheureusement,  de  ce  côté  aussi,  le  mal  est  devenu  pour 
longtemps  irréparable, et  le  Landesausscbuss,  quelque  rigueur  qu'il 
Y  mette,  ne  réussira  en  définitive  à  faire,  sur  les  dépenses  du  per- 
sonnel et  des  bureaux  des  divers  services,  que  des  économies  de 
bouts  de  chandelle.  Ce  n'est  pas,  en  effet,  sans  mr)tirs  que  l'admi- 
nistration allemande  a  été  organisée  sur  un  si  large  pied  :  fonction- 
naires et  employés  sont  autant  de  pionniers  du  germanisme,  et 

*  son  lu  —  1880.  17 

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253  BEYDE  DES  DEUX  MONDES, 

puisque  les  Alsaciens^Lorrains  s'obstinent  à  ne  rien  faire  pour  leur 
rendre  la  vie  agréable  et  coiBunode,  il  faut  bien  que  de  gros  traite^ 
mens  et  autres  «  douceurs,»  eomme  on  dit  en  Prusse,  leur  tiennent 
lieu  de  fiche  de  consolation.  Leurs  droits  à  tous  sont  désormais 
acquis;  la  loi  impériale  allemande,  qui  a  étendu  le  principe  de 
rinamovibUité  absolue  à^  toutes  les  branches  de  radministration, 
assure^  sauf  de  rares  exceptions,  au  moindre  employé  et  au  plus 
modeste  fonctionnaire  de  l'empire  ime  situation  matérielle  à  peu 
près  inexpugnable.  InstaUés  dans  la  place,  il  est  naturel  qu'ils 
entendent  y  rester,  et  si  le  Landesausschuss,  faisant  le  compte, 
s'avisait  de  trouver  qu'il  en  est  parmi  eux  un  grand  nombre  dont 
«  le  bien  du  service  »  se  passerait  à  merveille,  l'adininistratioB  se 
hâterait  de  lui  répondre  par  la  bouche  de  M.  Herzog  : 

Je  stiis  prètt  à  sorUr  avec  toato  ma  bande, 
SI  voua  poQvea  noua  mettre  bora. 

Le  Landesausschuss  s'y  casserait  les  dents.  Il  a  déjà  pa  voir,  dans 
une  circonstance  récente,  le  danger  qu'il  y  a  de  s'attaquer,  même 
indirectement,  à  cette  gent  d'autant  plus  irritable  et  plus  suscep- 
tible qu'elle  a  conscience  de  remplir  strictement  ses  devoirs  envers 
l'empire  en  se  montrant  le  plus  réche  qu'elle  peut  à  l'égard  d'ad- 
versaires avoués  des  institutions  qu'elle  sert.  Une  commission  du 
Landesausschuss  ayant  consigné  dans  son  rapport  des  critiques  très 
fondées  sur  certains  détails  de  service,  les  fonctionnaires  qui  se 
sont  crus  atteints  ont  au^itôt  menacé,  par  la  voie  de  la  presse, 
rapporteurs  et  orateurs  de  les  poursuivre  en  diflamation  s'ils  per- 
sistaient à  se  mêler  de  choses  qui  ne  les  regardent  pas.  Le  Lan- 
desausschuss, justement  offusqué,  s'est  alors  souvenu  que  le  l^s- 
lateur  avait  négligé  de  lui  assurer  par  l'inviolabilité  parlementaire 
une  entière  liberté  de  discussion,  et  il  a  réclamé  pour  ses  membres 
cette  immunité  reconnue  indispensable  à  toute  assemblée  délibé- 
rante, mais  qu'on  n'aura  garde  de  lui  accorder.  L'administration 
veut  tenir  le  Landesausschuss  sous  sa  dépendaïk^e  et  ne  le  trouve 
déjà  que  trop  émancipé  par  l'mtrusion  de  certaines  personnalités 
qui  y  ont  pénétré  en  se  soumettant,  contre  toute  attente,  à  la 
formalité  du  serment. 

C'est,  on  le  voit,  un  rôle  des  plus  ingrats  et  plein  d'embûches  que 
celui  qui  est  assigné  à  cette  assemblée.  Entre  l'administration  et 
elle,  la  partie  n'est  rien  moins  qu'égale.  On  ne  réussira  à  faire  bon 
ménage  qu'à  condition  d'aller,  en  toutes  choses  de  quelque  impor- 
tance, au-devant  des  désirs  d'en  haut.  Le  Landesausschuss  ne 
peut  rien  sans  l'assentiment  du  conseil  fédéral,  bien  que,  dans  ce 
comité  suprême  des  représentans  des  souverains  allemands,  TAlsace- 


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L'ALSACE-iORBAJOÎE   £X   l'ëN^IRë   CrEBMANIQUE.  25& 

•Lorraine  n'ait  pas  xnôrn^  droit  au  tabouret;  elle  n'y  dispose  que 
d'une  seUette  où  il  lui  sera  loisible  de  venir  s'asseoir  quand  ses 
intérêts  personnels  seront  en  cause.  Le  gouvernement  s*  est  d'ailleurs 
réservé  la  faculté  d'obtenir  directenient  du  Reichstag,  sans  le  con- 
cours du  Landesaossohuas.,  les  loûs  spéciales  à  l'AIsace-Lorraine 
qui  n'auraient  pas  chance  d'être  agréées  et  votées  par  les  véritables 
mandataires  du  pays. 

Tant  de  précautions  sont  bien  faites ,  on  en  conviendra ,  pour 
inspirer  au  Landes&usschuss  la  modestie  qui  sied  à  une  assemblée 
aussi  rigoureusement  tenue  en  tutelle.  Il  ne  lui  faudra  pas  long- 
temps pour  s'apercevoir  que  le  pays  de  quinze  cent  mille  âmes 
qu'il  représente  a  moins  de  droits,  moins  de  préroigatives,  moins 
d'immunités,  moins  d'autonomie,  moins  de  libertés  réelles  que  les 
deux  principautés  de  Reuss,  qui  se  partagent  entre  elles  un  nombre 
d'babitans  inférieur  à  celui  de  la  seule  ville  de  Strasbourg,  ou  que 
la  principauté  de  Schaumbouiig-Lippe,  moins  peuplée  que  Metz,  et 
qui,  toutes  trois  réunies,  équivalent  à  peine  en  superficie  au  dixième 
du  territoire  alsacien.  Il  fera  sagement  de  se  contenter  de  gruger 
les  écailles  qu'on  lui  laisse  et  de  ne  point  perdre  de  vue  que,  dans 
le  système  prussien,  le  régime  parlementaire  n'est  admis  qu'à  titre 
de  concession  peu  gênante  à  l'engouement  du  siècle  pour  les  assem- 
blées délibérantes  :  on  ne  l'emploie  que  pour  distraire  la  galerie 
pendant  que  d'autres  se  chargent  de  la  politique  a  réelle.  »  Les  mésa- 
ventures récentes  du  conseil  fédéral  et  du  Reichstag  ont  dû  l'avertir 
que,  quand  les  assemblées  de  ce  genre  se  prennent  au  sérieux  en 
Allemagne,  la  foudre  suit  de  prës«  On  a  d'autant  plus  l'œil  sur  le 
Landesaussobuss  que^  quoi  qu'il  fasse  et  quelque  modération  qu'il 
y  mette  dans  la  forme,  ses  critiques  rejailliront  toujours  forcément 
contre  l'ensemble  du  système  politique  et  administratif  imposé  à 
l'Alsace-Lorraine,  en  mettant  à  nu  ce  que  ce  système,  dans  toutes 
ses  ramifications,  a  d'incompatible  et  d'inconciliable  avec  les  vrais 
intérêts  du  pays.  Si,  dans  la  première  session  qui  vient  de  se  clore, 
les  nouveaux  chefs  de  l'administration  dot  été  en  général  pleins  de 
prévenance  et  de  courtoisie  envers  l'assemblée,  c'est  qu'ils  savent 
qu'on  ne  s'instruit  jamais  mieux  qu'en  écoutant  ses  adversaires, 
et  que  l'habileté  suprêmeconsisteàles  confesser  à  fond  dès  l'abord, 
pour  arriver  plus  vite  à  s'en  passer.  Aussi  M.  Herzog  et  ses  auxiliaires 
ont-ils  montré  une  apparente  bonne  grâce  et  jusqu'à  de  la  déférence 
dans  leurs  relations  officielles  et  publiques  avec  le  Landesausschuss; 
mais  les  personnes  au  courant  des  secrets  des  bureaux  affirment 
que  c'est  sur  un  tout  autre  ton  qu'on  y  parlait  de  la  prétention  des 
représentans  de  l'Alsace-Lorraine  à  passer  au  crible  les*  moindres 
actes  de  l'administration,  et  que,  du  haut  en  bas  de  l'échelle,  on 
s'irritait  de  plus  en  plus,  pendant  cette  laborieuse  session  de  quatre 

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260  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mois,  d'un  contrôle  que  tout  fonctionnaire  prussien  est  porté,  pai» 
son  éducation  et  ses  préjugés,  à  tenir  pour  offense  personnelle. 
Certaines  correspondances  officieuses,  se  faisant  les  interprètes  de 
cet  état  progressif  d'agacement,  ont  charitablement  averti  le  Lan- 
desausschuss  que  ce  que  le  conseil  fédéral  et  le  Beichstag  ont  oc- 
troyé, ils  restent  toujours  maîtres  de  le  reprendre.  A  bon  entendeur 
salut.  Quoi  qu'en  puissent  penser  les  autonomistes,  l'autonomie  de 
l'Alsace-Lorraine  est  encore  trop  embryonnaire  pour  qu'il  n'importe 
pas  de  préserver  un  aussi  faible  germe  de  tout  accident,  et  un  tel 
accident  est  fort  à  redouter  aussitôt  que  M.  Herzog  aura  complété 
son  instruction  sur  les  affaires  du  pays. 

Il  convientM'insister  ici  sur  un  point  qui  n'a  pas  été  assez  remar- 
qué, selon  nous.  M.  de  Bismarck,  auquel  les  autonomistes  ont  tant 
servi  et  doat  il  a  si  habilement  joué,  leur  a  laissé  l'illusion  de 
croire  et  la  satisfaction  de  proclamer  que  c'est  à  la  sagesse  de  leur 
parti  et  aux  efforts  de  leurs  coryphées  qu'étaient  dus  les  cbange- 
mens  qui  viennent  d'être  apportés  au  régime  politique  et  adminis- 
tratif de  l'Alsace-Lorraine.  Bien  pourtant  n'est  moins  conforme  à  la 
réalité.  C'est  le  chancelier  impérial  en  personne  qui,  à  un  moment 
où  les  autonomistes,  encore  abattus  par  un  précédent  échec,  étaient 
plus  découragés  que  jamais,  a  fort  inopinément  provoqué  cette 
modification,  en  invitant  leur  chef  à  l'interpeller  à  la  tribune.  Cela 
se  passait  dans  les  derniers  jours  de  février  1879.  Il  serait  oiseux  de 
préciser  les  menus  incidens  de  la  mise  en  scène  :  l'audience  accor- 
dée par  le  prince  impérial,  le  rappel  par  télégraphe  des  députés 
autonomistes,  alors  très  tranquillement  à  Strasbourg,  bien  que  la 
session  du  Beichstag  fût  ouverte,  leurs  allures  affairées  et  leurs 
délibérations  effarées  en  quête  d'une  formule  de  programme  pré- 
sentable. Heureusement  pour  eux  que  M.  de  Bismarck  avait  d'a- 
vance pourvu  à  tout.  Lui  qui,  pendant  des  annét  s,  s'était  si  agréa- 
blement moqué  des  autonomistes  et  de  leurs  aspirations,  entendait 
maintenant  que  l'Alsace-Lorraine  devint  a  autonome  )>  sur  l'heure 
et  quoi  qu'elle  en  eût.  Il  avait  son  idée,  et  il  fallait  que  tout  le 
monde  emboîtât  le  pas.  Vers  le  même  temps,  et  peu  après  le  vote 
de  la  loi  d'organisation,  il  alla  trouver,  —  ou  manda  auprès  de  lui, 
je  ne  sais,  —  le  feld-maréchal  dé  Manteuffel,  qui  revenait  alors 
de  Carisbad,  encore  souffrant  et  ne  se  soutenant  qu'à  l'aide  de 
béquilles,  et  lui  dit  à  brûle-pourpoint  :  «  Excellence,  voulez-vous 
aller  à  Strasbourg  et  régner  sur  l'Alsace-Lorraine?  »  Et  comme  le 
feld-maréchal  hésitait,  alléguant  son  âge,  ses  infirmités,  la  saoté  de 
sa  femme,  morte  depuis  :  a  Excellence,  reprit  péremptoirement  le 
chancelier,  je  suis  chargé  de  vous  informer  que  sa  majesté  l'em- 
pereur vous  ordonne  d'accepter  le  poste  de  Strasbourg.  » 

Ce  choix  paraît  avoir  surpris  en  Allemagne,  où  le  sourd  antago- 

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l'aLSACE-LOBRAINE  et  L'£M?IRE   6ER&IANIQUE.  261 

nisme  qui  existe  entre  le  feld-maréchal  et  le  chancelier  n'a  jamais 
été  un  mystère;  mais  ce  n'était  pas  là  une  considération  de  nature 
à  arrêter  M.  de  Bismarck;  bien  au  contraire.  L'important  pour  lui 
était  d'installer  ouvertement  et  officiellement  en  Alsace -Lorraine 
le  meilleur  gardien  du  «  glacis  de  l'empire  »  que  le  grand  état- 
major  pût  souhaiter»  et  de  mettre  sous  la  direction  ostensible  d'un 
homme  connu  pour  jouir  de  la  pleine  conGance  de  l'empereur  une 
administration  qui,  dans  la  réalité,  continuerait  à  n'obéir  qu'aux 
inspirations  de  la  chancellerie.  Un  de  ses  premiers  soins  a  été  de 
mettre  à  côté  du  feld-maréchal,  comme  secrétaire  intime,  son  propre 
fils,  le  comte  Guillaume  de  Bismarck,  et  le  procès  d'Arnim  a  dé- 
voilé, on  se  le  rappelle,  la  nature  des  services  que  le  chancelier 
attend  de  ces  jeunes  conseillers  d'ambassade  en  mission,  admis  à 
toute  heure  du  jour  dans  l'intimité  de  leur  chef.  Quant  à  l'admi- 
nistration proprement  dite,  il  l'a  remise  aux  mains  d'un  haut  per- 
sonnel entièrement  dévoué  à  ses  vues  et  qu'il  a  lui-même  façonné  ; 
il  est  sûr  que  des  hommes  tels  que  MM.  Herzog,  de  Puttkammer, 
de  Pommer-Esche  et  Mayr,  chargés  de  gérer  les  divers  ministères 
nouvellement  institués,  sauront  toujours  opposer,  selon  les  besoins, 
toute  l'inertie  bureaucratique  qu'il  faudra  pour  neutraliser  les  élans 
du  bon  cœur  de  M.  de  ManteufTel.  L'épreuve  en  a  été  faite  dès  les 
premiers  mois. 

M.  de  Bismarck  est  ainsi  arrivé  à  introduire  dans  l'ensemble  du 
système  la  dose  de  frottement  voulue  pourTempêcher  de  fonction- 
ner trop  aisément  sans  lui  et  pour  le  laisser  toujours  libre  lui- 
même  d'intervenir  à  un  moment  quelconque,  suivant  que  sa  propre 
politique  l'exigera.  Après  les  illusions  qu'il  parait  s'être  faites, 
comme  tant  d'autres,  sur  la  rapide  germanisation  de  l'Alsace-Lor- 
raine,  il  semble  passer  maintenant  à  l'autre  extrême,  ses  allures 
primesautières  ne  s'accommodant  point  du  juste  milieu  bourgeois  ; 
tout  indique  que  personnellement  il  ne  serait  pas  fâché  que  les 
choses  allassent  désormais  de  mal  en  pis  dans  le  a  pays  d'empire,  » 
afin  de  lui  fournir  un  prétexte  de  faire  faire  un  grand  pas  de  plus 
à  sa  politique  impériale  et  prussienne.  On  n'a  pas  oublié  en  Alsace- 
Lorraine  certaine  déclaration  qu'il  fit  incidemment,  de  la  façon  la 
plus  inattendue,  dans  la  séance  du  Reichstagdu  21  mars  1879,  à 
l'occasion  même  de  la  discussion  de  la  loi  qui  règle  l'organisation 
nouvelle,  o  La  question,  a-t-il  dit,  s'est  posée  desavoir  s'il  avait  été 
bon  et  s'il  est  avantageux  de  persister  à  faire  de  l'Alsace  et  de  la 
Lorraine  un  seul  et  même  pays,  ayant  une  administration  com- 
mune. Je  comidère  cette  question  comme  ouverte.  L'homogénéité 
de  Tensemble  soulTre  réellement  de  cette  fusion.  11  est  possible  que 
l'Alsace  à  elle  seule  se  consolide  plus  vite  et  mieux  que  si  l'on 
continue  à  lui  accoupler  l'élément  hétérogène  lorrain,  et  il  n'y  a  pas 

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202  BSYUE  I»S  DEUX  MONBES* 

impossibilité  à  imaginer  pour  chacane  des  deux  fractions  un  gou- 
vernement séparé.  Au  surplus,  il  me  faut  confesser  que  je  n'ai  pas 
l'intention  de  me  faire  actuellement  une  opinion  sur  cette  que^ 
tion,  qui  appelle  des  études  politiques  et  militaires  approfondies; 
je  le  puis  d'autant  moins  que  j'ignore  ce  qu'en  pensent  les  gou- 
vernemens  confédérés.  » 

M.  de  Bismarck  n'a  pas  l'habitude,  on  le  sait,  de  perdre  ses 
paroles  et  il  est,  par  contre,  coutumier  de  ballons  d'essai  de  oe 
genre.  Dans  la  circonstance,  son  intention  n'est  pas  douteuse  :  il 
voudrait  familiariser  les  «  copropriétaires  »  de  1* Alsace-Lorraine 
avec  l'idée  d'un  dépècement  profrtable  à  la  Prusse.  Le  désintéres- 
sement que  cette  puissance  a  montré  en  1871  en  ne  s' annexant 
directement  aucune  parcelle  de  ce  territoire,  qu'il  lui  eût  été  alors 
si  facile  pourtant  de  se  faire  adjuger  tout  entier,  a  paru  contraire 
à  toutes  ses  traditions,  car  depuis  un  siècle  que  la  Prusse  fait  par- 
ler d'elle,  chacun  de  ses  pas  a  été  marqué  par  un  accroissement 
du  domaine  royal  des  Hohenzollern.  A  l'heure  du  triomphe,  M.  de 
Tmtschke ,  l'ardent  apôtire  de  la  politique  historique,  l'avait  dit 
nettement  au  Reichstag  :  «  J'aurais  souhaité  que  ces  pays  fussent 
incorporés  à  l'état  prussien,  et  cela  par  une  raison  toute  pratique. 
Je  m'étais  dit  :  La  tâche  de  ramener  à  notre  pays  ces  rameaux  qui 
lui  sont  devenus  étrangers  est  si  grande  et  si  difficile  qu'il  ne  la 
faut  confier  qu'à  des  mains  éprouvées,  et  où  existe-t-il  dans  l'em- 
pire allemand  une  force  politique  qui  ait  autant  que  l'antique  et 
glorieuse  Prusse  fourni  des  preuves  de  son  don  de  germaniser?  11 
m'est  bien  permis  de  le  dire  sans  être  taxé  de  jactance,  à  moi  qui 
ne  suis  pas  né  Prussien  (M.  de  Treitschke  est  de  Dresde)  :  cet  état 
a  arraché  les  Prussiens  eux-mêmes  à  la  Pologne,  les  Poméraniens 
à  la  Suède,  les  Frisons  à  la  Hollande,  les  Rhénans  à  la  France,  et 
elle  recule  journellement  encore  de  quelques  pouces  vers  l'est  les 
bornes  de  la  civilisation  allemande.  C'est  à  cette  force  éprouvée,  pen- 
sais-je,  que  nous  devrions  confier  du  côté  de  l'ouest  aussi  la  tâche 
d'y  être  le  héros  et  l'augmentateur  de  l'empire.  » 

M.  de  Bismarck  pense  sans  doute  tout  à  fait  de  niéme,  et  si  Diea 
lui  prête  vie  et  favorise  ses  desseins,  il  se  fera  un  vrai  pjjaisir  d'être 
«  r  augmentateur  »  que  M.  de  Treitschke  réclame  et  <le  montrer 
au  fougueux  professeur  d'histoire  de  l'université  de  Berlin  qu'il 
est,  avec  le  temps,  moyen  de  mettre  tout  le  monde  d'accord,  pour 
qui  sait  attendre  et  saisir  le  moment  opportun.  II  y  a  huit  ou  neuf 
ans,  la  Prusse  ne  se  souciait  pas  du  cadeau,  car  il  lui  semblait  de 
beaucoup  préférable  de  porter  au  compte  commun  de  l'empire  la 
mise  en  état  de  son  «  glacis.  »  D'un  autre  côté,  il  lui  parut  sage 
de  renoncer  à  un  avantage  immédiat  en  vue  d'un  résultat  plus 
grand  que  lui  réservait  l'avenir.  Constituée  en  pays  indivis,  TAl- 


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l'alsâce-lorbaine  et  l'empire  germanique.  2@3 

sace-Lorraine  servait  à  la  palitique  prussienne  d'instrument  excel- 
lent pour  assouplir  l'Allemagne  entière  au  système  de  gouvernement 
militaire,  pour  la  tenir  &i  haleine  après  avoir  déjà  servi  à  la  ruer 
à  la  conquête,  et  enfin  pour  tirer  d'elle  des  sacrifices  que,  sans  le 
prétexte  d'avoir  à  défendre  ensemble  cette  conquête  commune,  elle 
eût  diflicilement  consentis  et  encore  moins  endurés  si  longtemps. 

  présent  la  situation  s'est  sensiblement  modifiée;  au  point  de  vue 
militaire,  le  u  glacis,  »  dont  l'outillage  est  au  complet,  n'exige  plus 
que  de  menues  dépenses  d'^tretien,  et  de  son  càté  l'Allemagne, 
d'ailleurs  bien  revenue  de  l'engouement  que  lui  avait  inspiré  la 
possession  de  l'Âlsace-Lorraine,  est  suffisaounent  prussifiée  pour 
faire  entrevoir  le  moment  où  l'on  pourra  se  remettre  à  médiatiser  : 
c'est  une  tradition  à  renouer,  et  c'est  naturellement  par  TAlsace- 
Lorraine  qu'il  conviendra  de  commencer.  Gomme  M.  de  Bismarck 
serait  bien  servi  dans  ses  desseins  s'il  parvenait  à  persuader  aux 
Allemands  que  les  Alsaciens,  les  Lorrains  surtout,  sont  décidément 
ingouvernables  et  que,  pour  les  mater,  il  n'y  a  rien  qui  vaille  le 
système  préconisé  dès  les  premiers  jours  par  M.  de  Treitschke  I 
Quel  bel  argument  fournirait  au  chancelier  impérial  l'échec  trop 
probable  de  la  mission  de  M*  de  Manteuffel  !  «  L'autonomie  »  re- 
connue impossible^  la  solution  serait  toute  trouvée  :  la  Prusse,  en  s'of- 
frant  à  assimiler  les  n  indomptables  »  Lorrains,  se  ferait  un  devoir 
patriotique  de  prolonger  la  régence  de  Trêves  jusqu'au  sud  de  Metz, 
de  façon  à  retourner  contre  la  France  un  o  coin  »  bien  autrement 
redoutable,  sur  une  frontière  ouverte,  que  ce  pauvre  coin  émoussé 
de  Lauterbourg,  que  l'Allemaigne  affectait  de  dénoncer  comme  une 
perpétuelle  menace  contre  son  repos.  Quant  à  l'Alsace,  on  verrait  : 
cette  région  a  été  de  tous  temps  particulièrement  exposée  à  l'infiltra- 
tion allemande.  On  espère  qu'un  jour  arrivera  où  la  population  d'ou- 
tre-Rbin  étant  devenue  prépondérante  en  Alsace,  il  sera  facile  de  lui 
persuader  que,  puisque  la  famille  politique  allemande,  telle  qu'elle 
est  constituée^  n'&  pas  place  dans  son  sein  pour  une  république,  il 
est  de  son  intérêt,  si  elle  veut  être  promue  au  rang  d'état  confé- 
déré, de  se  choisir  un  souverain  ;  et  quel  choix,  dans  ce  cas,  serait 
plus  indiqué  que  celui  du  grand-duc  de  Bade,  allié  à  la  famille 
impériale  et  qui  att^id  encore  la  récompense  du  zèle  que  son  artillerie 
a  mis  à  bombarder  Strasbourg  7  Ce  serait  assurément  une  satisfac- 
tion historique  de  haut  goût  et  comme  unetardiverevancbedeTolbiae 
que  la  reconstitution,  de  la  Forêt  noîreaux  Vosges,  de  l'antique  duché 
d'Alémannie  érigé  en  royaume,  et  cette  satisfaction  suffirait  sans 
doute  pour  consoler  le  reste  de  l'Allemagne  de  n'avoir  point  de  part 
au  gâteau. 

La  question  que  M.  de  Bismarck  tient  pour  a  ouverte  »  indique 
qu'il  existe  dans  sa  pensée  d'autres  raisons  que  les  obstacles  consti- 

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26&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

tutionnels  que  l'on  a  coutume  d'alléguer,  pour  retarder  d'année  en 
année  l'organisation  définitive  de  rAlsace-LorraiDe  et  pour  ne  rien 
faire  non  plus  qui  puisse  faciliter  le  retour  des  optans.  Le  danger 
d'un  dépëceroenr,  qu'il  n'est  plus  permis,  depuis  la  déclaration  du 
chancelier,  de  tenir  pour  chimérique,  n'échappera  pas,  il  faut  le 
souhaiter,  à  la  perspicacité  du  Landesausschuss  et  l'invite  à  ne  point 
se  laisser  emporter  par  une  fougue  trop  juvénile.  Déjà  la  presse  offi- 
cieuse a  émis  l'opinion  que  l'espèce  de  souveraineté  à  laquelle  prétend 
cette  assemblée  constitue  un  péril  qui  serait  évité  si  le  Landesaus- 
schuss était  fondu  dans  le  Landtag  prussien.  Tout  cela  mérite  ré- 
flexion. Les  faits  récens  qui  se  sont  passés  à  Berlin  lui  montrent 
l'inconvénient  qu'il  y  a  de  provoquer,  même  sur  le  terrain  légal, 
la  mauvaise  humeur  du  chancelier  et  avec  quel  art  M.  de  Bismarck 
se  sert  de  préférence  de  ce  qui  lui  fait  obstacle  pour  arriver  à  la 
réalisation  de  ses  plans.  Que  signifie  ce  complet  détachement  qu'il 
affecte  tout  à  coup  à  l'égard  des  afiaires  de  l' Alsace-Lorraine,  qui 
encore  il  y  a  peu  de  mois,  reposaient  toutes  entières  sur  ses  épaules 
et  qu'il  avait  lui-même  déclaré  prendre  résolument  en  main,  comme 
((  avocat  des  populations  annexées?  »  L'histoire  de  la  politique  alle- 
mande des  dix  derniers  années  enseigne  que  c'est  toujours  mauvais 
signe  quand  M.  de  Bismarck  semble  se  désintéresser  d'une  question 
comme  celle-ci  ;  c'est  Tindice  que  la  mise  en  scène  est  réglée  et 
que  le  régisseur  a  terminé  sa  tâche. 

Aussi  est-il  du  plus  haut  intérêt  pour  l' Alsace-Lorraine  que  ses 
représentans  ne  se  laissent  pas  entraîner  par  leur  importance  nou- 
velle à  fournir  quelque  prétexte  contre  le  maintien  de  l'état  de 
choses  actuel,  car,  du  côté  de  l'Allemagne,  il  ne  pourrait  que  lui 
advenir  pis.  Les' diflicul tés  que  l'administration  allemande  rencontre 
dans  son  propre  sein  et  qui  proviennent  surtout  de  l'impossibilité 
où  elle  est  de  concilier  ses  principes  de  gouvernement  avec  les 
sentimens  et  les  intérêts  des  populations  conquises,  ne  prêtent  déjà 
que  trop  au  danger  permanent  de  quelque  modification  inattendue 
et  subite  dont  l' Alsace-Lorraine  pâtirait  à  coup  sûr.  Au  dualisme  qui, 
du  temps  de  M.  de  Mœller,  existait  entre  Berlin  et  Strasbourg,  a  suc- 
cédé maintenant,  à  Strasbourg  même,  un  dualisme  d'un  autre  genre, 
entre  M.  de  Manieuflel,  lieutenant  impérial,  et  M.  Herzog,  ministre 
d'état.  Dès  le  début,  il  en  est  résulté  des  froissemens  qu'on  a  d'a- 
bord essayé  de  nier  et  qui  sont  pourtant  bien  réels,  qui  même  étaient 
inévitables.  M.  de  Manteuffel  a  pris  son  rôle  de  conciliateur  au  sé- 
rieux et  il  l'a  tout  de  suite  prouvé  en  se  montrant  plus  tolérant  que 
son  prédécesseur  à  l'égard  de  la  presse  et  du  clergé  catholique.  11 
s'est  réservé  le  gouvernement  des  hommes,  tandis  que  M.  Herzog  et 
ses  collaborateurs  prétendent  n'abandonner  que  le  moins  possible 
de  l'administraiiou  des  affaires,  comme  si  les  hommes  se  pouvaient 

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l'aIiSACK-lorbaine  et  l'emppe  germakique.  265 

gouverner  sans  tenir  un  compte  incessant  de  leurs  intérêts  et  qu'il 
fût  possible  d'administrer  en  faisant  abstraction  du  côté  politique 
des  choses.  Cela  se  voit  pourtant  journellement  en  Allemagne,  où  l'on 
s'applique  à  faire  de  l'administration  la  pratique  de  l'absolu,  alors 
qu'ailleurs  la  politique  elle-même  passe  généralement  pour  être  la 
science  du  relatif.  M.  Herzog,  qu'on  dit  être  le  type  accompli  du 
bureaucrate  prussien,  ne  peut  ni  ne  doit,  à  son  point  de  vue,  con- 
sentir à  aucune  concession  sérieuse,  de  peur  de  paraître  hésiter  ou 
faiblir  aux  yeux  des  populations,  qui  seraient  promptes  à  voir  dans 
un  retour  à  des  procédés  plus  doux  une  marque  de  repentir  ou  un 
aveu  d'impuissance.  M.  de  Manteuffel  pourra  bien  obtenir  de  lui 
quelques  atténuations  temporaires  à  des  pratiques  trop  rigoureuses, 
mais  la  raideur  naturelle  à  l'administration  prussienne  reviendra 
au  galop  parce  qu'elle  est  inhérente  au  fonctionnement  même  du 
mécanisme.  En  prenant  la  défense  des  services  qu'il  dirige  et  anime 
de  son  esprit,  et  dont  le  personnel  saurait  au  besoin,  comme  je  l'ai 
fait  voir,  se  défendre  lui-même,  c'est  un  peu  son  œuvre  propre  que 
M.  Herzog  défend,  car  il  a  été  associé  dès  les  premiers  jours  à  M.  de 
Bismarck  dans  la  tâche  qu'il  est  maintenant  chargé  de  poursuivre, 
à  Strasbourg  même,  sous  l'autorité  pour  ainsi  dire  nominale  de 
M.  de  Manteuflel.  Etant  seul  responsable,  M.  Herzog  ne  peut  se 
prêter  qu'avec  une  extrême  répugnance  à  des  tempéramens  qui 
déconcerteraient  et  inquiéteraient  le  personnel  dont  il  est  le  chef, 
car  que  resterait-il  en  Alsace-Lorraine  à  la  Prusse  si  l'administra- 
tion venait  à  y  être  ébranlée? 

Dans  de  telles  circonstances,  des  désaccords  plus  ou  moins  aigus 
et  durables  naîtront  à  tout  instant  comme  d'eux<*mêmes  entre 
M.  Herzog  et  M.  de  Manteuffel,  et,  comme  je  l'indiquais,  c'est 
peut-être  là-dessus  que  M.  de  Bismarck  a  surtout  compté.  M.  de 
Manteuffel  a  accepté  sa  mission  sans  entraînement  ni  grandes  illu- 
sions, en  soldat  auquel  son  souverain  juge  bon  d'assigner  un  poste. 
Il  fera  pour  s'y  maintenir  complète  abnégation  de  ses  convenances 
et  de  ses  intérêts  personnels,  mais  il  est  âgé,  maladif,  attristé  par 
des  deuils  récens,  et  déjà  plusieurs  fois  il  a  donné  publiquement 
des  marques  de  lassitude  et  de  découragement.  Qu'adviendrait-il 
s'il  venait  à  manquer  à  une  organisation  qui  repose,  en  fait,  tout 
entière  sur  lui,  puisque  ce  n'est  qu'à  la  considération  de  sa  personne 
qu'elle.a  dû  de  voir  le  jour?  La  question  ne  laisse  pas  d'être  grave. 
En  attendant,  le  feld-maréchal  s'efforce  de  poursuivre  l'œuvre  de 
conquête  morale  commencée  par  lui,  dans  un  esprit  paternel  tout 
à  fait  conforme  aux  tendances  un  peu  mystiques  qui  forment  un 
des  côtés  saillans  de  son  caractère. 


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266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III. 

Nous  De  ferons  pas  ici  la  biographie  détaillée  de  M.  de  Man- 
teuffel.  Pendant  une  carrière  déjà  longue  de  plus  d'un  demi-siècle, 
dans  laquelle  il  a  débuté  à  l'âge  de  dix-huit  ans  comme  a  avanta- 
geur  ))  dans  les  dragons  de  la  garde  prussienne,  le  feld-maréchal 
s'est  signalé  en  vingt  circonstances  diverses,  tantôt  comme  soldat, 
tantôt  comme  diplomate  ou  gouverneur  de  province,  et  il  s'est 
toujours  acquitté  avec  tant  de  succès  des  hautes  missions  qu'il 
devait  à  ht  confiance  de  son  roi,  qu'il  n'est  pas  d'homme  en 
Prusse  qui  compte  autant  que  lui  d'envieux  et  de  jaloux.  On  le  dis- 
cute autant  dans  le  monde  militaire  et  le  monde  officiel  que  dans 
le  monde  bourgeois,  aux  yeux  duquel  il  passe  pour  personmfier 
plus  spécialement  l'influence  de  la  cour,  dans  la  triade  que  M.  de 
Manteuffel  forme  avec  M.  de  Bismarck  et  M.  de  Moltke.  €e  qu'on 
semble  surtout  lui  reprocher,  c'est  une  certaine  hardiesse  d'opi- 
nions et  une  personnalité  d'allures  qui  choquent  dans  un  pays  où 
l'originalité  n'est  permise  qu'au  chancelier  de  l'empire.  M.  de  Man- 
teuffel ose  avoir  ses  idées  à  lui  et  les  exprimer  au  besoin  :  c'est 
ainsi  qu'il  n'a  laissé  ignorer  à  personne  sa  désapprobation  de  la 
conquête  de  l' Alsace-Lorraine.  Il  a  surtout  dans  les  relations  cette 
séduction  de  manières  et  de  ton  que  les  Allemands  sont  générale- 
ment «portés  à  tenir  pour  une  marque  de  faiblesse  et  d'infériorité. 
Tandis  qu'il  commandait  à  Nancy  l'armée  d'occupation,  son  entou- 
rage concevait  mal  qu'ayant  le  droit  de  se  conduire  en  rettre,  il 
préférât  agir  en  galant  homme.  On  dit  que  M.  Thîers  ne  manquait 
jamais,  quand  il  parlait  de  lui^  de  le  qualifier  à! adorable.  Ses  façons 
simples,  affables,  pleines  d'aménité  et  de  bienveillance  en  font  ai 
gentilhomme  de  la  vieille  école,  sachant  inspirer  le  respect  sans 
avoir  à  l'imposer  et  la  confiance  sans  la  solliciter.  6a  sûreté  de  tact 
et  sa  largeur  de  vues  l'ont  dès  longtemps  mis  hors  de  pair  dans  le 
milieu  social  et  le  monde  de  hobereaux  au  sein  desquels  il  est  con- 
danmé  à  vivre.  D'une  intelligence  ouverte,  toujours  en  éveil  «t  des 
plus  cultivées,  il  est  de  plus  homme  d'esprit  tiu  meilleur  sens  du 
mot.  Un  seul  trait  suffirait  à  le  classer  oonmie  tel  :  dans  un  temps 
qui  a  vu  tel  illustre  pédant  de  l'académie  de  Berlin  pousser  la  teu- 
tomanie  jusqu'à  s'excuser  publiquement  du  nom  français  qu'il  tient 
de  ses  ancêtres,  M.  de  Manteuffel  ne  craint  pas  de  louer  tout  haut 
la  civilisation  française  et  de  confesser  son  faible  pour  elle.  Il  prend 
plaisir  à  rechercher  les  occasions  de  parler  français  et  parait  mettre 
quelque  coquetterie  à  montrer,  par  l'aimable  abandon  et  la  forme 
châtiée  de  son  langage,  à  quel  point  l'usage  de  cette  langue  lui  est 
familier.  Son  inclination  pour  la  France  ne  va  pas  toutefois  jusqu'à 


l'alsace-lorrainb  et  l'empire  germanique.  267 

Famour  des  Français  :  ses  préférences  sont  à  la  fois  celle  d'un 
homme  de  goût  et  d'un  homme  de  cour,  captivé  par  les  traditions 
d'élégance  et  de  sociabilité  que  le  grand  Frédéric  avait  tenté  de 
transplanter  de  Versailles  à  Potsdam. 

M,  de  Manteuffel  est  en  effet,  avant  tout,  un  conservateur  prus- 
sien :  il  en  a  le  piétisme  comme  l'esprit  de  discipline  et  le  a  loya- 
lisme »  envers  la  couronne.  Toute  sa  carrière  n'a  été  que  la  con- 
stante mise  en  pratique  de  la  devise  nationale  :  Mit  Gotl,  fur  Kœnig 
imd  Vaterland.  L'empereur,  qui  lui  témoigne  dans  l'inlûnité  uae 
affection  de  frère  et  en  public  une  confiance  absolue,  a  toujours 
été  sûr  de  trouver  en  lui  l'homme  de  tous  les  dévouemens.  J'ai  rap- 
pelé plus  haut  la  façon  dont  M.  de  Bismarck  a  décidé  le  feld-maré- 
chal  à  se  rendre  en  Alsace.  11  s'y  est  présenté  en  père  plutôt  qu'en 
chef,  avec  une  modeste  résignation  qui  est  encore  un  des  traitô  de 
son  caractère.  Quand  il  reçut,  en  janvier  i871,  l'ordre  d'entre- 
prendre la  célèbre  marche  de  flanc  q;ui  eut  pouo  conséquence  de 
porter  la  déroute  dans  l'année  du  général  Bourbaki  et  de  la  rejeter 
en  Suisse,  le  futur  feld-maréchal  écrivit  le  billet  suivant  à  sa  femme  : 
<f  Ma  chère  Bertha,  lorsque  ce  mot  te  parviendra,  tu  sauras  déjà 
par  le  télégraphe  si  ton  mari  a  en  lui  l'étoffe  d'un  général  d'armée 
ou  s'il  n'en  a  que  les  prétentions.  »  Rien  de  plus;  le  roi  com- 
mande, Dieu  bénira  l'œuvre  s'il  lui  plaît. 

A  l'âge  où  l'enfant  se  transforme  en^  adolescent,  M.^  de  Manteuffel 
a  été  l'élève  de  M"«  deKrudener,qui  lui  pronostiqua  le»  plua- hautes 
destinées.  La  blonde  visionnaire  parait  avoir  transmis  à  son  élève 
quelque  chose  de  son  mysticisme,  et  cette  tendance  s'accroît  com- 
munément avec  l'âge.  De  cette  toamure  donnée  à  son  éducation)  pre- 
mière viennent  sans  doute  chez  le  feld-maréchal  l'abnégation  et  le 
doux  sentimentalisme  qui  percent  dans  ses  actes.  Son  caractère  est 
formé  d'un  curieux  mélange  de  fatalisme  historique  et  de  soumis- 
sion à  la  volonté  divine  :  on  dirait  d*un  mariage  mystique  entre 
Hegel  et  M"™^  Guyon.  Parfois  aussi  ses  propos  trahissent  quelque 
chose  de  cet^  philosophie  suivant  laquelle  «  les  malheurs  particu^ 
liers  font  le  bien  générait,  de  sorte  que  plus  il  y  a  de  ma^urs  par- 
ticuliers et  plus  tout  est  bien,  »  par  k  raison  que  Dieu  ne  saurait 
mal  faire  et  que  rois  et  sujets  ne  sont  entre  ses*  madns^  que  des  in- 
strumens  de  ses  sacrés  desseinsw  Tel  a;  été  à  peu  près  le  thème  des 
diverses- allocutions  que  Ml  de  Manteuffel'  a  tenues  à  son  arrivée  en 
Alsace-Lorraine.  Il  s'est  montré  tout  pénétré  delà  doctrine  de  saint 
Paul  sur  l'obéissance  due  aux  puissans,  doctrine  dont  il  ne  fait  pas 
seulement  un  article  defoi<,  mais  bien  une  base  de  gouvernement 

H  a  certainement  une  vue  exacte  de  la  situation  quand,  s'at^ 
tachant  à  prendre  les  Alsaciens- Lorrains  par  le  sentiment,  il 
renonce  à  leur  démontrer,  contre  toute*  évidence,  qu'il&ont  gagné 

uiyiiizeu  uy  "v^j  vy\JVc  Iv^ 


268  BBTUB  DE8  DEUX  MONDES. 

au  change  et  qu'il  va  même  jusqu'à  concéder  qu'ils  y  ont  perdu, 
ce  qui,  soit  dit  en  passant,  n'est  guère  flatteur  pour  l'empire  alle- 
mand. Mais  quand,  tout  en  disculpant  la  politique  de  conquête,  il 
recommande  aux  conquis  la  politique  de  la  soumission  à  ce  qu'il 
appelle  les  <c  décrets  de  la  Providence,  »  nous  croyons  qu'il  fait 
fausse  route.  L'empereur  d'Allemagne,  avant  lui,  avait  déjà  exhorté 
à  différentes  reprises  les  Alsaciens  à  se  plier  aux  «  arrêts  de  l'his- 
toire, »  à  quoi  les  Alsaciens  ont  objecté  qu'on  paraît  bien  pressé 
à  Berlin  de  coucher  l'histoire  par  écrit  et  de  tenir  pour  arrêt  his- 
torique ce  qui  pourrait  bien  n'être  qu'un  moment  de  Vidée^  suivant 
la  doctrine  hégélienne  du  perpétuel  devenir.  11  en  est  un  peu  de 
même  de  ces  décrets  providentiels  que  les  Allemands  ont  eu  tant 
hâte  d'interpréter  en  leur  faveur.  H  faut,  pour  juger  de  ces  choses, 
un  peu  de  «  reculée,  »  comme  disent  les  artistes,  et  le  temps  seul 
vous  met  au  point  de  perspective  qui  permet  d'y  voir  clair,  surtout 
depuis  que  les  hommes  s'appliquent  si  fort  à  embrouiller  les  éche- 
veaux. 

Le  moindre  défaut  de  cette  argumentation  théologique  est  de 
ne  convaincre  que  ceux  qui  en  tirent  profit  :  il  y  a  longtemps  qu'on 
a  dit  qu'il  existe  deux  livres,  la  Bible  et  les  Pandectes,  qui  jamais 
ne  restent  muets  pour  qui  les  interroge,  et  M.  de  Manteuffel  assu- 
rément n'ignore  pas  que,  si  l'Évangile  recommande  la  soumission 
à  la  volonté  divine,  il  enseigne  aussi  que  «  les  jugemens  de  Dieu 
sont  impénétrables  et  ses  voies  incompréhensibles.  »  Alsaciens  et 
Lorrains  Tout  bien  reconnu,  et  leur  perplexité  dans  leurs  cruelles 
épreuves  a  été  d'autant  plus  grande  que  les  Allemands  eux- 
mêmes  n'ont  jamais  réussi  à  se  mettre  d'accord  sur  le  point  de 
savoir  si  c'est  pour  sa  punition  ou  son  bonheur  que  l' Alsace-Lor- 
raine a  été  conquise  par  eux.  En  tout  cas,  la  population  victime  de 
cette  conquête  n'a  pu  se  persuader  qu'il  fût  écrit  que  son  terri- 
toire devait  être  un  jour  érigé  en  «  pays  d'empire,  »  que  l'insti- 
tution du  Landesausschuss  fût  d'émanation  divine,  ni  qu'il  y  eût 
quoi  que  ce  soit  qui  indiquât  la  mission  providentielle  4e  la  Prusse 
dans  les  tâtonnemens  par  lesquels  son  administiation  a  si  bien 
révélé  son  origine  purement  humaine. 

Soumis  à  la  Providence,  les  Alsaciens  -  Lorrains  l'ont  toujours 
été,  et  la  meilleure  preuve  qu'ils  en  donnent,  la  seule  que  l'Alle- 
magne ait  le  droit  d'exiger  d'eux,  c'est  qu'ils  rendent  exactement 
à  César  ce  qui  appartient  à  César  :  on  assure  même  que  César  retient 
au-delà  de  son  dû.  Que  veut-on  de  plus?  L'affection,  l'amour,  la 
sympathie,  ne  se  commandent  pas.  On  va,  ce  semble,  un  peu  loin 
quand  on  leur  fait  un  devoir  de  conscience  de  «  devenir  d'autant 
meilleurs  Allemands  qu'ils  avaient  été  bons  Français.  »  Il  faut  avoir 
fréquenté  les  universités  d'outre-Rhin  pour  saisir  d'aussi  profondes 

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l'alsace-lobbaine  et  l'empire  germanique,  269 

subtilités.  De  même,  ils  se  refusent  à  croire  sans  preuves  à  la  mis- 
sion civilisatrice  à  laquelle  prétendent  les  Allemands  :  pour  se  faire 
missionnaire,  il  faut  avoir  un  dogme  à  prèdier,  et  rAlIemagne  n'en 
connaît  point  d'autre  que  la  prééminence  native  de  la  race  germa- 
nique. C'est  trop  peu  en  vérité.  Telles  choses  qui  peuvent  être 
bonnes  à  dire  en  famille  et  même  propres  à  fonder  un  culte  domes- 
tique deviennent  parfaitement  ridicules  quand  elles  sont  criées  sur 
les  toits,  et  le  Credo  quia  abmrdum  n'est  plus  de  notre  temps. 
Si  l'Allemagne  a  démontré  qu'elle  avait  la  force  matérielle  qui  peut 
suffire  à  légitimer  l'esprit  de  conquête,  il  lui  reste  encore  à  faire 
voir  qu'elle  possède  à  un  égal  degré  la  force  d'expansion  qui  seule 
autorise  la  prétention  à  la  domination.  L'érudition  ne  fait  pas  la 
puissance,  pas  plus  que  le  savoir  n'est  la  science.  Quand  les  Alsa- 
ciens-Lorrains voient  l'Allemagne  si  inhabile  à  justifier  ses  gran- 
deurs et  si  impuissante  à  s'acquitter  envers  eux  des  plus  vulgaires 
devoirs  du  conquérant,  ils  doutent  de  sa  mission  providentielle  et 
ils  lui  prouvent  en  tout  cas,  par  l'abandon  où  ils  laissent  l'univer- 
sité de  Strasbourg,  qui  cependant  leur  impose  de  si  lourds  sacrifices 
d'argent,que  l'apostolat  que  les  docteurs  allemands  ont  rêvé  d'exer- 
cer parmi  eux  risque  de  n'être  jamais  qu'un  apostolat  in  partibus. 
Un  seul  point  jusqu'ici  est  de  toute  évidence,  L'Alsace-Lorraine 
conquise  et  la  rançon  de  la  France  payée,  la  Prusse,  provisoire- 
ment satisfaite,  entend  garder  l'enjeu  et  faire  charlemagne.  Soit  I 
si  c'est  sa  façon  à  elle  de  faire  les  choses  impérialement.  Seulement 
dans  ce  jeu  de  la  force  et  du  hasard,  elle  a  mal  fait  son  compte  ; 
trop  confiante  dans  sa  puissance  matérielle  et  procédant  avec  cette 
absence  de  mesure  qui  parait  être  un  défaut  plus  particulièrement 
germanique,  elle  n'a  pas  su  résister  à  la  tentation  d*étre  inexorable; 
elle  croyait  la  France  si  bien  agonisante  que  la  dépouiller  ne  lui  a 
point  suffi  et  qu'elle  l'a  mutilée  :  c'en  était  trop.  La  France  a  bondi 
sous  le  coup;  ce  qui  devait  servir  à  l'achever  est  devenu  pour  elle 
un  stimulant.  On  parait  avoir  trop  spéculé  à  Berlin  sur  la  théorie 
de  l'esprit  oublieux  des  peuples,  que  M.  de  Bismarck  est  allé  na- 
guère développer  à  Vienne,  avec  un  sérieux  frisant  la  raillerie.  Les 
peuples  oublieux?  Non  pas  les  Allemands,  à  coup  sûr,  eux  qui  n'ont 
pas  encore  pardonné  aux  Français  la  mort  de  Conradin,  et  qui 
savent  si  bien  concilier  leurs  intérêts  avec  leurs  scntimens  que  ces 
mêmes  a  grandes  ruines  des  bords  du  Neckar  et  du  Rhin  m  qu'il  y 
a  quelques  mois  encore  M.  de  Moltke  signalait  comme  «  monumens 
durables  des  défaillances  de  l'Allemagne  d'autrefois  et  de  l'inso- 
lence de  ses  voisins,  »  servent  depuis  des  siècles,  avec  un  succès 
égal,  aux  aubergistes  à  s'enrichir  et  aux  patriotes  à  méditer.  Peut- 
être  le  chancelier  impérial,  en  faisant  allusion  à  Vienne  aux  peu- 
ples oublieux,  comme  le  sont  en  effet  volontiers  Autrichiens  et 

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ï 


270  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Français,  ne  voulait-il,  après  tout,  que  mieux  marquer  la  sfipério- 
rité  intellectuel fe  des  Allemands,  qui,  après  avoir  inventé  Tart  de 
cultiver  des  ruines  et  d'en  tirer  100,000  florins  de  rente,  ont  con^ 
serve  assez  de  force  d'absorption  et  de  résistance  pour  ne  pas  suc- 
comber de  tristesse  sous  le  poids  des  ressentimens  et  des  fadaises 
dont  l'école  historique  se  plaît  à  charger  leur  mémoire.  Ce  sont  là 
des  qualités  que  ne  leur  envient  pas  à  coup  sûr  les  peuples  aimables 
et  vraiment  sociables  qui  savent  que,  sans  le  don  d'oubli,  l'humanité 
ne  serait  plus  possible  ni  la  vie  supportable.  La  France  surtout, 
que  les  moroses  Allemands  ont  tant  plaisir  à  taxer  de  frivole,  ne 
demande  pas  mieux  que  d'oublier.  Elle  n'était  pas  d'humeur,  après 
ses  désastres,  à  se  mettre  à  pleurer  en  regardant,  ébahie  et  stupide, 
l'astre  allemand  monter  à  l'horizon.  Elle  est  tout  aussitôt  retournée 
aux  travaux  utiles,  et  elle  y  eût  vite  oublié  l'énormité  dé  la  rançon 
qu'il  lui  avait  fallu  payer,  si  le  vainqueur  avait  été  assez  sage  pour 
s'en  contenter,  car  elle  ne  sait  pas  garder  rancune,  surtout  pour 
une  affaire  de  gros  sous. 

Mais  la  Prusse,  en  lui  arrachantrAlsace-Lorraine^l'a  frappée  d'une 
blessure  trop  douloureuse,  celle-là,  pour  être  oubliée.  Lorsqu'en 
1863,  l'Angleterre  renonça  à  son  protectorat  sur  les  lies  Ioniennes, 
M.  de  Bismarck  n'a-t-il  pas  dit  lui-même  avec  sa  causticité  accou- 
tumée: ((  Cn  état  qui  cesse  de  prendre  et  qui  commence*  à»  rendre 
est  fini  comme  grande  puissance?  »  La  première  partie  de  cet  apo*- 
phtegme  est  toute  prussienne  et  fait  comprendre  pourquoi  l'oiseau 
qui  symbolise  le  jeune  empire,  toutes  ailes  déployées,  les  serres 
grandes  ouvertes,  prêtes  à  «  empiéter  »  de  toutes  par^,  et  qui 
tourne  vers  l'ouest  son  œil  farouche  et  son  bec  crochu,  a  été  si 
amplement  pourvu  d'organes  de  préhensioni  par  les  héraldistes  dsr 
la  couronne  :  ce  sont  manifestement  des  armes  parlantes  qu'on  leur 
avait  commandé  de  peindre.  Quant  à  ce  que  •  le  futur  chancelier 
impérial,  alors  simple  comte  de  Bismarck-Schoenhausen  et  ministre 
prussien,  disut  des  nations  qjui  abandonnent  bénévolement,,  pas 
débilité  ou  indolence,  une  partie  d'elles-mêmes,  il  ne  faisait  qu'ex** 
primer  sous  un  tour  pittonesque  \me  vérité  qiû  estr  de  tous  lesi  temp9 
et  qui  s'applique  à  tout  organisme,  individuel  ou  social,  l'atnH 
phie  des  extrémités  ayant  toujours  passé  pour  être,  dans  un  corps 
vivant,  le  pire  symptôme  de  marasme. 

La  France,  heureusement  pour  elle  et  pour  le  malheur  de  TAlie- 
magne^  n'était  pas  tombée  encore  k  ce  point  de  décr^itude.  Elle 
s'est  vivement  redressée,  et  résolue  à  tous  les  sacrifices,  elle  a  fait 
trêve  à  ses  dissensions  pour  ne  pas  laisser  au  vainqueur  la  joie  de 
la  voir  s'achever  elle-même.  L'œuvre  de  reconstitution  de  son  ar- 
mée, que  les  Allemands  ont  afiecté  de  prendre  pour  des  préparati& 
de  revanche,  n'était  de  sa  part  qu'un  acte  de  vulgaire  précMtioii< 


L'aLSACE-LORBAINE  et  L'fitfPIRE   GERMANIQUE.  271 

que  lui  imposait,  sur  sa  frontière  éventrée,  un  voisin  qui  fait 
oonramment  enseigner  dans  ses  écoles  que  les  vraies  limites  de 
la  France  sont  celles  que  le  traité  de  Verdun  a  assignées  il  y  a  dix 
siècles  à  Charles  le  Chauve,  et  que  tout  ce  qui  Be  trouve  en  deçà  fait 
partie  du  domaine  germanique  n  situé  à  l'étranger  »  {Deutsche 
Auisenlànder)  (1). 

Ce  qui  trompe  l'Allemagne,  dans  la  pratique  de  sa  politique  de 
conquête,  et  ce  qui  enhardit  la  Prusse,  c'est  que  cette  dernière, 
imbue  des  vieilles  traditions  sur  lesquelles  s'est  fondé  son  accrois- 
sement personnel,  à  une  époque  où  le  droit  moderne  n'était  pas 
né,  n'a  guère,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  opéré  qu'en  famille, 
et  que  l'Allemand,  toujours  subjectif,  est  trop  enclin  à  juger  les 
autres  d'après  lui-même.  Or  l'Allemagne  n'offre  encore  que  les 
élémens  d'une  race  sans  cohésion  ni  individualité;  elle  forme  un 
grand  tout  bien  vivace,  je  l'accorde,  fécond  surtout,  mais  politi- 
quement encore  confus  et  grouillant,  n'ayant  ni  conscience  de  lui- 
même,  ni  système  nerveux.  Véritable  vagina  gerUium^  selon  l'ex- 
pression que  Jornandès  appliquait  au  vr  siècle  à  la  race  gothe,  la 
race  allemande  est  peut-être  aujourd'hui,  entre  toutes  les  races 
civilisées,  la  seule  dont  on  puisse  impunément  détacher  au  hasard 
une  bouture  ou  un  bourgeon  pour  le  transpktnter  ailleurs,  sans  que 
l'ensemble  s'en  ressente  et  avec  des  chances  d'autant  plus  cer- 
taines de  succès  qu'un  groupe  quelconque  d'Allemands  renferme 
toujours  suffisamment  de  marchands,  de  pédagogues  et  de 
femmes  prêtes  à  accepter  dans  toute  leur  étendue  les  durs  labeurs 
de  ht  maternité,  ipour  fonder  un  centre  nouveau  ou  une  colonie 
viable.  C'est  là  qu'est  la  force  de  l'AUemiagne,  mais  en  même 
temps  le  secret  de  son  incapacité  politique  et  de  sou  impuissance 
comme  nation.  Le  trop  plein  dépopulation  qu'elle  épanche  sur  le 
monde  entier  s'absorbe  et  se  résorbe  sans  garder  trace  de  son  ori- 
gine ni  regret  du  foyer  natal.  Un  Allemand  américain  n'est  pas  un 
Américain  allemand.  Ce  fait  a  été  vérifié  «i  souvent  que  les  philo- 
sophes allemands,  qui  aimentà  se  rendre  compte  de  tous  kspbéno- 
mènes,  en  ont  déduit  «que  leur  race  n'est  apte  qu'à  u  se  réaliser 
hors  d'elle-^même.  »  Peut-être  est-^ce  ipour  cela  qu'elle  s'est  faite 
conquérante  sur  le  tard.  En  d'autres  termes  qui,  ceii^t^à,  n'ont 
rien  de  métaphysique,  l'Allemand  ne  prend  toute  sa  valeur  qu'em- 
ployé en  coupage  :  la  pureté  de  race  d(mt  il  €St  si  fier  est  justement 
ce  qui  le  rend  politiquement  et  socialement  si  inerte,  si  passif  et  si 
docile  à  subir  la  loi  du  plus  fort. 

En  France,  où,  depuis  quatorze  siècles,  les  peuples  les  plus  di- 
vers se«ont  rencontrés  et  fondus,  au  point  qu'on  peut  demander  sur 

(1)  Voyez  dans  la  Reme  da  1"  juin  1876,  un  article  de  M.  F.  Brunetièro  aur  rensei- 
gnement de  la  géographie  en  Allemagne. 

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272  BETUE  DES  DEUX  MONDES* 

quelle  partie  de  son  territoire  on  trouverait  encore  à  l'état  natif  la 
race  latine  dont  les  Allemands,  dans  l'intérêt  de  leur  théorie  con- 
quérante, la  prétendent  entièrement  peuplée,  il  s'est  produit  une 
évolution  tout  inverse*  Du  mélange  des  races  et  de  la  puissante 
unité  des  institutions  est  née  chez  elle  une  nation  singulièrement 
sensible,  élastique  et  nerveuse,  présentant  tous  les  caractères  d'un 
organisme  supérieur,  dont  chaque  fraction  concourt  et  est  indispen- 
sable à  l'harmonie  de  l'ensemble.  Aussi,  quand  un  vainqueur,  habi- 
tué à  tailler  dans  le  vif,  a  cru  tout  simple  de  l'amputer  de  deux  de 
ses  provinces,  il  n'a  pu  empêcher  qu'elle  n'éprouve  ce  phénomène 
physiologique  qui,  par  une  illusion  des  sens,  reporte  la  sensation 
de  la  douleur  jusqu'à  l'extrémité  du  membre  qui  n'est  plus.  La 
France  est  aujourd'hui  comparable  à  l'invalide  qui  croit  sentir  des 
rhumatismes  dans  sa  jambe  de  bois.  La  moindre  brume  à  Thorizon 
politique  reportera  toujours  tout  d'abord  sa  pensée  vers  l'Alsace- 
Lorraine,  lors  même  qu'aux  jours  de  calme  elle  paraîtrait  l'oublier. 
L'une  a  besoia  de  l'autre;  car,  de  part  et  d'autre,  tout  a  été  atteint 
et  lésé  par  le  déchirement. 

L'Alsace-Lorraine  en  particulier  a  besoin  de  la  France  :  sans 
elle,  on  ne  l'a  que  trop  vu  depuis,  elle  languit  et  déchoit,  et  les 
autonomistes  se  font  de  singulières  illusions  quand  ils  s'imaginent 
qu'il  suffirait  qu'ils  fussent  au  pouvoir  pour  qu'il  en  fût  autre- 
ment. L'Alsace  est  justement  un  de  ces  groupes  allemands  qui  «  se 
sont  réalisés  hors  d'eux-mêmes  ».  Aux  qualités  plus  solides  que 
brillantes  que  l'Alsacien  tire  de  son  origine  germanique,  l'influence 
française  a  infusé  ce  quelque  chose  qu'on  nomme  le  savoir-faire, 
que  les  Allemands  soupçonnent  à  peine  et  qui  est,  chez  l'être  des- 
tiné à  vivre  en  société,  l'art  de  mettre  en  valeur  les  dons  naturels 
ou  acquis  et  de  leur  donner  cours  dans  le  commerce  de  la  vie.  Cela 
s'appelle,  selon  les  circonstances,  tour  de  main,  entregent,  adresse, 
habileté  et  même  coquetterie.  La  population  alsacienne,  que  son 
naturel  non  moins  que  son  plantureux  pays  tendent  à  rendre  un 
peu  indolente  et  lourde,  sentait  bien  les  heureux  effets  de  cette 
forme  de  l'influence  française,  qui  la  stimulait  et  la  forçait  à  s'in- 
génier; elle  s'en  rend  compte  mieux  encore  depuis  que  cette  in- 
fluence a  cessé.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  l'opinion  des  filles  à 
marier,  dont  le  chiffre  a  tant  grossi  en  Alsace-Lorraine  depuis  que 
la  jeunesse  masculine  a  pris  l'habitude  d'émigrer  :  autant  les  vil- 
lageoises étaient  naguère  ardentes  à  se  disputer  les  jeunes  rustauds 
que  le  régiment  français  avait  débrouillés,  autant  maintenant  les 
séductions  des  prétendans  qui  ont  été  se  façonner  outre  Rhin  à  la 
raideur  pédantesque  de  l'Allemand  les  laissent  indifférentes  et 
dédaigneuses.  * 

Il  faut  que  les  Allemands  en  prennent  leur  parti  et  corrigent  sur 


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l'alsace-lorraine  et  l'empire  germanique.  273 

ce  point  leurs  notions  anthropologiques  :  la  population  alsacienne 
a  décidément  cessé  d*étre  de  pure  race  germanique.  Dans  les 
premiers  temps  de  la  conquête,  ils  aimaient  à  se  dire,  pour  se 
consoler,  que  plus  les  Alsaciens  faisaient  preuye  d'attachement  à 
la  France,  plus  ils  trahissaient  à  leur  insu  leur  qualité  d'Allemands, 
dont  la  fidélité  est  un  des  plus  nobles  privilèges.  Toutefois,  si 
Allemand  que  l'on  soit,  on  ne  peut  se  contenter  toujours  d'explica- 
tions aussi  transcendantes,  et  il  leur  a  bien  fallu  reconnaître  que  ce 
prétendu  «  vernis»  français, qu'ils  s'étaient  fait  fort  de  faire  éclater 
d'un  coup  d'ongle,  a  résisté  à  tous  leurs  coups  de  griffe.  La  vérité 
est  que  l'Alsacien  est  devenu  un  métis,  et  il  n'a  pas  sujet  d'en  avoir 
honte,  puisque  c'est  à  ce  prix  qu'il  lui  a  été  donné  de  réunir  en 
lui  les  qualités  de  deux  races  si  différentes.  Ayant  perdu  de  l'Alle- 
mand la  susceptibilité  chagrine,  il  ne  s'offusquait  même  pas  d'être 
traité  parfois  par  les  Français  en  bardot  de  la  maison,  car  si  peu 
que  l'on  soit,  c'est  quelque  chose  déjà  d'appartenir  à  une  bonne 
maison. 

IV. 

C'est,  selon  nous,  une  illusion  et  une  crainte  chimérique  de 
croire  qu'avec  l'aide  du  temps  l'éducation  prussienne  pourra  par- 
venir à  modifier  sérieusement  cette  situation.  Les  générations 
ne  se  font  pas  tout  d'une  pièce;  elles  se  transmettent  l'une  à 
l'autre  ce  qui  les  a  faites  grandes,  prospères,  civilisées,  et  le  ré- 
gime allemand  réusslt-il  à  faire  oublier  aux  Alsaciens  jusqu'à  leur 
énergique  et  pittoresque  patois,  pour  mettre  à  la  place  la  langue 
zézayante  et  prétentieuse  qu'on  parle  en  Brandebourg,  qu'ils  ne 
resteraient  pas  moins  imprégnés  de  ce  levain  français  qui  les  rend 
à  jamais  incapables  de  devenir  de  bons  et  féaux  Allemands: 
M.  de  Manteuffel  doit  le  reconnaître  déjà. 

C'est  bien  moins  encore  de  la  force  purement  matérielle  que 
l'Allemagne  peut  attendre  le  triomphe  final  du  pangermanisme  en 
Alsace-Lorraine.  Pour  prétendre  avoir  raison  de  sentimens  aussi 
profondément  enracinés  dans  la  population  conquise  et  de  la  vitalité 
que  la  France  tire  de  son  unité,  pour  enrayer  l'action  latente  et 
continue  qui  crée  les  sympathies  et  les  antipathies,  c'était  en  vérité 
trop  peu  de  restaurer  dans  sa  brutalité  le  droit  de  conquête  et 
d'inventer  les  nations  armées.  Pour  écraser  et  anéantir,  il  faut  un 
prétexte,  que  l'Alsace  aussi  bien  que  la  France  se  gardent  de  four- 
nir. Il  faut  aussi,  pour  rester  vraiment  fort,  Têtre  plus  que  tout 
autre,  et  quelque  zèle  qu'y  mette  la  Prusse,  elle  ne  pou\ait  sérieu- 
sement prétendre,  en  temps  de  concurrence  universelle,  conserver  le 
monopole  du  militarisme.  C'est  à  elle-même  qu'elle  doit  s'en  prendre 

lOM  XL.  —  iSSO.  18 

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> 


27Â  RETUE  DBS  DEUX  MONDESè 

de  se  trouver  dép(»39édée  de  ce  monopole.  Ayant  été  la  première 
à  industrialiser  la  guerre  en  la  dépouillant  de  tout  ce  qu'elle  avait 
d'héroïque,  pour  en  faire  une  machine  où  là  force  agencée  et 
débordante  du  nombre  supplée  i  la  bravoure  et  qui  ai  remplacé 
l'arme  blanche  par  le  tir  plongeant^  elle  a  réduit  tout  le  problème  k 
une  question  d'outillage,  c'est-à-dire  d'wgent.  Aussii  comme  il  ar- 
rive souvent,  ce  sont  les  inventeurs  qui  ont  été  les  premiers  ruinés 
par  leur  invention,  si  bien  qu'on  les  a  vus  rapidement  tomber,  de 
chute  en  chute,  du  militarisme  dans  le  paupérisme,  le  socialisme, 
le  protectionnisme  et  le  pessimisme,  tous  vilains  mots  de  même  ter- 
minaison et  qui  ont  môme  fin.  C'est  beaucoup  de  chutes  et  tomber 
de  bien  haut  par  pur  amour  du  soldat  et  du  territoire  alsacien. 

On  dirait,  par  la  tournure  imprimée  à  sa  poUtique,  que  l'empire 
allemand  a  pris  à  tâche  de  démontrer  qu'il  n'est  pour  la  civilisa- 
tion qu'un  embarras,  une  g^ne  et  une  inquiétante  menace,  et  il  faut 
avouer  que  cette  démonstration  est  bien  près  d'être  complète.  L'Au- 
triche elle-même,  la  seule  alliée  avouée  qu'il  conserve,  s'est  vue 
contrainte  d'aviser  aux  moyens  de  n'être  pas  coupée  du  reste  de 
r [Europe  par  les  lignes  douanières  dont  l'Allemagne  renforce  ses 
lignes  de  forteresses,  afin  d'arracher  au  commerce  l'argent  dont 
elle  a  besoin  pour  continuer  à  vi\Te.  M.  de  Moltke  en  parlait  à  son 
aise,  en  soldat  qui  sait  que  la  Prusse  aime  le  militaire  et  ne  sait  rien; 
lui  refuser,  quand  il  affirmait  la  nécessité  de  maintenir  pendant  un 
demi-siècle  l'état  de  paix  armée.  C'est  un  état  qui  coûte  cher,  sur- 
tout à  un  pays  encore  si  inexpérimenté  dans  l'art  de  produire  honi- 
nôtement  des  capitaux.  Après  que  toutes  les  sources  de  revenus  oi 
le  fisc  peut  puiser  ont  été  tour  à  tour  desséchées,  il  ne  reste  plus 
gu-^re  à  l'Allemagne,  comme  «  matière  imposable  »  que  le  t^ac, 
dont  M.  de  Bismarck  médite  de  soumettre  la  vente  au  monopole  de 
l'état.  Maigre  filon  pour  le  budget,  dans  un  pays  dont  la  population, 
montie  si  peu  de  répugnance  à  fumer  des  feuilles,  des  fanes  et  des 
herbes  quelconques,  pourvu  qu'elle  en  puisse  tirer  beaucoup  de 
fumée  à  bon  compte!  Pour  rendre  en  Allemagne  le  monopole  des 
a  tabacs  »  vraiment  productif,  il  faudrait  énergiquement  se  décider 
à  soumettre  du  môme  coup  à  l'exercice  fiscal  tous  les  vej^gers  et  les 
potagers  de  l'empire,  ce  qui  serait  d'ail teurs  un  adiuirable  moyen 
d'accroître  promptement  l'ai'diée  des  fonctionnaires  impériaux. 

Le  mauvais  état  financier  de  TAUemagnie  préoccupe  bien  légi- 
tinnement  de  plus  en  plus  M.  de  Bismarck,  depuis  surtoiat  qu'il  est 
devenu  évident  pour  tout  le*  inonde  que  le  seul  embarras  sérieux 
que  sa  politique  antifrançaîse  ait  en  définitive  réussi  à  créer  k  U 
France,  est  l'embarras  des  richesses.  Cela  est  bien  propre  à  boule- 
verser toutes  les  notions  économiques  du  chancelier.  Mais  à  la 
différence  de  la  majorité  de  ses  compatriotes,  il  ne  s'attarde  pas  à 

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l'ALSACE-LOMAINE  et  l'eBTPIBB   CTERfiANIQUE.  275 

rechercher  la  rûson  des  choses,  surtout  quand  ces  choses  font  ob- 
stacle à  ses  vues  politiques.  Il  a  coutume  d'aller  droit  à  l'obstacle, 
€t  puisque  la  Prance  se  permet  d'être  redevenue  plus  riche  que 
l'Allemagne  et  d'avoir  chaque  année  de  l'argent  de  reste,  tandis 
que  sa  rivale  ne  sait  plus  où  en  prendre  pour  soutenir  son  état  et 
son  rang  militaire,  M.  de  Bismarck  avait  tout  simplement  conçu  le 
plan  hardi  de  mettre  l'empire  germanique  en  mesure  de  faire  des 
économies  tout  en  gardant  l'Al&ace-Lorraine,  et  de  stériliser  entre 
les  mains  de  la  France  l'argent  qu'elle  voudrait  appliquer  aux  dé- 
penses de  la  guerre.  C'est  dans  cette  vue  qu'il  méditait,  au  prin- 
temps dernier,  de  surprendre  l'Europe  par  une  proposition  de 
désarmement  général,  dont  le  vît41  empereur  d'Allemagne  eût  pris 
l'initiative.  On  devine  l'apparence  de  sereine  grandeur  qu'à  l'aide 
de  quelques  habiletés  de  rédaction  une  telle  invitation  aurait  prise 
sous  la  plume  de  l'auguste  octogénaire  et  l'émotion  universelle 
qui  en  fût  résultée.  L'Europe  est  tellement  excédée  par  ces  arme- 
mens  à  outrance,  auxquels  ne  peuvent  même  plus  se  soustraire 
des  pays  comme  la  Belgique,  la  Suisse  et  les  états  Scandinaves  que 
la  nature  ou  la  diplomatie  suffisait  autrefois  à  protéger,  et  la  plu- 
part des  puissances  souflrent  si  douloureusement  ries  extravagantes 
autant  qu'improductives  dépenses  que  la  situation  générale  leur  im- 
pose, qu'une  semblable  proposition  avait  beaucoup  de  chances 
d'être  accueillie  par  acclamation,  si  ce  n'est  par  la  France,  que 
l'état  prospère  de  ses  finances  affranchit  des  préoccupations  d'ar- 
gent et  à  laquelle  le  soin  de  sa  sécurité  et  de  son  influence  com- 
mande de  ne  point  interrompre  une  réorganisation  militaire  qui 
commence  à  peine  à  fonctionner  avec  un  peu  de  régularité.  C'est 
bien  ce  que  prévo}  ait  iM.  de  Bismarck,  dont  toute  la  politique  exté- 
rieure ne  vise  qu'à  isoler  et  à  affaiblir  la  France,  depuis  que  l'in- 
tervention inopportune  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  Ta  empêché, 
en  mai  1875,  d'en  achever  l'écrasement.  De  deux  choses  l'une  :  ou 
la  France  aurait  refusé  de  condescendre  pour  sa  part  au  vœu  du 
vieil  empereur,  et  dans  ce  cas  les  clameurs  de  la  presse  d'outre- 
Rhin  l'eussent  dénoncée,  à  la  face  de  l'Europe  et  du  peuple  alle- 
mand, comme  nourrissant  effectivement  ces  arrière -pensées  de 
revanche  dont  on  l'avait  toujours  soupçonnée  et  qu'il  (levenait 
urgent  de  réprimer  une  fois  pour  toutes;  ou  bien,  au  contraire,  la 
France,  craignant  de  se  trouver  encore  une  fois  isolée  en  Europe, 
consentait  à  adhérer  au  programme  commun  de  désarmement,  et 
c'était  pour  l'Allemagne  la  plus  belle  partie  qu'elle  pût  rêver  de 
gagner,  car  toute  la  richesse  française  eût  perdu  de  ce  jour  toute 
puissance  politique.  M.  de  Bismarck  avait  par  surcroît  pris  ses  pré- 
cautions pour  assurer  au  groupe  germanique,  par  le  renouvelle- 
ment simultané,  pour  une  longue  période,  des  budgets  militaires 

uiymzeu  uy  x_j  vy\JVt  Iv^ 


276  lETUE  DES  DEUX  MONDES. 

•autrichien  et  allemand,  une  supériorité  effective  sur  les  autres 
puissances,  dont  les  dépenses  de  guerre  sont  soumises  à  un  vote 
annuel,  qu'il  est  en  conséquence  facile  de  surveiller.  Bien  plus,  la 
disposition  nouvelle  introduite  dans  la  loi  allemande  au  sujet  des 
exercices  annuels  des  hommes  de  la  réserve  aurait  permis  à  T Al- 
lemagne, par  un  artifice  inspiré  des  traditions  fondées  par  Scham- 
horst,  Gneisenau  et  le  baron  de  Stein,  d* accroître  d'année  en  a^née, 
par  les  moyens  les  plus  économiques,  les  forces  utiles  de  son 
année,  sans  enfreindre  la  lettre  de  la  convention  de  désarmement. 

Si  cette  combinaison  profonde,  qui  a  été  sur  le  point  d'aboutir 
en  avril  dernier,  avait  réussi,  le  pangermanisme  aurait  eu  libre  car- 
rière, de  Flessingue  au  Saint-Gothard  et  à  la  Leitha,  sans  avoir  à 
redouter  aucune  intervention  gênante,  et  le  jour  où  l'Europe,  se 
sentant  devenir  cosaque  à  ce  régime  qui  l'eût  retenue  désarmée  et 
impuissante  sous  l'œil  de  M.  de  Bismarck  et  en  face  de  l'envahisse- 
ment allemand,  aurait  voulu  dire  son  mot  et  rompre  le  traité,  elle 
se  fût  sans  doute  «perçue  qu'elle  se  ravisait  trop  tard  pour  sous- 
traire la  Belgique,  la  Hollande,  la  Suisse  et  les  provinces  alle- 
mandes de  pAutriche  aux  conséquences  de  l'infiltration  germa- 
nique. Quant  à  l' Alsace-Lorraine,  privée  de  l'espoir  de  délivrance 
qui  l'a  soutenue  jusqu'ici  dans  sa  foi  en  des  temps  meilleurs,  elle 
n'aurait  plus  eu  pour  ressource  que  de  se  plier  définitivement  à  sa 
de:stinée,  et  TAIIemagne,  pour  témoigner  à  M.  de  Bismarck  sa 
reconnaissance  de  l'avoir  allégée  du  poids  des  dépenses  militaires 
qui  l'écrase,  eût  été  trop  heureuse  de  lui  donner  carte  blanche  pour 
dépecer  à  sa  guise  le  «  pays  d'empire  »  et  rayer  jusqu'au  nom 
d'Alsace-Lorraine  du  catalogue  des  questions  européennes. 

Le  programme  était  vraiment  beau,  car  il  ne  tendait  à  rien  moins 
qu'à  retourner  de  la  façon  la  plus  inattendue,  au  profi